La révolution technologique peut être détournée et l’ordre économique s’opposer à l’ordre public. Grâce aux failles de la modernité, le crime peut « payer » sur internet, avec des algorithmes très sophistiqués, et le terrorisme profiter à l’économie.
Ce thème a été traité lors des VIèmes Assises nationales de la recherche stratégique organisées, le 1er décembre 2015 à Paris, par le Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques (CSFRS), l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) et l’Institut des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). Y sont notamment intervenues : Clotilde Champeyrache, maître de conférences à l’Université Paris 8 ; Marie-Christine Dupuis, consultante internationale en matière financière.
Visibilité et invisibilité mafieuses. La mafia, forme de criminalité organisée, se caractérise par sa pérennité, son implantation sur un territoire et un positionnement dans les sphères illégale et surtout légale, indique Clotilde Champeyrache. Ce type d’organisation criminelle se trouve en Italie (mafias sicilienne, calabraise et napolitaine), au Japon (yakuza), en Chine (triades) et en Russie. En Italie par exemple, la visibilité mafieuse se manifeste par la violence au sein d’une société où domine l’État de droit : affrontements récurrents entre clans pour le trafic de drogue ; lutte contre l’État avec assassinats de magistrats et attentats à Florence, Milan et Rome. En fait, ces phases de violence affaiblissent les mafias, car elles entraînent des dénonciations de la part de la population et des répressions policière et judiciaire. Ainsi, une loi définit le délit d’association mafieuse en Italie en 1982 et permet des sanctions spécifiques. L’armée est envoyée en Sicile pour combattre la mafia chez elle de 1992 à 1998. Mais la menace mafieuse ne s’arrête pas là, souligne Clotilde Champeyrache, car, lorsqu’elle est violente, la mafia se fragilise et se met en danger. La lutte contre elle ne se limite donc pas à des représailles consécutives à des épisodes de violence. La dangerosité de la mafia se révèle en effet dans son invisibilité. Son absence dans les médias signifie qu’elle a établi un maillage de son territoire, qui n’est pas contesté en interne, par d’autres « familles », ni en externe par des enquêtes judiciaires ou des dénonciations de racket par la société civile. A Palerme, environ 80 % des commerçants et des entrepreneurs paient le racket de la mafia. La stabilisation de son territoire, par une violence sporadique, permet à une famille mafieuse d’aller exercer d’autres activités ailleurs en Italie (Nord) ou à l’étranger (Allemagne). Vivre en territoire mafieux implique un certain conditionnement, même pour ceux qui veulent vivre dans la sphère légale. Le pouvoir mafieux est invisible parce qu’il s’exerce dans cette sphère, souligne Clotilde Champeyrache. La mafia vise à contrôler tous les aspects de la vie économique et sociale de son territoire. Le « mafioso » apparaît donc à la fois comme un bon père de famille, un médiateur et un entrepreneur légal, notamment dans le bâtiment, la restauration et le transport. Ainsi, la mafia obtient une légitimité sociale et brouille les frontières entre légalité et illégalité, en créant une économie « grise », d’où sont peu à peu expulsés les entrepreneurs non-mafieux. Elle profite du discrédit de l’État pour favoriser l’évasion fiscale et le travail au noir. En outre, elle crée une rareté artificielle en drainant les ressources et en captant les marchés publics. Elle contrôle l’accès aux ressources et impose les fournisseurs et la main-d’œuvre. La population devient plus ou moins complice. L’ordre mafieux s’assure des trafics illégaux à l’échelle mondiale et une emprise politique, économique et sociale au niveau local. Pouvoir et profit se renforcent l’un l’autre, conclut Clotilde Champeyrache.
Criminalités financières. Le crime financier s’est répandu partout, grâce à la mondialisation qui a fourni des opportunités considérables à tous les prédateurs, indique Marie-Christine Dupuis. La finance met en relation une offre et un besoin d’argent ainsi que des produits financiers de plus en plus complexes. C’est aussi une industrie avec des acteurs nombreux, variés par leurs tailles, objectifs, vocations, contrôles et régulations : banques de dépôts, d’affaires et privées ainsi que fonds souverains, d’investissement et de pension. Le tout fonctionne sur une base mondialisée et en simultané. Mais le flux de l’argent est potentiellement vulnérable à la criminalité financière, de son origine à sa destination. Ainsi, l’argent peut venir de trafics très lucratifs, de la corruption ou de la fraude. Il peut être destiné au financement du terrorisme. Lors de sa circulation, il peut subir des prédations, comme la fraude aux cartes de crédit ou le « hameçonnage » bancaire (demande de données personnelles sur internet). Enfin, certains acteurs de la finance pratiquent la « criminalité en col blanc » à titre individuel (employé de banque indélicat ou « trader » mégalomane) ou collectif, type fonds financier pyramidal de l’escroc américain Bernard Madoff. Une partie de l’argent criminel finit par se recycler dans une activité économique légale. Les opérations financières de blanchiment d’argent génèrent de l’activité, de la valeur et de la croissance, qui profitent à des opérateurs légaux. Totalement intégré à l’économie légale, le crime financier constitue un élément consubstantiel à la mondialisation et stimule l’économie mondiale, souligne Marie-Christine Dupuis. Selon elle, quatre ruptures stratégiques ont affecté la finance criminelle et la lutte contre elle. D’abord, l’économie numérique coupe la finance de l’économie réelle, avec des risques difficiles à cerner. Ensuite, les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont fait prendre conscience que l’argent gagné légalement peut finir par financer le terrorisme. En outre, le ralentissement économique incite les pouvoirs publics à coopérer dans la lutte contre le dumping fiscal de certains États et à rechercher partout des points de croissance… qui développent l’économie « grise ». Enfin, les flux financiers, notamment des monarchies pétrolières (Arabie saoudite et Qatar), peuvent déterminer des enjeux de politique étrangère. En effet, les fonds souverains, dont la gestion reste opaque, investissent dans des entreprises stratégiques de haute technologie. Toutefois, la traçabilité des fonds, grâce au numérique, et la coopération internationale ont amélioré la lutte contre la finance criminelle, conclut Marie-Christine Dupuis.
Loïc Salmon
Sécurité : la contrefaçon et ses conséquences économiques, sanitaires et criminelles
Sécurité : l’usurpation d’identité, un risque mal maîtrisé
Selon le CSFRS, la mondialisation a provoqué la résistance de tous ceux qui se sentent exclus ou s’excluent eux-mêmes. Ces réactions de « repli » identitaires ou crispations communautaristes vont jusqu’aux expressions les plus violentes de la révolte. En outre, l’effacement des frontières, la décomposition des territoires, l’effondrement des repères idéologiques traditionnels et la « marchandisation » du monde créent de nouvelles lignes de fractures sociales et culturelles, qui ébranlent les cohésions nationales. Les contours d’un ennemi potentiel sont devenus de plus en plus flous à l’encontre de la démocratie, de la liberté individuelle et du marché, valeurs auxquelles les pays occidentaux veulent donner une portée universelle.