Défense : les forces morales, patriotisme et mémoire

Face à l’évolution de l’environnement stratégique, les forces morales permettent d’affronter l’incertitude. « L’esprit de défense », prise de conscience du citoyen sur les enjeux de défense nationale, implique une culture et une mémoire de l’engagement au service de la nation.

Les forces morales ont fait l’objet d’un colloque organisé, le 15 janvier 2024 à Paris, par le Centre de recherche de Saint-Cyr Coëtquidan (CReC). Y sont notamment intervenus : le général Guillaume Couëtoux, zone de défense et de sécurité Ouest ; Martine Cuttier, Université de Toulouse 3 ; la capitaine ® Aude Nicolas, délégation au patrimoine, État-major de l’armée de Terre.

Le soldat. Aux capacités physiques et intellectuelles du soldat, il convient d’ajouter la conscience, souligne le général Couëtoux. Nourri par ses racines et ses héritages, le soldat se trouve tiré vers le haut grâce aux valeurs et aux vertus qui animent le sens donné à sa mission. La force morale du guerrier dépend aussi de ses appartenances, des influences qui s’exercent sur lui, notamment la guerre informationnelle, et de ce que la technologie peut lui apporter. La sensibilisation aux enjeux de défense par les armées vise les élus et représentants de l’État, les associations, le monde économique et la jeunesse. Les menaces internes et externes ont fait prendre conscience de la nécessité d’éduquer les futurs enseignants en matière de défense, au sein des écoles de formation du ministère de l’Éducation nationale. La force morale du soldat et des forces armées n’existe pas sans celle de toute la nation et vice-versa, précise le général. Pendant une trentaine d’années, l’expression « lien armée-nation » a distillé et entretenu un malentendu laissant croire que l‘armée et la nation peuvent constituer deux entités distinctes devant simplement dialoguer entre elles et que la défense de la nation était uniquement assurée par les armées. La formule « défense de la nation par la nation », où s’immisce la notion de confiance, semble plus efficace. La réappropriation de l’esprit de défense et des forces morales par la société se manifestera quand les militaires n’auront plus besoin de les transmettre et se concentreront sur leurs missions, tout en témoignant de ce qu’ils font et de ce qu’il les anime. Les familles constituent les charnières essentielles entre les militaires et la société civile, en vue du partage de la fierté de s’engager et de servir la nation jusqu’à la mort, s’il le faut. Le ministère des Armées investit massivement dans l’accueil des familles dans les nouvelles garnisons successives, le logement, les transports, l’emploi du conjoint, les stages à trouver dans des environnements nouveaux, les places dans les crèches et la continuité des parcours de soins. Les nombreuses conventions signées entre le ministère des Armées et les entreprises expriment une prise de conscience de la nécessité de renforcer l’attractivité du métier militaire dans une période de bascule stratégique. Le général Couëtoux conclut en citant le philosophe grec Aristote (384-322 avant J.-C.) au sujet de la force morale du soldat : « Le courage ne se découvre pas sur les champs de bataille, mais il est le fruit d’une disposition cultivée peu à peu ».

L’hommage aux morts au combat. La nation exprime sa reconnaissance aux soldats morts en opération extérieure pour le bien commun par un hommage solennel avec les honneurs militaires, explique Martine Cuttier. Une première cérémonie se déroule sur le lieu du décès puis à l’aéroport avant le rapatriement des corps en France. A Paris, tout commence le matin ou en raison du décalage horaire, en présence des familles, de cadres de l’unité où ils ont servi, de l’aumônier et de l’assistante sociale. Le fourgon mortuaire est escorté par des motocyclistes de la Garde républicaine jusqu’à l’Hôtel national des Invalides. L’Association du soutien à l’armée française et d’autres organisations se sont mobilisées pour qu’un cortège accueille les cercueils. De son côté, l’État-major des armées a pris l’initiative d’inviter les Français à leur rendre hommage lors du passage sur le pont Alexandre III, comme cela se pratique depuis longtemps aux États-Unis, en Grande-Bretagne et au Canada. Par sa présence aux Invalides, la foule manifeste son soutien à l‘armée de métier, au nom du lien entre l’armée et la nation et pour le moral de troupes. Certaines cérémonies aux Invalides sont présidées par le président de la République en présence de membres du gouvernement et des autorités militaires, civiles et religieuses. Le président prononce l’éloge funèbre et décerne la Légion d’honneur à chaque mort pour la France, promu au grade supérieur pour la circonstance. Puis les cercueils, portés par des soldats de l’unité concernée, quittent la cour d’honneur au rythme de la marche funèbre de Chopin. Un ultime hommage est rendu à la garnison de l’unité endeuillée. Depuis l’attentat terroriste de l’immeuble du Drakkar qui a tué 58 parachutistes à Beyrouth en 1983, à chaque éloge de gratitude, les présidents successifs mettent l’accent sur les valeurs de la France, à savoir la paix, la liberté, la démocratie et la souveraineté de son peuple. La tombe du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe à Paris (photo) constitue le meilleur symbole de la longue liste de héros qui ont donné leur vie pour la défense de la France. Pourtant, estime Martine Cuttier, le terme de « héros » semble compliqué pour les militaires qui pensent que les morts pour la France n’ont fait que leur devoir. En revanche, la relative indifférence des médias est mal ressentie par ceux qui attendent la considération, la solidarité et l’attention de la nation qui leur a délégué le droit à l’usage de la force pour l’intérêt général. Après la guerre d’Algérie (1954-1962), l’idée d’un monument aux morts pour la France en opérations extérieures (sans déclaration de guerre par le Parlement) émerge en 2011. Un mémorial interarmées est finalement inauguré à Paris le 11 novembre 2019.

Le patrimoine militaire. L’histoire de l’art et du patrimoine militaires constituent des vecteurs de l’appropriation des forces morales, estime la capitaine Nicolas. Dans leurs œuvres, les artistes ont voulu exprimer la bravoure et l’esprit de sacrifice. Il s’agit de conserver le souvenir des vertus des héros et de les ériger en modèles de célébration pour la postérité. Depuis le XVIIème siècle, la production artistique sur la thématique militaire porte sur la recomposition imaginaire d’un événement ou la recherche d’exactitude, choix des peintres et des sculpteurs. Le peintre va sélectionner l’essentiel de la bataille. Dans le cas d’un bas ou d’un haut-relief, le sculpteur va pousser la synthèse sur un personnage ou un groupe en privilégiant un moment important en fonction de valeurs à transmettre et relevant des forces morales. Ainsi sur l’Arc de Triomphe à Paris, la représentation de la résistance en 1814 dépasse le personnage et l’événement historique pour exprimer le courage, l’abnégation, l’esprit de sacrifice et la volonté de vaincre. Tout monument commémoratif prend en compte la notion d’exemplarité. Ainsi, la bataille du pont d’Arcole (1796), représentée aussi sur l’Arc de Triomphe, montre Napoléon Bonaparte brandissant un drapeau pour galvaniser ses troupes. Le jeune tambour André Estienne, qui avait franchi le torrent à la nage sous le feu de l’ennemi, a permis d’accélérer la victoire. Un monument à sa gloire érigé à Cardenet, sa ville natale, symbolise la jeunesse engagée et l’élan patriotique. La Troisième République réhabilite l’image de l’épopée impériale avec les commandes de grands tableaux des batailles d’Austerlitz (1805) et d’Iéna (1806). La représentation de la charge des cuirassiers, lors des batailles de Reichshoffen, de Fréjus et de La Chapelle (1870), souligne la priorité de la résilience autour des notions de courage et de sacrifice. A l’exemple de la galerie des batailles créée par Louis-Philippe au château de Versailles, des salles d’honneur sont ouvertes dans les régiments et ornées de tableaux rappelant leurs hauts faits. L’œuvre d’art, même ancienne, véhicule des valeurs intemporelles et consolide la cohésion autour d’un héritage commun.

Loïc Salmon

Défense : les forces morales, histoire et culture

Défense : les forces morales, la nation et son armée

Défense : la mort, au cœur de la singularité militaire




Défense : les forces morales, la nation et son armée

Israël a riposté militairement à l’agression terroriste de l’organisation islamiste palestinienne Hamas du 7 octobre 2023. Son armée, constituée essentiellement de conscrits et de réservistes, s’appuie sur la cohésion nationale, principale force morale d’un pays démocratique menacé.

Les forces morales ont fait l’objet d’un colloque organisé, le 15 janvier 2024 à Paris, par le Centre de recherche de Saint-Cyr Coëtquidan (CReC). Y sont notamment intervenus : le général de corps d’armée Bruno Baratz, chef du Commandement du combat futur ; Jean Tenneroni, contrôleur général de armées (2 S) ; Clara Sueid, Institut de recherche biomédicale des armées ; le chef d’escadrons Erwan de Legge de Kerlean, Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan.

Des aspects militaire et stratégique. La guerre, confrontation de deux sociétés et de deux volontés, s’articule entre le peuple, les forces armées et le gouvernement, souligne le général Baratz. Le renforcement des forces morales de la nation constitue un sujet d’intérêt militaire, car les armées expriment l’ordre social dont elles émanent. L’ardeur des combattants reste intimement mêlée à la psyché collective de ceux qu’ils protègent. Une nation, qui aurait perdu tout esprit de défense, devrait disparaître, faute de défenseurs. Au centre de l’efficacité opérationnelle, les forces morales des soldats leur permettent d’affronter la violence des combats avec le pouvoir exorbitant de donner la mort. L’acceptation de risquer leur vie repose sur la certitude de leur engagement. En France, la suspension du service national et la bascule vers une armée de métier ferment la parenthèse de la nation en armes et des citoyens soldats, sous l’influence des dividendes de la paix après l’implosion de l’Union soviétique en 1991. L’attaque de la Russie contre l’Ukraine, le 24 février 2022, marque, pour la France, la fin des engagements militaires choisis. Sa première ligne de défense réside dans ses citoyens attachés à leur pays et à sa préservation. Sur le plan des moyens militaires, les applications parfois inattendues des innovations du domaine civil peuvent apporter un appui technique, par exemple l’importance prise par les drones. Toutefois, jamais une machine, quel que soit son degré d’autonomie décisionnelle, ne pourra assumer la responsabilité des destructions causées. En outre, l’homme adaptera ses modes d’actions pour la contourner. De plus, l’esprit de résistance se dresse inexorablement au sein des communautés humaines face à un occupation territoriale ou une oppression étrangère. Un document du chef d’État-major des armées, daté de juillet 2023, précise quatre champs d’action des militaires. Le champ physique vise à améliorer la puissance et la rusticité du corps pour développer l’endurance et la résistance dans le champ physiologique. Le champ psychologique permet d’absorber les chocs de la violence de la guerre dans un champ de bataille rendu plus dangereux par sa transparence. Enfin, le champ métaphysique donne du sens à l’action.

Les paramètres du moral. L’action matérielle du combat se distingue de sa puissance de destruction et de son action morale, à savoir la crainte qu’il inspire et la peur, explique Jean Tenneroni. D’une manière générale, différents paramètres affectent le moral des troupes : différences des champs de bataille liées à la température, aux intempéries, à l’altitude, à la végétation et à l’urbanisation ; état physique des combattants, faim et soif ; marche en avant, retraite ou attente ; isolement ou encerclement ; horreurs du champ de bataille ; usure, guerre des nerfs consécutive aux conflits de longue durée ; blessés et morts parmi les camarades. Des composantes plus profondes entrent en jeu : différences selon les milieux (terre, air et mer), l’arme et le poste de combat ; différences entre les personnalités, les sexes, les milieux d’origine et les cultures ethniques ; volonté de vaincre à tout prix ; patriotisme, traditions et éducation morale ; confiance dans le matériel, les chefs et les camarades. Or la prééminence du facteur technique tend à effacer les forces morales. Après la guerre d’Algérie (1954-1962), les armées françaises ont été réorganisées autour de la dissuasion nucléaire. Le militaire est devenu un technicien, servant d’une arme et qui risque moins sa vie, notamment le pilote de drone tueur très loin de sa cible. Pourtant, les forces morales resurgissent avec la guerre en Ukraine. L’ardeur, la combativité et la résilience démultiplient l’efficacité et catalysent l’énergie. Les forces morales s’étendent à la nation face aux grands chocs causés par la guerre extérieure, le terrorisme de masse, les émeutes intérieures et la pandémie. Le dispositif actuel les entretient par le soutien symbolique aux armées via les défilés, les hommages nationaux et les cérémonies militaires. S’y ajoutent les recrutements de militaires d’active et de réserve et les actions des institutions pour renforcer le lien entre les armées et la nation.

La nécessaire voix du chef. La parole transmet un message rapidement compréhensible, efficace et détaillé, mais la communication du commandement doit aller au-delà des mots, explique Clara Sueid. Selon des expérimentations conduites en 2012, 2017, 2019 et 2022, la perception de l’autorité se manifeste via le timbre de la voix, dont la modulation permet de transmettre autorité et compétence. Il s’agit de comprendre l’information non verbale présentée par la voix, à savoir les émotions de calme ou de peur. La perception d’un chef, homme ou femme, passe donc par le timbre de sa voix. Il est en effet possible d’inspirer confiance par la voix…en moins d’une seconde ! Des études entreprises en 2021 montrent que l’intelligence artificielle pourrait reconnaître et synthétiser des émotions dans un futur proche, mais les êtres humains préfèrent parler avec quelqu’un comme eux plutôt qu’avec un robot. La contribution de la voix aux forces morales subit des contraintes. Ainsi sa dégradation affecte la compréhension pour des raisons acoustiques (bruit et filtrage par la radio), auditives ou cognitives (communications multiples sous casque). La surcharge cognitive apparaît quand le cerveau reçoit trop d’informations à traiter. Toutefois, le « son 3D », mis au service des forces morales, améliore la compréhension des messages radio et diminue la charge cognitive. Il restitue l’écoute naturelle, non pas en stéréo mais en trois dimensions.

Le vécu du terrain. Le métier militaire, basé sur des relations humaines, se travaille au quotidien, rappelle le chef d’escadrons de Legge de Kerlean. La connaissance des camarades passe par l’émotion, transmise par les gestes, le regard et la voix. La technologie déportant le combat, la voix reste le seul lien entre le subordonné et son chef. Celui-ci, situé parfois à des dizaines de kilomètres, va comprendre l’état de la situation tactique via l’émotion du subordonné, manifestée par un petit bégaiement ou un changement radical de vocabulaire lors d’un accrochage avec l’adversaire. Le déclenchement d’une embuscade provoque un effet de sidération qui fige les combattants. Le silence radio immédiat libère le réseau prioritaire du chef lointain, qui donne des ordres simples et rassurants pour sortir très vite de sa torpeur le subordonné qui se ressaisit, parce qu’il reconnaît la voix. Cette communication, émotions comprises, permet de débloquer des situations et d’enrichir le compte rendu de l’action. En fait, les militaires apprennent à maîtriser leur stress pour pouvoir remplir leur mission. Mais masquer ses émotions comporte le risque d’en faire trop au cours de la mission et…de ne pouvoir la remplir complètement. Dans un hélicoptère, l’équipage capte de nombreux réseaux radio, parfois difficiles à discriminer. La technologie permet d’éviter cette surcharge et d’identifier tout de suite le bon interlocuteur. Le commandant de bord y gagne en efficacité. Lors de l’entraînement, certains chefs ayant vécu des situations similaires suscitent immédiatement la confiance parmi leurs subordonnés, qui éprouvent un « sentiment de liberté pour exécuter les ordres ».

Loïc Salmon

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Défense : les forces morales, histoire et culture

Le conflit déclenché le 24 février 2022 par la Russie contre l’Ukraine marque le retour de la guerre de haute intensité aux portes de l’Europe. La résilience d’une nation repose notamment sur ses forces morales, à savoir la cohésion nationale et la solidarité entre civils et militaires.

Les forces morales ont fait l’objet d’un colloque organisé, le 15 janvier 2024 à Paris, par le Centre de recherche de Saint-Cyr Coëtquidan (CReC). Y sont notamment intervenus : Axel Augé, directeur de l’Observatoire des forces morales à l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan ; Davye Cesbron, École des hautes études en sciences sociales ; la capitaine Morgane Barey, chef du département Histoire au CReC .

Construire, transmettre et mobiliser. Les chercheurs doivent produire des savoirs et discuter avec la communauté militaire pour servir la préparation au combat futur des forces armées et de la population civile à l’arrière du front, indique Axel Augé. Les réflexions en cours préparent les armées à gagner la guerre avant la guerre, grâce à la solidarité entre les militaires et les civils face aux risques. Les efforts de la nation et des armées pour préparer l’appareil de défense à la guerre de haute intensité deviendraient inutiles, faute d’une information suffisante des enjeux de défense auprès de la population et de sa mobilisation dans les choix pour la défense du pays. Les forces morales se déploient lorsque le soldat ou le civil se sent appartenir à l’entité qu’il défend et pour laquelle il combat, à savoir la patrie. Celle-ci part de la famille et du groupe de combat pour atteindre la nation, la société et ses valeurs. Les forces morales tiennent du sentiment d’appartenance, d’attachement et d’enracinement qu’il convient de densifier dans la nation. Une nation ne se défend que si elle le veut et s’aime suffisamment pour se défendre. L’attachement émotionnel démultiplie les forces morales, qui reposent au départ sur la capacité individuelle pour agir et le sentiment collectif pour résister. Selon un sondage de l’IFOP de novembre 2023, 89 % des Français attribuent une considération positive aux armées, à ses valeurs et à son efficacité. L’engagement doit s’ajouter à ce soutien essentiel. Outre les armées, plusieurs acteurs publics participent à la défense. Ainsi, dans un contexte d’exception, un fonctionnaire peut être placé en disponibilité pour y servir. Un chef d’entreprise peut faciliter l’engagement de ses employés dans la réserve. Les collectivités territoriales peuvent encourager des temps de réserve pour leurs personnels. L’Éducation nationale sensibilise la jeunesse aux enjeux de défense par des dispositifs spécifiques, qui révèlent parfois des vocations militaires.

Les prisonniers de guerre de 1914-1918. Selon Davye Cesbron, les forces morales résultent de références communes permettant à différentes personnes de faire un front commun devant l’adversité. Dans une circonstance exceptionnelle, la survie individuelle et collective repose sur le dépassement de soi pour atteindre un objectif commun. Pendant la première guerre mondiale, les 2,5 millions de prisonniers alliés en Allemagne ont constitué des « petites patries » dans leurs camps. Ils se sont regroupés autour de références communes, issues d’un passé commun, et ont adopté de nouvelles références, afin de créer une nouvelle patrie et mettre à l’épreuve des forces morales pour continuer à combattre l’ennemi commun. Ainsi, les compétitions sportives dans les camps ont renforcé les cohésions nationales et diffusé une meilleure connaissance entre alliés. D’un corpus de nombreuses chansons, 35 récits publiés et 2.000 comptes rendus d’interrogatoires, il ressort que le choc de la déportation en Allemagne équivaut à un déracinement. En effet, pendant les premiers mois de captivité, les prisonniers de guerre sont mal logés sous des tentes et souffrent de la faim. Ils ont conscience que les combats dans les tranchées continuent, que leurs mères et épouses doivent subvenir elles-mêmes à leurs besoins et s’occuper des champs ou de la boutique. Deux choix s’offrent aux prisonniers, dont certains le resteront quatre ans loin de leur pays. Le premier consiste à ne rien faire dans l’attente déprimante des jours qui se suivent indéfiniment. Le second choix porte sur l’organisation d’une nouvelle société entre les baraquements, où l’arrivée des colis pallie, en partie, les besoins en nourriture. Les prisonniers se réapproprient leur pays par l’écriture de chansons et la rédaction de journaux intimes mais aussi collectifs multilingues et par la création d’orchestres et l’élaboration de pièces de théâtre. Sous couvert d’humour, il s’agit de prendre l’ascendant sur les geôliers allemands. Anglais, Belges, Français et Italiens participent à ces activités. Une fois bien ancré le sentiment d’appartenance à une même société, les prisonniers passent à l’action. La mise en œuvre de plans d’évasion, pour ceux affectés à des camps de travail proches de la frontière néerlandaise, nécessite un travail d’équipe (fournitures de cartes et de boussoles) et la participation active d’autres détenus. Une autre participation concerne le recueil de renseignement sur les usines d’armement allemandes, où travaillent des prisonniers alliés, transmises au Commandement français, via les Pays-Bas puis la Grande-Bretagne. S’y ajoute le sabotage par des matières inflammables dissimulées dans des colis destinés aux prisonniers. Le contre-espionnage allemand a « acheté » des fonctionnaires civils ou accordé un traitement de faveur à certains prisonniers. Toutefois le recrutement est resté limité. Ainsi parmi les 13.342 Français internés au camp de Friedrichsfeld, 11 « mouchards » (0, 08 %) ont été repérés. Démasqués, les « traîtres à la petite patrie » sont mis au ban de leur « société », dénoncés aux autorités françaises après l’armistice puis jugés par un tribunal militaire.

L’armée française en 1940-1944. Après la première guerre mondiale et durant les années 1930, la « formation morale » et « l’éducation morale » l’emportent sur la « force morale », explique la capitaine Barey. Le règlement d’infanterie de 1940, encore en vigueur en 1944, insiste sur le développement de la force d’âme du soldat. Elle doit exalter le patriotisme et l’esprit de sacrifice, inspirer la confiance, faire comprendre la nécessité de la discipline et développer le sentiment du devoir et de la camaraderie. Après la défaite de 1940 face à l’Allemagne, le régime de Vichy conclut qu’elle ne résulte pas de fautes tactiques ni techniques mais d’une cause d’ordre moral. Pour redresser l’armée et la nation, il décide de porter l’instruction sur la formation du chef, la psychologie du combattant, l’exaltation du fait d’armes ou le culte du héros. Le régime accorde une large place à la discussion pour évoquer l’honneur, l’honnêteté, le patriotisme, l’amour de la famille, l’idéal du foyer, la fraternité ou le sacrifice. De son côté, le général de Lattre de Tassigny, commandant l’armée d’Afrique, considère les forces morales comme un facteur de succès primordial et entend faciliter la mutation d’une armée marquée par la défaite en forgeant un outil et des hommes orientés vers la volonté de vaincre. Le débarquement des forces alliées en Afrique du Nord en 1942, marque la dissolution de l’armée de l’armistice, l’invasion de la zone Sud de la France par la Wehrmacht et le retour de l’armée française dans les combats. Il s’ensuit, le 31 juillet 1943, une difficile fusion en une seule armée de deux entités opposées, à savoir les Forces françaises libre du général de Gaulle et l’ancienne armée d’armistice fidèle au maréchal Pétain. A cette armée régulière basée en Afrique Nord, vont s’amalgamer les mouvements de résistance intérieure répartis sur le territoire métropolitain et faiblement coordonnés. La refonte de l’armée française, amorcée par la reprise des combats sur le territoire national, s’accompagne de la nécessité de refaire corps. Mais les réductions de son format et de ses moyens financiers à partir de 1945 vont l’affecter dès le début de la guerre d’Indochine, où sera mis en avant l’importance du moral des troupes.

Loïc Salmon

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Stratégie : l’importance pérenne du groupe aéronaval

Gigantesque réservoir de ressources et espace majeur de communications, la mer est devenue un espace d’actions diplomatiques et militaires avec la guerre informationnelle. Grâce à son allonge, le groupe aéronaval (GAN) y produit des effets cinétiques et immatériels.

Le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’État-major des armées (CEMA), s’est exprimé sur ce sujet à l’occasion de la conférence navale organisée, le 25 janvier 2024 à Paris, par l’Institut français de relations internationales.

Selon l’Institut du Pacifique, le parc des porte-avions, en service dans le monde en 2022 et en construction, s’établit ainsi : États-Unis, 11 en service et 3 en construction ; Chine, 2 en service et 1 en construction ; Inde, 2 en service et 1 en construction ; Italie, 2 en service et 1 en construction ; Grande-Bretagne, 2 en service et aucun en construction ; France, 1 en service et 1 en construction ; Espagne, 1 en service et aucun en construction ; Russie, 1 en service et aucun en construction ; Japon aucun en service mais 2 en construction.

La conflictualité aujourd’hui. Le modèle opérationnel a changé, explique le CEMA. L’ordre international, fondé sur le droit, se trouve remis en cause par la désinhibition dans l’emploi de la force dans tous les milieux, y compris l’espace maritime. Les attaques des rebelles houthis au Yémen contre les navires marchands ont entraîné un déroutement d’une partie du trafic du canal de Suez et de la mer Rouge. La dynamique de la force provoque une escalade dans les moyens et la recherche d’une létalité importante, notamment par les drones navals suicides. En mer Noire, des dizaines de navires russes ont été touchés par des attaques asymétriques. La liberté de navigation, autrefois respectée bon gré, mal gré, se trouve remise en cause. Par ailleurs, la compétition, état normal des relations internationales aujourd’hui, se manifeste en permanence en matière de sécurité et dans les domaines politique, diplomatique, culturel, sportif et informationnel. Elle s’exacerbe dans les espaces communs que sont le champ informationnel et la mer où le GAN envoie des signaux très forts. Dans les actions hybrides, peu régulées et difficilement observables, les flottilles de surveillance chinoises dans la zone Indopacifique, qui n’existent pas officiellement, constituent un important système de maillage. La compétition apparaît aussi dans l’utilisation du droit pour territorialiser la mer. Cet espace commun, auparavant appartenant à tous et donc répondant à des règles, est vu aujourd’hui comme n’appartenant à personne. En conséquence, le premier compétiteur qui se l’approprie en jouira finalement. L’emploi de la force permettra, éventuellement, d’obtenir des ressources, conquérir des zones et imposer sa présence par sa puissance technologique. En outre, le changement climatique se manifeste surtout sur les océans avec la montée des eaux et le nombre croissant de cyclones. Ainsi dans la zone Indopacifique, les exercices navals avec les Marines partenaires présentes sont moins militarisés dans le contexte de la rivalité Chine-États-Unis, mais davantage tournés vers les conséquences du changement climatique (actions humanitaires). Ensuite, les champs de bataille, y compris maritimes, se trouvent bouleversés. Pendant une trentaine d’années, les guerres, choisies, résultaient de décisions politiques, qui en maîtrisaient assez bien le tempo et l’intensité. La supériorité opérationnelle existait ponctuellement dans l’espace terrestre en raison de l’absence de moyens aériens des adversaires, à part des systèmes de défense sol-air très basiques. Le GAN a participé à la projection de puissance de feu pendant les guerres en Afghanistan et dans le Nord-Est de la Syrie. Aujourd’hui, la guerre s’est imposée à l’Ukraine qui, si elle la perd, disparaît en tant que nation. En mars 2022, déployé en Méditerranée orientale, le GAN se préparait à porter le feu chez l’adversaire. En janvier 2024, il se trouve à quelques milles marins d’un navire russe, désormais adversaire et encore plus impliqué dans ses missions qu’auparavant.

Menaces futures et moyens. Chercher à conserver une supériorité permanente dans un espace ou un ensemble d’espaces est devenu un objectif hors de portée, estime le CEMA. En revanche, il faut être capable d’imposer sa volonté dans un espace donné et pour une durée donnée…que permet le GAN ! La transparence du champ de bataille, y compris dans les airs, constitue un défi permanent. La guerre en Ukraine souligne la nécessité de la disponibilité des moyens, à savoir la logistique et les munitions. Le spectre des nouvelles menaces inclut les missiles hypervéloces, les essaims de drones, les attaques cyber et les systèmes de déni d’accès, qui peuvent aller très loin et impacter la zone d’opérations. Il s’agit d’imaginer des contre-mesures et des modes d’action pour s’en protéger, mais aussi utiliser ces moyens pour peser sur les dispositifs et les volontés adverses. Au cours des dernières décennies, les armées françaises ont misé sur la haute technologie, qui leur a évité le déclassement. Une guerre imposée nécessite une soutenabilité dans le temps qui ne dépend pas uniquement des armes de haute technologie, très coûteuses et difficiles à maintenir en condition opérationnelle. Il faudra aussi conserver des armes pour user l’adversaire sans avoir à utiliser des armes de décision, probablement de plus haute technologie et onéreuses. Par ailleurs, l’intelligence artificielle générative va influencer le champ informationnel et la capacité à planifier et conduire des opérations. Mais, elle permettra de lever beaucoup plus d’incertitudes grâce à la simulation, d’imaginer et de tester des possibilités plus rapidement en laissant le cerveau de l’homme décider. Ce dernier disposera de davantage de données et risquera moins de se tromper dans la décision qu’il prendra. S’y ajoutent la révolution quantique (l‘infiniment petit), les systèmes capables d’évoluer et la connectivité résiliente. En effet, il sera difficile de maintenir une supériorité forte et permanente dans le domaine de la connectivité. Il va falloir travailler en mode très dégradé et mettre en place un système avec des moyens très hauts dans le ciel et en surface, afin d’acquérir l’hyper-connectivité qui constitue l’un des facteurs permettant de conquérir la supériorité dans un espace donné à un moment donné. La soutenabilité sur le long terme inclut la loi de programmation militaire de cinq ans et le GAN, objet du temps long dans sa conception et son emploi.

L’espace maritime. Le GAN concentre toute la puissance de feu sur une très petite surface, rappelle le CEMA. Il affiche la détermination de la France à s’engager dans un conflit de haute intensité. Il constitue aussi une arme du champ informationnel, où se gagne la guerre avant la guerre. L’embarquement de la force d’action navale nucléaire sur le porte-avions Charles-de-Gaulle lui donne une dimension supplémentaire. Sur le plan opérationnel, le porte-avions permet une projection de puissance de feu vers la terre depuis la mer, espace à maîtriser car la menace se trouve à la surface et sous la surface. Il a donc été déployé pour influer sur les opérations terrestres au Kosovo, en Libye, en Afghanistan et en Irak, sans pour autant qu’une composante militaire puisse gagner la guerre à elle toute seule. En outre, l’action de la mer vers la mer, volet de la haute intensité qui redevient d’actualité, implique une confrontation avec un adversaire du même niveau. Le porte-avions doit créer ou contribuer à créer une bulle d’hyper-supériorité, locale et temporaire, pour produire des effets. Par exemple, là où divers pays affirment exagérément leur souveraineté, il peut trouver des chemins d’accès pour la contourner. Indispensable pour mener une action amphibie, il contribue à une opération vers la terre. Enfin, le GAN devient un facteur d’intimité stratégique avec l’intégration d’unités alliées dans son escorte, car la simultanéité des crises nécessite de combattre ensemble.

Loïc Salmon

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Stratégie : les menaces sans frontières d’aujourd’hui




Armée de Terre : l’IA dans l’analyse après l’action

L’intelligence artificielle (IA), présente à tous les niveaux de la chaîne de commandement, facilite la gestion des systèmes robotiques sur le champ de bataille. Sa contribution à l’analyse d’une opération permettra d’anticiper les réactions de l’ennemi et les dysfonctionnements des matériels.

L’impact de l’IA sur le commandement militaire a fait l’objet d’une journée d’études organisée, le 28 septembre 2023 à Paris, par la chaire IA du Centre de recherche Saint-Cyr Coëtquidan (CReC) et le groupe Nexter (architecte et systémier intégrateur pour les forces terrestres) avec la participation de Naval Group (construction navale de défense). Y sont notamment intervenus : Éloïse Berthier, chargée de recherche à l’École nationale supérieure des techniques avancées de Paris ; Ariane Bitoun, recherche et innovation au MASA Group (IA et robotique de défense) ; le capitaine de corvette Pierre Appéré, État-major de la marine ; Nicolas Ciaravola, recherche et développement chez Naval Group.

Modéliser l’ennemi. Une meilleure connaissance de l’ennemi permettra de définir son mode d’action selon une situation donnée et d’améliorer la qualité de la réflexion tactique, indique Éloïse Berthier. La première approche porte sur sa doctrine, à savoir l’ensemble de règles qu’il va suivre a priori. Par exemple, face à une rébellion armée, la riposte peut revêtir un caractère coercitif imposant un rapport de force local supérieur à 3 contre 1. En outre, le rapport d’influence à assurer pour lancer ce type d’action s’établit à 20 loyalistes pour 1 rebelle. Toutefois, la doctrine ne se partage pas librement, évolue, s’adapte à l’adversaire et cherche l’effet de surprise. La seconde approche concerne les données de l’expérience. Par exemple, au cours des vingt dernières années et dans des situations similaires, l’ennemi a attaqué 9 fois sur 10 sur le flanc opposé à un cours d’eau. Cet apprentissage automatique évite de formaliser explicitement des règles de doctrine mais dépend de la représentativité limitée des données du passé. Celles-ci proviennent des comptes rendus de batailles reconstitués par des historiens, du renseignement ou de sources ouvertes (images satellites et réseaux sociaux) et de la numérisation du champ de bataille (données enregistrées en temps réel pour chaque véhicule, soldat ou équipement). Elles peuvent servir pour l’entraînement ou la simulation. Les algorithmes du « wargame » (jeu de guerre) enregistrent les parties jouées, notamment sur le simulateur tactique « Soult », exploitent ces données pour générer un adversaire optimal, face aux joueurs humains, et permettent, par itération (répétition du processus), de découvrir des solutions originales. Dans le combat collaboratif, l’IA aide aux très fréquentes décisions à prendre simultanément sur de nombreux agents et peut automatiser le contrôle d’un essaim de drones aériens, maritimes ou terrestres. Enfin, elle permet de découvrir des solutions efficaces pour un problème nouveau (simulation) et de dépasser la saturation des capacités cognitives humaines en combat de haute intensité.

Raconter et confronter. Les outils informatiques visent à faciliter le « debriefing » collaboratif des sessions d’entraînement et l’analyse de situations réelles, explique Ariane Bitoun. Ils structurent et filtrent les comptes rendus opérationnels souvent touffus, identifient les réactions complexes et explorent celles qui paraissent possibles. L’outil 3A (analyse après action) du système de simulation opérationnelle Soult permet d’accéder à la situation tactique globale et détaillée, à la chronologie des événements et aux indicateurs de terrain. Ainsi son graphe narratif permet de comprendre l’évolution dynamique de la situation à partir de simplifications et d’extraits des comptes rendus. Il met en relation causale des évènements (missions, déplacements, dégâts et détections) issus de la simulation. Par exemple, des dégâts sont causés par des tirs ou des zones minées, un déplacement résulte d’une mission et provoque une détection. Simples ou très complexes, les graphes narratifs permettent trois choses : expliquer le vécu d’une unité ; comprendre le rôle de toutes les unités impliquées dans une phase ou un échange de tirs ainsi que leur contexte ; visualiser le rôle de toutes les unités dans la manœuvre ; évaluer leur importance dans le dispositif, car une mission peut entraîner ou non des conséquences. Par ailleurs, Soult inclut des calques de synthèse pour observer le contexte tactique global. Ses calques de projection servent à l’analyse « contrefactuelle » (qui contredit les faits) à chaud. Un exemple de scénario de simulation présente les manœuvres de la partie entraînée « Bleue » et de la partie ennemie « Rouge » dans l’Est de la France. La manœuvre de la partie « Bleue » consiste à conquérir une zone comprise entre les lignes L1 et L2 définies géographiquement, en neutralisant tout ennemi, et à livrer une ligne de débouché sur la L2. La partie « Rouge » a installé deux bataillons sur sa ligne de défense et des réseaux d’obstacles minés entre la Meuse et sa ligne de défense. En position défensive, elle veut interdire les accès Ouest de Metz, tout en essayant de défendre la base aérienne d’Étain. La patrouille d’éclairage « Bleue » 224 se déplace et rencontre l’unité « Rouge » 509 deux minutes plus tard. Les deux unités se détectent mutuellement, échangent des tirs et se créent des dégâts réciproques. Il apparaît que la patrouille « Bleue » 224 sera détruite une heure plus tard dans un échange de tirs n’impliquant pas l’unité « Rouge » 509. Un hélicoptère « Bleu » repère 22 unités « Rouges ». Une unité « Rouge » d’artillerie sol-air le détecte, lui tire dessus et le détruit. Donc, il a manqué de renseignement de terrain, car il n’aurait pas dû pénétrer dans cette zone.

Tirer profit de la donnée. Dans la Marine nationale, l’IA permet de capter la donnée, de la valoriser et de la mettre en ligne, explique le capitaine de corvette Appéré. Il a cité l’exemple de l’opération « Agapanthe 10 » (octobre 2010-février 2011), quand le groupe aéronaval (GAN) a été déployé en Méditerranée orientale, en mer Rouge et dans le golfe Arabo-Persique. Outre les exercices « White Shark » avec l’Arabie saoudite, « Varuna » avec l’Inde et « Big Fox » avec les Émirats arabe unis, le GAN a apporté un appui aux opérations de la Force internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan (coopération avec le GAN américain sur zone) et aux opérations de lutte contre la piraterie dans le détroit de Bab el-Mandeb. Outre le porte-avions, le GAN se compose de 3 frégates (2 anti-sous-marine et 1 de défense aérienne), 1 avion de guet aérien Hawkeye, 1 sous-marin nucléaire d’attaque et 1 pétrolier ravitailleur. Le programme « Artemis.ia » analyse les données sur les effets recherchés par le déploiement du GAN aux niveaux stratégique, opératif et tactique. Sur le plan stratégique, cela permet d’effectuer des démonstrations de matériels à l’étranger, qui faciliteront leur exportation. Sur le plan opératif, cela permet de concrétiser les partenariats, produire l’effet recherché et mettre en œuvre des armes sur un théâtre d’opérations. Sur le plan tactique, le GAN évolue en totale liberté sans être gêné par des pays compétiteurs ou des mercenaires perturbateurs… mais en tenant compte des conditions météorologiques (le vent). L’IA permet de récupérer tous les textes relatifs aux opérations et aux entraînements précédents. Sur chaque navire, un système de management de projet permet de connaître son état de santé et surtout la validité de son système de combat.

Conception des systèmes. L’arrivée de l’IA influence la conception des systèmes, estime Nicolas Ciaravola. Sur le plan opérationnel, l’IA portera sur l’optimisation économique d’une force navale pour obtenir le meilleur effet militaire. Sur le plan fonctionnel, l’homme reste dans la boucle C2 (commandement et contrôle). Sur le plan logique, l’IA devra inspirer confiance et pourra participer à la prise de décision collective (centralisation ou répartition).

Loïc Salmon

Armée de Terre : l’IA dans la préparation de la mission

Armée de Terre : l’IA dans la conduite des opérations

Armement : l’IA dans l’emploi des drones aériens et sous-marins

 




Armée de Terre : l’IA dans la conduite des opérations

Les algorithmes d’intelligence artificielle (IA) portant sur des analyses multi-sources vont aider le chef militaire à prendre des décisions. Mais celui-ci devra conserver sa capacité de discernement, malgré les contraintes d’immédiateté et de pression.

L’impact de l’IA sur le commandement militaire a fait l’objet d’une journée d’études organisée, le 28 septembre 2023 à Paris, par la chaire IA du Centre de recherche Saint-Cyr Coëtquidan (CReC) et le groupe Nexter (architecte et systémier intégrateur pour les forces terrestres) avec la participation de Naval Group (construction navale de défense). Y sont notamment intervenus : Olivier Rocci, directeur du département des forces terrestres au groupe ATOS (services informatiques) ; le général Hervé Pierre, commandant la 9ème Brigade d’infanterie de marine ; Béatrice Cointot, chef de projet MASD2, Centre d’analyse technico-opérationnelle de défense.

Décision rapide. Dans la boucle « observer, orienter, décider et agir », l’IA apporte une plus-value dans l’orientation et la décision, estime Olivier Rocci. Le chef militaire doit pouvoir décider vite, car les mises en œuvre des moyens et de l’action de ses subordonnés découlent de sa décision. La supériorité opérationnelle repose sur la synergie de principes et de moyens : concentration des efforts grâce à la masse, la compréhension, la performance du commandement et la crédibilité ; économie des moyens par l’endurance, la force morale et l’influence ; liberté d’action par l’agilité et la fulgurance. Au cours de l’approche vers l’adversaire, les contraintes du terrain vont réduire l’autonomie du chef, qui se mesure en ses capacités cognitives. Sa liberté d’action dépend de sa surcharge intellectuelle et de la fulgurance de son action au niveau considéré. Son autonomie d’action dépend des contraintes de l’espace, de l’adversaire et du temps. Le chef dispose d’aides à la décision et d’IA de confiance pour apprécier la situation. Les outils doivent attirer son attention par le biais d’une visualisation adaptée à son besoin. La collaboration ente l’homme et la machine repose sur la confiance. La machine traite les données pour expliquer et interpréter. Pendant le combat, le chef prend en compte sa responsabilité et les enjeux de souveraineté de son pays.

Combat de haute intensité. Une brigade légère blindée compte 10.000 personnels, dont 2.000 réservistes, avec trois régiments d’infanterie, un régiment du génie et un régiment d’artillerie à combiner pour produire des effets, rappelle le général Pierre. Mais pour l’opération « Scorpion XII », expérimentation du combat collaboratif Scorpion, seulement 6.000 miliaires de la 9ème Brigade d’infanterie de marine se sont entraînés pendant six semaines avec le système Soult (simulation pour les opérations des unités interarmes et de la logistique terrestre) et un état-major, qui réfléchissait et émettait des ordres. Le programme Scorpion monte en puissance de façon « incrémentale », c’est-à-dire par paliers, afin d’être certain que chaque valeur ajoutée apporte une amélioration sans créer de dysfonctionnement. Il fait avancer simultanément des aspects techniques pour la réception de matériels, notamment l’engin blindé de reconnaissance et de combat Jaguar. « Scorpion XII » a inspiré deux notions au général Pierre : l’horizontalité ou la capacité à déléguer ; la verticalité qui se limite à la décision. « Scorpion XII » a simulé un combat face à un ennemi symétrique. Un premier enseignement porte sur l’agilité, combinaison de la mobilité et des capacités de réaction, à savoir le renseignement, la décision, la diffusion des ordres et leur exécution. La mobilité consiste à concentrer des forces et des effets ou à les déconcentrer très vite, car les véhicules se transmettent des données pour savoir où se trouve l’ennemi. Le deuxième enseignement porte sur la résilience. Si un PC a été détruit par l’ennemi, un second doit continuer à fonctionner. En effet, les systèmes d’information, décalés par rapport à la position physique du PC, permettent de continuer à se parler, échanger des données plus rapidement et ainsi raisonner plus vite. Le général Pierre propose trois critères de succès. D’abord, il faut la compétence pour savoir utiliser les systèmes de plus en plus complexes, car les connaissances se perdent après quelques années. Ensuite, la cohésion dans le combat permet de surmonter la peur des combattants fatigués, qui n’ont peut-être pas mangé ni dormi mais qui connaissent leurs chefs et leurs réactions, différentes selon leurs responsabilités. Enfin, la cohérence dans les choix pour remplir la mission, même si les personnels ou les systèmes ne sont pas les meilleurs. Une manœuvre-type se décompose en trois phases. La première consiste à prendre l’ascendant. L’échelon de découverte de la brigade se déploie dans la profondeur en s’infiltrant avec ses éléments terrestres et aériens (drones). Puis il contourne l’ennemi et cerne les points de résistance périphériques à neutraliser le plus tôt possible par les effecteurs (armements divers). Il recherche et désigne les points décisifs de l’ennemi. La deuxième phase produit l’effort. Guidé par les capteurs de l’échelon de découverte, les sous-groupements tactiques interarmes de l’échelon d’assaut dépassent les points de résistance résiduels et attaquent directement les points d’articulation de l’ennemi pour provoquer sa désorganisation. La troisième phase porte sur l’exploitation. Une fois le système nerveux de l’ennemi neutralisé, l’échelon d’assaut achève la réduction des résistances résiduelles appuyé par l’ensemble des capacités des groupements tactiques interarmes. Toutefois, si un système ne convient pas pendant l’opération, le chef l’abandonne, coupe les communications électroniques, utilise des estafettes à vélo ou moto et va mixer ce qu’il y a de plus performant dans un champ particulier et ce qu’il y a de plus déroutant et rustique dans un autre domaine pour surprendre l’ennemi. La victoire résultera de l’action la plus aberrante parmi tous les calculs, hypothèses et probabilités possibles, estime le général Pierre.

Collaboration homme/machine. Une étude technico-opérationnelle, entreprise entre 2019 et 2021, porte sur les perspectives d’automatisation d’un groupe de plateformes terrestres à l’horizon 2035, indique Béatrice Cointot. Pour les membres de l’équipage, elle évalue la charge de l’opérateur, propose des répartitions de tâches entre l’homme et les plateformes automatisées et présente des modèles d’équipages compatibles avec l’emploi opérationnel du système et des niveaux d’autonomie atteignables en 2035. Elle concerne 1 plateforme de commandement avec 6 opérateurs, 2 plateformes automatisées et des drones d’accompagnement. Au cours de séances de mises en situation, les fonctions sont réparties : 1 chef ; 1 responsable de la mobilité ; 1 responsable du feu ; 3 observateurs de plateforme. Deux logiques se présentent : l’une par plateforme, quand un ou plusieurs opérateurs remplissent plusieurs fonctions (observation, feu et suivi des drones) sur la même plateforme ; l’autre par fonction, quand un ou plusieurs opérateurs remplissent la même fonction sur plusieurs plateformes. Les séances se sont déroulées en zone ouverte et en zone urbaine, dans les conditions d’autonomisation sans incident et de survenue d’aléas. L’approche par plateforme semble plus robuste pour la gestion des imprévus, permet d’optimiser les actions en se préparant à l’étape suivante et garantit la cohérence des actions d’une même plateforme. L’approche par fonction présente un risque de saturation, due à la multiplicité des plateformes confiée à chaque opérateur, et de déséquilibre de répartition de l’effort au sein de l’équipage entre les différentes phases d’une mission, mais aussi une grande polyvalence des opérateurs et un niveau élevé de communication au sein de l’équipage. Finalement, le compromis porte sur le partage des tâches en vue de tenter une convergence homme/machine.

Loïc Salmon

Armée de Terre : l’IA dans la préparation de la mission

Armement : l’IA dans l’emploi des drones aériens et sous-marins

Armée de Terre : « Scorpion », le combat collaboratif infovalorisé

 




Armée de Terre : l’IA dans la préparation de la mission

En raison de la numérisation du champ de bataille, le chef militaire va déléguer certaines tâches à des système intégrant l’intelligence artificielle (IA). Les modules IA, intégrés dans la chaîne de commandement, doivent permettre un contrôle humain et la permanence de la responsabilité de la hiérarchie militaire.

L’impact de l’IA sur le commandement militaire a fait l’objet d’une journée d’études organisée, le 28 septembre 2023 à Paris, par la chaire IA du Centre de recherche Saint-Cyr Coëtquidan (CReC) et le groupe Nexter (architecte et systémier intégrateur pour les forces terrestres) avec la participation de Naval Group (construction navale de défense). Y sont notamment intervenus : Nicolas Belloir, chercheur au CReC ; Ariane Bitoun, directrice de la recherche et de l’innovation au MASA Group (IA et robotique de défense) ; le capitaine Romain Berhault, chef du Centre géographique d’appui aux opérations, 28ème Groupe géographique.

Selon le concept de « l’Intelligence artificielle » du bureau Plans de l’État-major de l’armée de Terre de février 2020, l’IA est, pour l’armée de Terre, un module imbriqué dans une synergie homme/système qui facilitera les prises de décision des chefs et démultipliera leur action dans le but d’améliorer les performances opérationnelles et fonctionnelles. La lutte informationnelle accompagne désormais l’action militaire.

Détecter la désinformation. Une « fake news », information erronée mais vérifiable, se compose de faits faux basés sur des faits réels, explique Nicolas Belloir. Elle dispose d’une capacité de nuisance importante, qui entre dans le cadre d’une campagne de désinformation, Elle vise à influencer une personne ou un groupe de personnes pour les amener à changer d’avis sur un sujet donné par une distorsion entre des faits réels et des faits erronés. Pour accroître la visibilité de son message, elle va utiliser une autorité, réelle ou non, à savoir un expert reconnu qui donne un avis sur un domaine qui n’est pas le sien ou même un pseudo-expert. Il s’agit de lancer une « bombe émotionnelle », qui va susciter colère, tristesse, honte ou joie de manière à arriver à une conclusion implicite. La capacité de nuisance d’une fake news se révèle très élevée pour un coût très bas. Par exemple, il suffit d’écrire un petit texte sur un réseau social ou d’y diffuser une photo prise dans un contexte un peu particulier pour créer un mécanisme de désinformation. Lors de la pandémie du Covid-19 en 2020, une douzaine de comptes ont produit 65 % de la désinformation sur les vaccins. Cela représente une attaque informationnelle avec une vision stratégique de type multi-vecteurs. Face à la diffusion rapide de fake news incontrôlables, un démenti doit être crédible pour en démontrer la fausseté, malgré la difficulté à convaincre le public. Dans une civilisation basée sur l’idée, les outils de l’IA permettent d’expliquer cette démonstration d’un point de vue scientifique, en modélisant un concept qui sera ensuite enrichi grâce à des algorithmes. Cela nécessite une approche pluridisciplinaire impliquant des sociologues, des juristes et d’autres spécialistes. Les outils de l’IA vont rechercher les informations sur les lieux, dates et personnes avec un traitement du langage naturel pour récupérer les faits et les sentiments afin d’identifier la « bombe émotionnelle » cachée.

Comprendre la situation tactique. Le MASA Group développe des solutions logicielles à partir de simulations et d’IA, en vue de modéliser des comportements humains intelligents et autonomes, indique Ariane Bitoun. Ces solutions servent à la planification d’une opération, la compréhension de situations tactiques complexes, la stimulation d’outils d’analyse de données tactiques, l’estimation des futurs possibles et la rationalisation des plans conçus par des outils d’IA. La simulation intelligente Sword/Soult de MASA Group, utilisée pour la formation, l’entraînement et l’analyse opérationnelle, contient une base de données ouverte d’équipements, d’objets, d’unités et de leurs effets. Elle dispose aussi d’une base de données ouvertes sur les missions opérationnelles et d’une connaissance partielle de leur environnement par les unités. Le « wargaming » (jeu de guerre) analyse les modes d’action pour évaluer la capacité d’une unité donnée à remplir sa mission, face aux unités adverses identifiées, et en corriger les faiblesses éventuelles Il permet au commandant de la force de synchroniser les actions, de visualiser le déroulement de l’opération et d’identifier les conséquences de telle ou telle action de l’adversaire et de les contrer. Certains modèles de simulations sont basés sur l’attrition, les probabilités de toucher/détruire et celles de pannes. Ils permettent de jouer sur des paramètres comme la météo, l’illumination et l’environnement jour ou nuit. Les capacités de détection d’une unité dépendent de ses contextes tactique et géographique, à savoir le terrain, les senseurs, sa vitesse de déplacement et la direction principale observée. Chaque mission ayant un effet principal attendu, il est possible de disposer d’une vue tactique basée sur les effets appliqués sur le terrain et/ou l’adversaire, grâce au soutien et au renseignement. La simulation calcule, pour chaque unité, une estimation de son rapport de force local en fonction de sa connaissance de l’adversaire. Ainsi, un rapport de force défavorable présente un risque élevé pour la mission, tandis qu’un rapport de force favorable implique une forte probabilité de succès. Quand l’adversaire est détecté, il devient possible de visualiser l’évolution locale de la manœuvre et les principales zones de combat. Sont aussi à l’étude : l’intégration automatisée de données tactiques réelles dans la simulation ; l’autonomisation des manœuvres adverses ; l’amélioration des algorithmes existants d’estimation des positons adverses futures ; la reconnaissance de modèles d’ordres de bataille adverses ; la reconnaissance de comportements adverses, en vue des prévisions de rapport de forces locaux.

Algorithme et expérience du terrain. La carte géographique est devenue une base de données utilisables aux niveaux stratégique, opératif et tactique, explique le capitaine Berhault. Le géographe s’en sert pour élaborer de produits thématiques en vue d’aider les chefs dans leur appréciation de situation et dans leurs prises de décisions opérationnelles. Les algorithmes permettent de gagner du temps et d’augmenter les délais en apportant des réponses aux interrogations de l’état-major pour la planification et la conduite des opérations. Certains produisent de dossiers généralistes de pays et de régions. Ainsi chat GPT rédige des scripts en « Python », langage de programmation pour automatiser des tâches répétées fréquemment à la main. Toutefois, il se base sur l’occurrence fréquente d’une information pour la qualifier de pertinente. Mais grâce à la « Machine Learning » (forme d’IA pour créer des systèmes qui apprennent), il est possible de déterminer un type de bâtiment (maison ou immeuble) en fonction d’une surface au sol et d’un nombre d’étages et de classer des routes. Mais aujourd’hui, l’algorithme ne s’adapte pas encore aux spécificités du terrain, de la manœuvre ou du niveau d’emploi d’une unité. Le terrain est un mur rempli de briques logiques, explique le capitaine Berhault, mais la maîtrise de ces briques relève souvent de l’expérience empirique. Dans un futur proche, un algorithme pourra peut-être englober toutes ses spécificités en y ajoutant des composantes complémentaires comportementales et humaines, la doctrine d’emploi des forces et l’engagement sur le terrain. Mais actuellement, seul le regard du géographe peut apprécier la qualité du produit rendu par l’algorithme. Sa capacité à conceptualiser le terrain et s’y projeter, en y appliquant les contraintes induites, pourra faire parler la carte, devenue un objet de communication compréhensible par tous et aussi un outil de travail permettant aux spécialistes de raisonner dans leurs disciplines respectives.

Loïc Salmon

Défense : l’IA, facteur décisif de supériorité opérationnelle

Défense : l’IA dans le champ de bataille, confiance et contrôle

Armement : l’IA dans l’emploi des drones aériens et sous-marins




Économie : renseignement et intelligence économique

Instrument nécessaire pour gagner dans la compétition mondiale, l’intelligence économique recherche de l’information stratégique utile à des fins d’action, où prime le rapport de force. Outre ses méthodes proches de celles des services de renseignement, elle s’écarte parfois de la légalité, notion variable selon les pays.

C’est ce qui ressort d’une visioconférence organisée, le 10 octobre 2023 à Paris, par l’Association des auditeurs IHEDN région Paris Île-de-France. L’intervenant, le consultant Christophe Stalla-Bourdillon, a effectué une carrière dans de grandes entreprises pendant 25 ans, puis a enseigné 15 ans dans des Grandes Écoles françaises et des universités étrangères et a pratiqué les métiers du renseignement.

Gagner à tout prix. Avant la chute du mur de Berlin en 1989, la concurrence existait mais en évitant certaines pratiques. Puis la Chine a été admise dans l’Organisation mondiale du commerce. En outre, les outils numériques ont fait leur apparition. La concurrence, devenue de plus en plus dure, s’est internationalisée. L’intelligence économique, processus légal, continu et dynamique, permet aux entreprises de rester compétitives et de s’adapter à un environnement en constante évolution. Elle consiste à collecter des informations stratégiques sur le plan économique, les analyser, les traiter, les diffuser sélectivement et les protéger. La direction générale de l’entreprise définit les besoins selon des critères juridiques, financiers, technologiques et commerciaux. Tous les professionnels français de l’intelligence économique réfutent son assimilation à l’espionnage. Or, le système juridique français ne correspond guère à celui de la Corée du Sud, du Japon, de la Chine, de l’Iran, du Brésil, du Mexique et même, parfois, des États-Unis. L’intelligence économique à la française se traduit par « renseignement économique de compétition » dans les pays anglo-saxons. L’espionnage étant relégué dans le « noir », elle se trouve dans le « blanc » et un peu dans le « gris clair », alors que le champ de la compétitivité anglo-saxonne se trouve dans le « gris foncé », c’est-à-dire entre le « légal » et…le « non illégal » ! Dans une compétition mondiale, souligne Christophe Stalla-Bourdillon, les règles de la concurrence sont faussées au niveau de l’acquisition de l’information. Il l’a constaté parmi les grands groupes et entreprises, dont le sud-coréen Samsung et les américaines Intel, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Pour gagner au niveau mondial, la veille numérique, accessible à tout le monde, ne suffit pas. L’information gagnante, qui donne le vrai différentiel, vient souvent de l’humain et se récolte sur le terrain. Il s’agit d’obtenir les informations pertinentes que détiennent certaines personnes…sans qu’elles s’en rendent compte ! Les Anglo-Saxons et les Asiatiques y parviennent par le « renseignement conversationnel », sans poser de questions. En revanche, les Français en posent, pour avoir des réponses explicites, et dévoilent leurs intentions avec le risque de réponses biaisées ou même mensongères.

Rester les meilleurs. Pour les entreprises, gagner permet d’engranger des commandes et de donner du travail à leur personnel. Leurs impôts contribuent à la souveraineté du pays et à l’innovation, comme la machine à laver qui a transformé la vie quotidienne des ménages dans les années 1960. En créant de la richesse, elles financent des emplois non subventionnés par l’État, qui règlemente et peut aussi aider les entreprises et les organisations professionnelles, mais de façons différentes selon les pays. Christophe Stalla-Bourdillon cite le cas du chancelier allemand qui avait organisé deux réunions bilatérales avec la France, l’une sur l’économie et l’autre sur le sport. Les deux fois, la partie française était représentée par le ministre concerné et ses conseillers, tandis que la partie allemande était composée de présidents de grandes entreprises pour la première réunion, puis de sportifs et de dirigeants de clubs sportifs pour la seconde. L’intelligence économique concerne la macro-économie mais aussi la micro-économie. Ainsi de petites entreprises la pratiquent en passant par leurs organisations professionnelles pour exercer de l’influence sur la Commission européenne à Bruxelles, comme les artisans taxi, les patrons-pêcheurs ou les fleuristes. Ainsi ceux d’Angers ont subi l’espionnage de leurs concurrents chinois, venus couper quelques fleurs chez eux afin de copier leurs innovations. Tirant les enseignements de son expérience professionnelle, Christophe Stalla-Bourdillon estime que la réussite des entreprises repose sur quatre leviers. Le premier consiste en un système éducatif performant avec des professeurs de haut niveau, afin de rendre les meilleurs étudiants capables de s’épanouir dans leurs talents naturels. En fait, il s’agit de créer une sorte d’élitisme à l’allemande. Le deuxième concerne les chercheurs performants, dont certains Français ont été récompensés par un Prix Nobel. Mais certains chercheurs performants ont quitté la France. Le troisième levier, c’est l’argent et le quatrième les entrepreneurs. Le professeur Stalla-Bourdillon a constaté, auprès de ses confrères chinois, que la Chine admire les États-Unis pour leur puissance technologique et leur capacité à développer et financer, par les pouvoirs publics ou des entrepreneurs privés, des projets qui « révolutionnent » la planète, comme internet ou la conquête spatiale. Outre l’innovation, l’intelligence économique permet de développer des opportunités géographiques et de la valeur boursière mais aussi de réduire les risques. Il convient de se renseigner au préalable auprès des organismes existants, comme les chambres de commerce et d’industrie et les conseillers du commerce extérieur. En outre, l’établissement public Business France aide les moyennes et petites entreprises et celles de taille intermédiaire à mieux se projeter à l’international et à attirer davantage d’investisseurs étrangers en France. La Coface (Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur), présente dans une centaine de pays, assure les risques d’insolvabilité des clients et propose les crédits nécessaires pour renforcer les capacités des entreprises à vendre sur leurs marchés nationaux et d’exportation. Les entreprises multinationales peuvent se renseigner auprès de diverses ambassades étrangères sur les risques pays et commerciaux.

Repousser les limites. La France et certains pays se fixent des limites dans l’intelligence économique que d’autres vont repousser, estimant que ce n’est pas illégal. La limite est devenue une autoroute à huit voies, très fréquentée, où ceux qui ne l’empruntent pas perdent. Malgré de sérieux risques encourus, le professeur Stalla-Bourdillon a pu obtenir, temporairement, un rapport secret sur un produit à usage civil et militaire réalisé dans une usine bien gardée en Chine, grâce à un stratagème incluant une consœur, un ministre, le directeur de l’usine…et une rémunération ! En Afrique, informé par un ambassadeur, il a pu déverrouiller un blocage administratif par un don à une fondation, car à un certain niveau, « tout fonctionne les yeux fermés ». Au cours de ses voyages, il a constaté qu’en Chine il ne faut surtout pas utiliser les modes de raisonnement occidental. Ainsi, Google y est interdit, mais les étudiants peuvent y aller, grâce à leurs « VPN » qui camouflent leur identité en ligne. Dans les affaires, certaines limites peuvent être franchies à condition de bénéficier des bons réseaux d’influence. Certains pays tentent de manipuler l’Union européenne pour faire voter des lois en faveur de leurs entreprises en s’appuyant sur des rapports pseudo-scientifiques d’observatoires inconnus. Par ailleurs, l’État, gardien de l’intérêt général en France, arbitre entre plusieurs forces en Grande-Bretagne et aux États-Unis, où les « lobbies », légaux et même encouragés, sont considérés comme porteurs de messages de groupes. Chez eux, un marché de l’information sensible, coté en bourse, se développe comme le cuivre, le pétrole ou le gaz. Enfin, les services de renseignement étrangers et français suivent les affaires économiques.

Loïc Salmon

Intelligence économique et renseignement

Renseignement et intelligence économique : complémentarité et divergences culturelles




Exposition « Victoire ! La fabrique des héros » aux Invalides

Au cours de l’Histoire et partout dans le monde, la victoire militaire, à la chasse ou sportive, se vit, se proclame et se perpétue par des souvenirs de natures diverses. Ses conséquences portent sur des enjeux stratégiques, politiques ou commerciaux.

L’entourage de la victoire. Plusieurs notions s’associent à celle de la victoire, considérée comme un succès sur l’adversaire après un affrontement, une bataille ou une compétition. Ainsi, le triomphe peut signifier une victoire éclatante ou l’honneur décerné à un général romain qui défile à Rome après avoi remporté une grande victoire. Armes, emblèmes, casques ou coupes constituent autant de trophées attestant d’une victoire. Celle-ci se célèbre par des manifestations festives ou l’accomplissement d’une cérémonie rituelle, notamment religieuse. En compensation des efforts consentis, les vainqueurs reçoivent une récompense sous forme d’un bien matériel ou financier. Ils connaissent alors la gloire, cette grande notoriété dont ils jouissent dans l’esprit d’un grand nombre de personnes. En revanche, les vaincus connaissent la défaite, déroute subie par une armée ou l’échec dans le cadre de l’opposition de deux ennemis ou concurrents.

Du trophée au symbole. Le mot « trophée » dérive du grec « tropaion » et du latin « tropæum » qui signifient…déroute ! Il s’agissait à l’origine d’un arbre taillé en forme de croix, auquel étaient suspendues les armes des vaincus. Élevé sur le champ de bataille et dédié à la divinité ayant donné la victoire, il rappelait le succès du camp vainqueur. Ensuite, il a été remplacé par un monument de pierre. Dans la mythologie grecque, Persée, fils de Zeus, décapite Méduse, monstre féminin aux cheveux de serpents changeant en pierre quiconque croisait son regard. Aujourd’hui encore, la tête de Méduse figure sur le bouclier de statues représentant Athéna, déesse guerrière. Autre fils de Zeus, Héraclès, portant la dépouille du lion de Némée, est conduit par la déesse de la victoire sur l’Olympe, où les dieux l’admettront comme l’un des leurs au terme de sa vie d’épreuves. Dans l’Illiade, le Grec Achille exhibe le corps du Troyen Hector comme trophée aux yeux de tous en le traînant, attaché à son char, autour de la ville de Troie. Selon la tradition, le coureur Philippidès s’effondra au sol après une course de 40 km pour annoncer aux Athéniens la victoire de l’armée grecque sur celle de l’Empire perse à Marathon (490 avant J.-C.). Le roi macédonien Alexandre le Grand, pharaon d’Égypte, conquiert l’Empire perse et pénètre en Inde jusqu’à la rive de l’Indus (326 avant J.-C.). N’ayant jamais perdu une bataille, il incarne le modèle du vainqueur pour de nombreux empereurs, rois (notamment Louis XIV) et généraux au cours de l’Histoire. Pendant la période hellénistique (IIème siècle avant J.-C.), la victoire est représentée par la déesse Niké, messagère des dieux qui apporte la gloire aux vainqueurs. L’exposition présente une réplique de la « Victoire de Samothrace » (photo), mondialement connue et dont l’original se trouve au musée du Louvre à Paris. Grand admirateur d’Alexandre, le Romain Jules César (100-44 avant J.-C.), honoré par quatre triomphes à Rome, était « imperator », titre décerné par la République romaine aux généraux victorieux, sans la connotation politique que lui donneront ses successeurs et divers souverains étrangers. Auguste, héritier de César et premier « empereur » romain, attribue au dieu Apollon sa victoire navale sur son rival Marc-Antoine et Cléopâtre, dernière reine d’Égypte, à Actium (31 avant J.C.). En remerciement et pour en perpétuer le souvenir, il fonde la ville de Nicopolis (Grèce) près du lieu de la bataille, dédie un temple à Apollon sur le mont Palatin à Rome, lui consacre des jeux sportifs et fait frapper à son effigie des monnaies diffusées dans tout l’Empire. Dans l’Égypte ancienne, le pharaon est souvent représenté piétinant des prisonniers couchés pour traduire la victoire de l’ordre du monde établi par les dieux. L’exposition présente une sculpture en grès (IIIème-IVème siècle avant J.-C.) figurant le dieu Horus en cavalier victorieux terrassant un crocodile, animal du dieu Seth meurtrier de son père Osiris. Cette iconographie se retrouve dans l‘empereur cavalier triomphant du monde barbare. Cette victoire du Bien sur le Mal perdure avec les images de saint-Georges et de saint-Michel terrassant le dragon. Ce thème apparaît aussi dans la mythologie hindouiste. Durga, déesse de la guerre, remporte la victoire contre le démon Mahîshâsura et ramène la paix sur terre. Les Aztèques associent le dieu Huitzilopochtli, leur principale divinité, à leurs victoires mais aussi à leurs défaites. Enfin dans la Chine antique, contrairement à d’autres divinités guerrières, Guandi, dieu taoïste de la guerre, accorde également sa bénédiction…à ceux faisant preuve de fraternité et de droiture !

Des célébrations aux monuments. En 217 avant J.-C., le roi d’Égypte Ptolémée IV fait distribuer à ses troupes 300.000 pièces d’or spécifiques pour célébrer sa victoire à Raphia sur les armées du roi séleucide Antiochos III. Vers 319-320, l’empereur romain Constantin Ier le Grand met en circulation une monnaie le représentant à l’avers et, au revers, deux captifs entravés au pied d’un trophée composé d’armes et d’éléments d’armures pour diffuser son image de vainqueur. Au XVème siècle, le roi Charles VII fait frapper des médailles pour commémorer l’expulsion définitive des Anglais hors de France. Durant l’Ancien Régime, l’Antiquité inspire une médaille célébrant la bataille d’Ivry (1590), où la victoire du roi protestant Henri IV sur les Ligueurs catholiques mettra fin aux guerres de religion. De même, une allégorie de la victoire illustre la médaille rappelant la bataille de Rocroi (1643), victoire du Grand Condé sur l’armée espagnole. Pour commémorer le passage du Rhin pendant la guerre de Hollande (1672-1678), Louis XIV fait frapper une médaille le montrant vêtu comme en général romain, qu’une victoire ailée couronne de lauriers. Dès les années 1540, les armuriers milanais s’inspirent des héros de l’Antiquité pour réaliser des armures d’apparat (photo). Le triomphe à la romaine devient un modèle de la glorification du prince au cours de fêtes dans toutes les cours d’Europe. Plus tard, il se transformera en défilé militaire, phénomène universel. Celui de la victoire de 1918 est conduit sous l’Arc de Triomphe à Paris par les maréchaux Joffre et Foch le 14 juillet 1919. En outre, les souverains puis les gouvernements ont édifié des monuments rappelant une victoire pour l’inscrire durablement dans la mémoire collective. En voici une rétrospective non exhaustive : Trophée d’Auguste (7-6 avant J.-C.), soumission des derniers peuples alpins par les Romains ; Arc d’Orange (10-25), victoires des Romains sur les Germains ; Colonne Trajane (107-113), victoire des Romains sur les Daces ; Basilique Notre-Dame des Victoires (1629), victoires de Louis XIII sur les ennemis du royaume de France ; Yorktown Victory Monument (1881-1884), victoire des Américains et de leurs alliés français sur les Britanniques en 1781 ; Arc de Triomphe du Carrousel (1806-1808), campagne d’Allemagne de l’armée napoléonienne sur la coalition austro-russe ; Colonne Vendôme (1806-1810), victoire de Napoléon à Austerlitz sur la coalition austro-russe ; Arc de Triomphe de l’Étoile (1806-1836), victoires des armées de la Révolution et de l’Empire ; Colonne Siegssaüle (1873), victoires prussiennes contre le Danemark (1864), l’Autriche (1866) et la France (1871) ; Monument commémoratif de la première bataille de la Marne (1938), victoire franco-britannique sur l’Allemagne en 1914. La crypte du tombeau de Napoléon aux Invalides rappelle ses hauts faits militaires et civils.

Loïc Salmon

L’exposition « Victoire ! La fabrique des héros » (11 octobre 2023–28 janvier 2024), organisée par le musée de l’Armée, se tient aux Invalides à Paris. Elle présente des sculptures, tableaux, documents, photographies, armes, armures, objets, trophées, médailles et tenues diverses. Des visites guidées sont prévues. Renseignements : www.musee-armee.fr

Victoire ! La fabrique des héros

Exposition « Dans la peau d’un soldat » aux Invalides

Exposition « Les canons de l’élégance » aux Invalides

 




Indopacifique : trafics d’armes à feu légères en hausse

Les trafics d’armes légères et de petit calibre (ALPC), liés à ceux de la drogue et d’êtres humains, au braconnage et à la piraterie, augmentent dans la zone Indopacifique, qui ne bénéficie d’aucune institution régionale de coordination de lutte et de prévention.

C’est ce qui ressort d’une étude, publiée, en mars 2023 à Paris, par l’Institut de recherche stratégique de l’Éole militaire. Y ont notamment contribué : Marie-Pierre Arnold, section de lutte contre les armes à feu, Office des Nations unies contre les drogues et le crime (ONUDC) ; Himayu Shiotani, directeur de la politique internationale à l’organisation britannique non gouvernementale Conflict Armement Research (CAR) ; Cyrille Poirier-Coutansais, directeur de recherche au Centre d’études stratégiques de la marine.

Les menaces. Selon un rapport du secrétaire général des Nations unies, les ALPC ont causé environ 30 % des décès civils dans les conflits armés en 2020 et ont été utilisées pour mener plus de 85.000 attaques terroristes entre 2011 et 2020. Des liens directs existent entre trafics d’armes, terrorisme et conflits armés, souligne Marie-Pierre Arnold. Les organisations criminelles, actives dans les trafics d’armes, d’ivoire, d’écailles de pangolin, d’animaux sauvages et de bois, vendent aux groupes terroristes les armes qu’ils auraient de grandes difficultés à acquérir, comme des missiles air-sol américains en échange de drogue d’origine sri-lankaise. En Asie du Sud-Est, le trafic illégal de bois nécessite des ALPC pour assurer la protection des sites déboisés et du transport du bois. En outre, certains États vendent légalement des bois à des groupes de criminalité organisée en échange d’armement. Par ailleurs, le Pakistan et l’Afghanistan jouent un rôle majeur dans les trafics d’armes dans la zone Indopacifique. Depuis les années 1980, de nombreuses armes en parfait état ont été laissées en Afghanistan par les forces armées soviétiques puis de l’OTAN. Puis, les talibans vendent ces armes, trop modernes pour eux, à des groupes terroristes capables de les utiliser. Les circuits des armes suivent ceux de la drogue d’Afghanistan vers l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est. Contrairement à CAR (voir plus loin), l’ONUDC ne peut effectuer d’enquêtes sur le terrain. Il se base sur les informations transmises par les États eux-mêmes et en disposent peu pour la zone Indopacifique. L’ONUDC est chargé du respect du Protocole contre la fabrication et le trafic illicite d’armes à feu, de leurs pièces éléments et munitions mais pas de celui du Traité sur le commerce des armes (TCA). Or ces instruments juridiques, très complémentaires, suscitent peu d’adhésions dans la zone. Ainsi, l’Australie, l’Archipel des Palaos et la Corée du Sud ont ratifié les deux, le Japon n’a pas ratifié le Protocole, l’Inde n’a pas signé le TCA et la Thaïlande n’a signé aucun des deux. Enfin, l’ONUDC a élaboré un programme d’enquêtes sur les flux financiers relatifs aux trafics d’ALPC, car les réseaux criminels ne sont pas toujours situés sur le territoire de certains États, mais utilisés au sein de leur diaspora à l’étranger.

Les détournements d’armes. Selon Himayu Shiotani, les enquêtes de terrain de CAR ont identifié plus de 600.000 armes, munitions et matériels connexes détournés dans 26 États. Ces détournements se classent en quatre catégories. La première porte sur la mauvaise gestion des stocks nationaux d’armes, facilitant des détournements accidentels ou volontaires par manque de suivi des livraisons, dont ont profité les talibans et d’autres groupes armés. La deuxième catégorie concerne les re-transferts non autorisés. Un importateur officiel redirige les armes vers un autre importateur, mais sans l’accord de l’exportateur initial. Des missiles antichars bulgares ont ainsi été exportés vers un pays tiers, d’où ils ont été retransférés à des destinataires irakiens. Soit l’exportateur initial n’avait pas demandé de garanties suffisantes quant à la réexportation des armes vendues, soit cela résulte de lacunes dans les contrôles post-livraisons, de difficultés posées par le traçage des armes détournées ou du manque de partage d’informations. La troisième catégorie porte sur la captation d’armes sur le champ de bataille. Ainsi, des systèmes portatifs de défense aérienne polonais, issus d’un lot envoyé en Géorgie pendant la guerre contre la Russie en 2008, ont été retrouvés en 2018 chez des groupes armés illégaux dans la région du Donbass (Ukraine). La quatrième catégorie concerne les détournements consécutifs à l’effondrement d’un État. Par exemple, des grenades antichars RPG-7 nord-coréennes, volées dans une caserne libyenne après la chute du régime Kadhafi en 2011, ont été interceptées en 2014 au Liban à bord d’un cargo venu de Libye. D’autres grenades, issues du même lot, ont été retrouvées en Centrafrique. Selon CAR, ce risque de détournement d’armes peut être évalué par des indices relatifs à l’importateur, à l’entité finançant l’achat, au destinataire ou à la logistique du transfert. Une enquête approfondie sur les réseaux de fournitures d’armes à l’État islamique, en Syrie et en Irak, a établi son intérêt pour le développement de moteurs d’aéronefs capables de larguer des engins explosifs improvisés, en montant de fausses entreprises dans des pays voisins et en y détournant des composants d’explosifs à l’insu des producteurs. En cas de détournement d’armes, souligne CAR, il faut d’abord identifier celles-ci. Les analyses de saisies d’ALPC ont identifié des copies non enregistrées d’armes, des oblitérations de leurs éléments d’identification ou des assemblages, sur place, d’armes envoyées en pièces détachées. En 2021-2022, CAR a répondu à plus de 4.500 demandes de traçage d’armes avec un taux de réussite de 42 %.

La voie maritime. La mondialisation et l’internet ont entraîné une extension considérable des trafics illicites par voie maritime sur toute la planète, indique Cyrille Poirier-Coutansais. La cocaïne entre massivement en Europe à bord de porte-conteneurs, car l’économie à flux tendus rend impossible un contrôle approfondi et facilite la dissimulation de quelques conteneurs remplis de drogue parmi des centaines d’autres. Par ailleurs, avec la fin de la guerre froide (1991), les États-Unis, la Russie et les pays européens ont réduit leur présence navale partout. Toutefois, un réarmement naval des pays asiatiques se manifeste dans toute la zone Indopacifique. En outre, depuis la crise financière de 2007-2008, la production industrielle se relocalise dans de grandes aires régionales. Malgré une reprise du transport maritime en 2020-2021 après la pandémie du Covid-19, sa croissance reste inférieure à celle du produit intérieur brut mondial depuis 2007-2008. La numérisation de l’industrie, qui accompagne la relocalisation de la production, renforce les compétitivités européenne et américaine face à la concurrence asiatique. Par ailleurs, la vision universaliste fait place à un raisonnement réduit à l’échelle d’un continent, estime Cyrille Poirier-Coutansais. Ainsi en matière de lutte contre le réchauffement climatique, l’Union européenne envisage l’instauration d’une taxe carbone à ses frontières, qui constitue, de fait, une barrière douanière et protège le fonctionnement propre à son organisation. Parmi les autres États européens, seule la France possède des intérêts directs dans la zone Indopacifique. La lutte contre la piraterie somalienne a nécessité une coopération entre les Marines européennes, américaine, indienne, chinoise, japonaise et russe dans la zone Indopacifique. Mais la guerre en Ukraine révèle déjà une forme d’indifférence vis-à-vis des événements internationaux dans certaines régions éloignées. En outre, les adoptions de convention internationales d’intérêt commun, comme l’utilisation durable de la biodiversité marine en haute mer, deviennent très difficiles, même dans le cadre de l’ONU. Or la lutte contre les trafics d’ALPC en Indopacifique nécessite un accord international pour la mise en œuvre d’outils juridiques et de moyens efficaces de surveillance des conteneurs (traqueurs de localisation et drones).

Loïc Salmon

Sécurité : les armes légères et la lutte contre leurs trafics

Stratégie : l’action de la France dans la zone indopacifique

Asie-Pacifique : Inde, Chine et Taïwan, acteurs de la sécurité