Armée de Terre : l’IA dans l’analyse après l’action
L’intelligence artificielle (IA), présente à tous les niveaux de la chaîne de commandement, facilite la gestion des systèmes robotiques sur le champ de bataille. Sa contribution à l’analyse d’une opération permettra d’anticiper les réactions de l’ennemi et les dysfonctionnements des matériels.
L’impact de l’IA sur le commandement militaire a fait l’objet d’une journée d’études organisée, le 28 septembre 2023 à Paris, par la chaire IA du Centre de recherche Saint-Cyr Coëtquidan (CReC) et le groupe Nexter (architecte et systémier intégrateur pour les forces terrestres) avec la participation de Naval Group (construction navale de défense). Y sont notamment intervenus : Éloïse Berthier, chargée de recherche à l’École nationale supérieure des techniques avancées de Paris ; Ariane Bitoun, recherche et innovation au MASA Group (IA et robotique de défense) ; le capitaine de corvette Pierre Appéré, État-major de la marine ; Nicolas Ciaravola, recherche et développement chez Naval Group.
Modéliser l’ennemi. Une meilleure connaissance de l’ennemi permettra de définir son mode d’action selon une situation donnée et d’améliorer la qualité de la réflexion tactique, indique Éloïse Berthier. La première approche porte sur sa doctrine, à savoir l’ensemble de règles qu’il va suivre a priori. Par exemple, face à une rébellion armée, la riposte peut revêtir un caractère coercitif imposant un rapport de force local supérieur à 3 contre 1. En outre, le rapport d’influence à assurer pour lancer ce type d’action s’établit à 20 loyalistes pour 1 rebelle. Toutefois, la doctrine ne se partage pas librement, évolue, s’adapte à l’adversaire et cherche l’effet de surprise. La seconde approche concerne les données de l’expérience. Par exemple, au cours des vingt dernières années et dans des situations similaires, l’ennemi a attaqué 9 fois sur 10 sur le flanc opposé à un cours d’eau. Cet apprentissage automatique évite de formaliser explicitement des règles de doctrine mais dépend de la représentativité limitée des données du passé. Celles-ci proviennent des comptes rendus de batailles reconstitués par des historiens, du renseignement ou de sources ouvertes (images satellites et réseaux sociaux) et de la numérisation du champ de bataille (données enregistrées en temps réel pour chaque véhicule, soldat ou équipement). Elles peuvent servir pour l’entraînement ou la simulation. Les algorithmes du « wargame » (jeu de guerre) enregistrent les parties jouées, notamment sur le simulateur tactique « Soult », exploitent ces données pour générer un adversaire optimal, face aux joueurs humains, et permettent, par itération (répétition du processus), de découvrir des solutions originales. Dans le combat collaboratif, l’IA aide aux très fréquentes décisions à prendre simultanément sur de nombreux agents et peut automatiser le contrôle d’un essaim de drones aériens, maritimes ou terrestres. Enfin, elle permet de découvrir des solutions efficaces pour un problème nouveau (simulation) et de dépasser la saturation des capacités cognitives humaines en combat de haute intensité.
Raconter et confronter. Les outils informatiques visent à faciliter le « debriefing » collaboratif des sessions d’entraînement et l’analyse de situations réelles, explique Ariane Bitoun. Ils structurent et filtrent les comptes rendus opérationnels souvent touffus, identifient les réactions complexes et explorent celles qui paraissent possibles. L’outil 3A (analyse après action) du système de simulation opérationnelle Soult permet d’accéder à la situation tactique globale et détaillée, à la chronologie des événements et aux indicateurs de terrain. Ainsi son graphe narratif permet de comprendre l’évolution dynamique de la situation à partir de simplifications et d’extraits des comptes rendus. Il met en relation causale des évènements (missions, déplacements, dégâts et détections) issus de la simulation. Par exemple, des dégâts sont causés par des tirs ou des zones minées, un déplacement résulte d’une mission et provoque une détection. Simples ou très complexes, les graphes narratifs permettent trois choses : expliquer le vécu d’une unité ; comprendre le rôle de toutes les unités impliquées dans une phase ou un échange de tirs ainsi que leur contexte ; visualiser le rôle de toutes les unités dans la manœuvre ; évaluer leur importance dans le dispositif, car une mission peut entraîner ou non des conséquences. Par ailleurs, Soult inclut des calques de synthèse pour observer le contexte tactique global. Ses calques de projection servent à l’analyse « contrefactuelle » (qui contredit les faits) à chaud. Un exemple de scénario de simulation présente les manœuvres de la partie entraînée « Bleue » et de la partie ennemie « Rouge » dans l’Est de la France. La manœuvre de la partie « Bleue » consiste à conquérir une zone comprise entre les lignes L1 et L2 définies géographiquement, en neutralisant tout ennemi, et à livrer une ligne de débouché sur la L2. La partie « Rouge » a installé deux bataillons sur sa ligne de défense et des réseaux d’obstacles minés entre la Meuse et sa ligne de défense. En position défensive, elle veut interdire les accès Ouest de Metz, tout en essayant de défendre la base aérienne d’Étain. La patrouille d’éclairage « Bleue » 224 se déplace et rencontre l’unité « Rouge » 509 deux minutes plus tard. Les deux unités se détectent mutuellement, échangent des tirs et se créent des dégâts réciproques. Il apparaît que la patrouille « Bleue » 224 sera détruite une heure plus tard dans un échange de tirs n’impliquant pas l’unité « Rouge » 509. Un hélicoptère « Bleu » repère 22 unités « Rouges ». Une unité « Rouge » d’artillerie sol-air le détecte, lui tire dessus et le détruit. Donc, il a manqué de renseignement de terrain, car il n’aurait pas dû pénétrer dans cette zone.
Tirer profit de la donnée. Dans la Marine nationale, l’IA permet de capter la donnée, de la valoriser et de la mettre en ligne, explique le capitaine de corvette Appéré. Il a cité l’exemple de l’opération « Agapanthe 10 » (octobre 2010-février 2011), quand le groupe aéronaval (GAN) a été déployé en Méditerranée orientale, en mer Rouge et dans le golfe Arabo-Persique. Outre les exercices « White Shark » avec l’Arabie saoudite, « Varuna » avec l’Inde et « Big Fox » avec les Émirats arabe unis, le GAN a apporté un appui aux opérations de la Force internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan (coopération avec le GAN américain sur zone) et aux opérations de lutte contre la piraterie dans le détroit de Bab el-Mandeb. Outre le porte-avions, le GAN se compose de 3 frégates (2 anti-sous-marine et 1 de défense aérienne), 1 avion de guet aérien Hawkeye, 1 sous-marin nucléaire d’attaque et 1 pétrolier ravitailleur. Le programme « Artemis.ia » analyse les données sur les effets recherchés par le déploiement du GAN aux niveaux stratégique, opératif et tactique. Sur le plan stratégique, cela permet d’effectuer des démonstrations de matériels à l’étranger, qui faciliteront leur exportation. Sur le plan opératif, cela permet de concrétiser les partenariats, produire l’effet recherché et mettre en œuvre des armes sur un théâtre d’opérations. Sur le plan tactique, le GAN évolue en totale liberté sans être gêné par des pays compétiteurs ou des mercenaires perturbateurs… mais en tenant compte des conditions météorologiques (le vent). L’IA permet de récupérer tous les textes relatifs aux opérations et aux entraînements précédents. Sur chaque navire, un système de management de projet permet de connaître son état de santé et surtout la validité de son système de combat.
Conception des systèmes. L’arrivée de l’IA influence la conception des systèmes, estime Nicolas Ciaravola. Sur le plan opérationnel, l’IA portera sur l’optimisation économique d’une force navale pour obtenir le meilleur effet militaire. Sur le plan fonctionnel, l’homme reste dans la boucle C2 (commandement et contrôle). Sur le plan logique, l’IA devra inspirer confiance et pourra participer à la prise de décision collective (centralisation ou répartition).
Loïc Salmon
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