Turquie : recherche de puissance militaire et diplomatique

Dans sa volonté d’autonomie vis-à-vis de l’Occident, la Turquie entretient des relations compliquées avec la Russie. Elle maintient des influences multiformes dans les régions de l’ex-Empire ottoman (XIVème-XXème siècles) et continue de les étendre jusqu’en Afrique subsaharienne.

Georges Berghezan, chercheur au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité, l’explique dans un rapport rendu public le 6 avril 2023 à Bruxelles.

Alliée rebelle de l’Occident. Membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a autorisé les États-Unis à déployer des armes nucléaires tactiques sur la base aérienne d’Incirlik dès 1959. Depuis, Washington y entrepose une cinquantaine de bombes thermonucléaires B-61, dont la puissance varie de 0,3 kt (tactique) à plus de 100 kt (stratégique). Pendant la guerre froide (1947-1991), la Turquie était le seul pays membre de l’OTAN à partager une frontière avec l’URSS et constituait un poste avancé à la frontière de l’Iran et à proximité du golfe Arabo-Persique. Les relations entre Ankara et Washington ont commencé à se dégrader lors de la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, de celle de l’OTAN en Libye en 2011 et au cours de la guerre civile en Syrie en 2014. Elle se sont durablement détériorées en 2017 lors de l’accord d’achat par la Turquie de systèmes anti-missiles russes S-400. L’année suivante, le Congères américain a bloqué la plupart des exportations d’armes vers la Turquie. L’annonce d’une co-production russo-turque des nouveaux missiles anti-aériens et antibalistiques mobiles S-500 a entraîné, de la part des États-Unis, l’exclusion de la Turquie du programme d’avion de combat américain F-35 en 2019 et l’annulation de la vente d’une centaine d’exemplaires. Les relations de la Turquie avec l’Union européenne (UE) se sont dégradées lors de la crise migratoire de 2015, quand près d’un million de réfugiés, surtout syriens, afghans et irakiens, ont franchi illégalement les frontières entre la Turquie, la Grèce et la Bulgarie. Le 18 mars 2016, la Turquie a accepté le retour des clandestins et s’est engagée à empêcher une nouvelle intrusion de réfugiés, en échange d’une aide européenne de plusieurs milliards d’euros pour mieux les accueillir sur son sol. Pourtant quelques mois plus tard, le Parlement européen a demandé un « gel provisoire » des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE à la suite de la répression disproportionnée d’Ankara après la tentative de coup d’État des 15 et 16 juillet 2016. La candidature turque a été déposée en 1987 et acceptée en 1999, mais les négociations, commencées en 2005, n’avancent pas. En août 2020, la Turquie a envoyé, sous escorte militaire, un navire de recherches sismiques prospecter d’éventuels gisements gaziers dans des eaux revendiquées par la Grèce et Chypre, suscitant ensuite des exercices navals grecs puis turcs. Par ailleurs, Ankara déploie près de 40.000 soldats sur la partie Nord de l’île de Chypre, occupée depuis 1974 sous le nom de « République turque de Chypre-Nord » non reconnue par les autres pays du monde. Avant le début du conflit russo-ukrainien (24 février 2022), la Turquie a vendu une vingtaine de drones tactiques Bayraktar TB-2 à l’Ukraine, qui en aurait acquis une cinquantaine d’autres, dont quelques-uns à titre gratuit, durant les premiers mois de combat. La Turquie a condamné à plusieurs reprises l’invasion et l’annexion de territoires ukrainiens par la Russie, mais a refusé de s’aligner sur les sanctions économiques prises par les États-Unis et l’UE à son encontre. En juillet 2022, elle a joué un rôle actif entre Kiev et Moscou dans les négociations sur un accord de libre passage des navires transportant des céréales dans la mer Noire et sur celui de l’échange de prisonniers en septembre.

Relations ambigües avec la Russie. Les sanctions économiques contre la Russie ont profité…à la Turquie ! En effet, celle-ci lui a acheté des hydrocarbures à prix réduits et a accru ses échanges commerciaux avec elle. Les importations provenant de la Russie ont augmenté de 213 % et les exportations vers elle de 113 % entre mars et octobre 2022 par rapport à la période 2017-2021. En outre, fin 2022, du gaz russe alimente la Macédoine du Nord, la Serbie et le Hongrie via le gazoduc TurkStream (inauguré le 8 janvier 2020), qui passe sous la mer Noire et débouche dans la partie européenne de la Turquie. La Russie double ainsi ses livraisons de gaz vers la Turquie, qui en reçoit depuis 2003 par le Blue Stream traversant l’Est de la mer Noire. Depuis 2015, la Russie construit la première centrale nucléaire turque. Les relations commerciales bilatérales russo-turques incluent l’armement. L’accord de 2017 sur l’achat de systèmes S-400 (voir plus haut) d’un montant de 2,5 Mds$ porte sur quatre batteries, à savoir deux fabriquées en Russie et deux assemblées en Turquie. La première a été installée en septembre 2019 sur la base aérienne de Mürted Akinci près d’Ankara. Un éventuel achat supplémentaire a été démenti en septembre 2022 par la Turquie, en raison de dysfonctionnements lors des essais et de l’insuffisance des transferts de technologie. Sur le plan opérationnel, les forces armées russes et turques se sont trouvées dans des camps opposés lors de guerres, notamment en Azerbaïdjan et en Syrie. En septembre 2020, les hostilités ont repris entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour le contrôle de la région du Nagorno-Karabakh. La première achète des armes principalement à la Russie, qui y maintient une base militaire. Le second s’approvisionne en Russie, en Israël et, récemment, en Turquie avec laquelle il a conclu plusieurs accords de coopération militaire depuis 1992. L’Azerbaïdjan a reconquis la plus grande partie du Nagorno-Karabakh en six semaines, grâce notamment à des exercices préalables avec la participation de 11.000 soldats turcs et surtout aux drones Bayraktar TB2. Le cessez-le-feu de novembre 2020 a conduit à la sécurisation d’un corridor entre l’Arménie et le Nagorno-Karabakh par une force de maintien de la paix constituée de 2.000 militaires russes. En outre, un centre conjoint russo-turc a été ouvert en janvier 2021 pour contrôler le cessez-le-feu, qui a subi plusieurs violations sanglantes en novembre 2021 et septembre 2022. A la suite du « printemps arabe » de 2011, la Syrie connaît une guerre civile, attisée en sous-main par la CIA américaine (livraisons d’armes et formation de combattants) et la Turquie qui soutient une partie des rebelles. En septembre 2015, alors qu’il ne contrôle plus qu’un tiers du territoire, le régime en place reçoit un soutien militaire massif de la Russie (plusieurs milliers de soldats et des dizaines d’avions de combat), qui retourne la situation en sa faveur. Le 24 novembre 2015, dans l’espace aérien turc, un chasseur turc F16 abat un bombardier russe Su24, qui s’écrase en Syrie. La Russie impose alors des sanctions économiques à la Turquie et bombarde ses alliés turkmènes en Syrie. Puis en août 2016, Moscou et Ankara se réconcilient et organisent des négociations entre Damas et une partie de son opposition armée, lesquelles aboutissent à une désescalade.

Intérêt croissant pour l’Afrique. Conséquence de son « plan d’action pour une ouverture sur l’Afrique » de 1998, la Turquie obtient le statut d’observateur à l’Union africaine en 2005. Le nombre de ses ambassades y passe de 12 en 2009 à 43 en 2022. Sa diplomatie combine identification religieuse, discours anticolonialiste, aide humanitaire et investissements économiques. Parti de 4,09 Mds$ en 2000, le volume de son commerce avec l’Afrique atteint 29,4 Mds$ en 2021. Des accords de coopération en matière de sécurité ont été conclus, surtout en 2017 et 2018, avec 30 pays africains et portent sur la formation de personnels parmi les forces armées, la police et les garde-côtes. La Turquie dispose déjà d’une base militaire en Somalie. Elle a vendu des véhicules blindés à une quinzaine de pays et exporte vers l’Afrique des systèmes de surveillance et de capteurs électro-optiques, des véhicules de déminage et des fusils. Les exportations de matériels aéronautique et de défense y sont passées de 83 Mds$ en 2020 à 460 Mds$ en 2021 !

Loïc Salmon

Turquie : partenaire de fait aux Proche et Moyen-Orient

Moyen-Orient : Turquie et Arabie saoudite, vers la détente

Industrie de défense : émergence de la Corée du Sud et de la Turquie à l’exportation




Moyen-Orient : Turquie et Arabie saoudite, vers la détente

Après une décennie de tensions consécutives à une divergence religieuse et une rivalité géopolitique régionale, la Turquie et l’Arabie saoudite s’orientent vers un rapprochement sur les plans diplomatique, militaire, stratégique et économique, en raison de l’évolution de la situation internationale.

C’est ce qui ressort d’une note de la Fondation pour la recherche stratégique, publiée en mai 2022 et rédigée par Georges Clementz et Rodolph El Chami, assistants de recherche.

Contexte régional. En 2011, la Turquie soutient les révolutions des « Printemps arabes », qu’elle considère utiles à l’exportation de son modèle islamiste dans les pays arabes. Mais pour l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe, la Turquie promeut en fait la ligne des Frères musulmans, opposée à la doctrine religieuse wahhabite de Ryad. Cet antagonisme s’est manifesté au Maghreb, où a émergé un axe Turquie-Qatar soutenant les partis islamistes démocratiquement élus, face à un axe Arabie-Émirats arabes unis (EAU). De même en Égypte, le premier axe a aidé, sur les plans médiatique et financier, le président Mohamed Morsi (mouvance Frères musulmans), élu en 2012 mais destitué l’année suivante par un coup d’État militaire à l’instigation du second axe. Ryad s’est en effet engagé à compenser toutes les sanctions économiques prises par l’Occident contre l’Égypte, invoquant la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme. En Libye à partir de 2020, la Turquie soutient militairement le gouvernement d’union nationale en lutte contre le maréchal Khalifa Haftar, soutenu par la Russie, l’Arabie saoudite, les EAU et l’Égypte. En Tunisie, Ankara, favorable au mouvement islamiste An-nahda du président du Parlement, s’est vu refuser, par le président de la République Kaïs Saied, l’acheminement de forces et de matériels militaires vers la Libye via la Tunisie. En 2017, l’Arabie saoudite, Bahreïn et les EAU ont accusé le Qatar de financer le terrorisme et lui ont imposé un blocus terrestre, maritime et aérien et exigé la fermeture de la base militaire turque sur son territoire. La Turquie a riposté par une augmentation de ses effectifs militaires au Qatar et l’envoi d’une aide alimentaire. En 2018, l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, dans l’enceinte du consulat saoudien à Istanbul, a encore dégradé les relations entre Ryad et Ankara. Mais en avril 2022, à la demande de Ryad, la justice turque a mis un terme au procès des ressortissants saoudiens accusés de l’assassinat et transféré son dossier aux autorités saoudiennes. Ce revirement s’explique d’abord par le recul de l’intérêt des États-Unis pour le Moyen-Orient. Dès l’élection de Joe Biden en 2020, l’Arabie saoudite a conclu un accord de réconciliation avec le Qatar et a levé le blocus en vigueur. En outre, les échecs des Printemps arabes et du coup d’État de 2016 en Turquie ont incité Ankara à s’éloigner du mouvement islamiste des Frères musulmans. S’y ajoute la menace commune, constituée par la prolifération des milices chiites soutenues par l’Iran. Ainsi, une milice irakienne a attaqué directement le territoire des EAU et le mouvement yéménite politico-militaire houthiste celui de l’Arabie saoudite. De son côté, la Turquie a dû combattre des milices chiites dans le Nord de la Libye. Or, les négociations sur l’accord nucléaire entre les États-Unis et la République islamiste d’Iran pourraient ne pas tourner à l’avantage des monarchies du Golfe.

Diplomatie et défense. Des entretiens bilatéraux de haut niveau ont eu lieu en mai et juillet 2021. Puis, l’Arabie saoudite a levé le boycott informel sur les produits turcs en janvier 2022 et la Turquie a mis un terme aux restrictions imposées à certains médias saoudiens, dont la chaîne Al Arabiya installée à Dubaï. En février 2022, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est rendu aux EAU pour signer 13 accords de coopération et une lettre d’intention sur la coopération entre les industries de défense. En avril 2022, ce sujet a été au cœur de ses entretiens avec le prince héritier Mohammed ben Salman à Ryad. Les forces armées turques pourraient entraîner les troupes saoudiennes et organiser des exercices militaires conjoints. L’Arabie saoudite pourrait acheter des drones, des missiles, des technologies de radar, des matériels électroniques et des systèmes de défense anti-aérienne à la Turquie.

Convergences stratégiques. L’amélioration des relations entre les deux pays pourrait déboucher sur une vision politique commune sur la Syrie, l’abandon par Ryad de sa position favorable à Athènes et une reprise des relations entre Ankara et Le Caire. En outre, ce rapprochement va isoler l’Iran, dont l’influence s’étend de la Syrie au Yémen. En 2020, Ryad et Ankara avaient conclu un contrat de 200 M$ portant sur l’achat de drones turcs… utilisés dans la guerre au Yémen. Celle-ci a entraîné des restrictions dans les contrats d’armement de l’Arabie saoudite conclus avec les États-Unis. Par ailleurs, la CIA a publié un rapport sur le rôle du prince Ben Salman dans l’affaire Khashoggi. Outre ses messages positifs quant à l’accord sur le nucléaire iranien, l’administration Biden a retiré les Houthis de la liste américaine des groupes terroristes. Dès mars 2021, Ankara s’est déclaré concerné par les attaques des Houthis sur le territoire saoudien. En janvier 2022, il a exprimé sa solidarité avec Ryad au sujet des attaques houthies visant des civils et les qualifiant de « terroristes ». Les médias turcs pro-gouvernementaux estiment indispensable une intervention militaire turque au Yémen, au sein de la coalition internationale conduite par l’Arabie saoudite depuis 2015. Par ailleurs, la guerre entre la Russie et l’Ukraine devrait renforcer cette convergence d’intérêts. L’Arabie saoudite évite de s’engager en faveur de l’une ou l’autre, alors que la Turquie soutient l’Ukraine sans s’opposer à la Russie. Cette position d’Ankara, difficile à maintenir sur le long terme, rend encore plus nécessaire son rapprochement avec Ryad.

Conséquences économiques. Les monarchies pétrolières du Golfe tentent de diversifier leurs politiques économiques. De son côté, la Turquie connaît une grave crise économique et une dévalorisation de sa monnaie depuis deux ans. La pandémie du Covid19 et les répercussions économiques de la guerre en Ukraine ont porté l’inflation à plus de 60 %. Toutefois, au premier semestre 2021, les échanges économiques entre la Turquie et les EAU ont doublé en un an. Lors de sa visite à Ankara en novembre 2021, le dirigeant des EAU a annoncé le lancement d’un fonds de 9 Mds en soutien des investissements en Turquie. En Arabie saoudite, l’initiative « Vision 2030 », destinée à faciliter les investissements étrangers, pourrait profiter aux entreprises turques du bâtiment et du tourisme. Par suite de l’embargo, les ventes des produits turcs à l’Arabie saoudite sont passées de 2,4 Mds$ en 2020 à 215 M$ en 2021. Sa levée a permis de les relancer. Le projet des « Nouvelles Routes de la Soie », mis en œuvre par la Chine, pourrait renforcer la coopération économique entre la Turquie et l’Arabie saoudite. Celle-ci constitue une priorité dans la Route de la Soie maritime pour les échanges entre la Chine et l’Europe. De son côté, la Turquie souhaite s’intégrer au projet chinois et compte sur un financement de l’Arabie saoudite.

Loïc Salmon

Moyen-Orient : rivalités entre Arabie Saoudite, Iran et Turquie

Turquie : partenaire de fait aux Proche et Moyen-Orient

Industrie de défense : émergence de la Corée du Sud et de la Turquie à l’exportation




Industrie de défense : émergence de la Corée du Sud et de la Turquie à l’exportation

Devenues maîtres d’œuvre de certains programmes nationaux de défense, grâce à des transferts de technologies étrangères, la Corée du Sud et la Turquie proposent des équipements militaires et des armements à l’exportation.

Kévin Martin, chargé de recherche, l’a expliqué lors d’un colloque organisé, le 31 mai 2022 à Paris, par la Fondation pour la recherche stratégique et dans la revue Défense & Industries (juin 2022).

Pour la période 2016-2020, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, la Corée du Sud occupe la 9ème place parmi les pays exportateurs d’armements, après Israël, et la Turquie la 11ème après…l’Ukraine.

Corée du Sud, stratégie dédiée. En 2006, le Livre Blanc de la défense et le plan « Global Korea » placent les exportations de défense au cœur de la stratégie nationale, consolidée en 2008 par la volonté de promouvoir cette industrie comme relais de la croissance économique. En 2010, la DAPA (agence du ministère de la Défense chargée des acquisitions et du soutien à l’exportation) fixe l’objectif de 4 Mds$ à l’export à l’issue de la décennie. En fait, la moyenne sur la période 2010-2020 se monte à 2,4 Mds$ avec un pic de 3,54 Mds$ en 2015. Après les ventes records de 7,5 Mds$ en 2021, celles de 2022 devraient atteindre 10 Mds$. Trois grands groupes dominent l’industrie de défense : Korea Aerospace Industries pour le secteur aéronautique ; Hanwha pour les armements terrestres avec ses filiales Hanwha Defence (obusiers automoteurs chenillés K9 Thunder, véhicules blindés d’infanterie et systèmes de défense aérienne) et Hanwha Systems (électronique) ; Hyundai Rotem (chars de combat). Ils ont commencé par prospecter en Indonésie, en Pologne, aux Philippines, en Thaïlande en Turquie et au Pérou. Le K9 Thunder a fait l’objet d’un transfert de technologie à la Turquie en 2001 et d’un accord de licence avec la Pologne en 2014. Il a été sélectionné par la Finlande (2016), la Norvège (2017) et l’Estonie (2018) à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. En janvier 2022, des contrats ont été conclus avec l’Egypte (1,66 Md$, K9 Thunder) et les Emirats rabes unis (3,5 Mds$, systèmes sol-air). En mars 2022, plusieurs contrats avec l’Arabie Saoudite sont estimés à 800 M$. Hanwha va construire un site de production en Australie. En outre, il compte édifier, en Grande-Bretagne, un centre régional de production des K9 destinés à l’export.

Turquie, diversification. Via la sous-traitance pour les équipements aéronautiques, la Turquie a pu pénétrer les marchés étrangers de défense. Selon la SaSad (association des industries aérospatiales et de défense), ses exportations dédiées ont atteint en 2020 : 657 M$ pour l’aviation civile ; 499 M$ pour les armements terrestres ; 407 M$ pour l’aéronautique militaire ; 272 M$ pour les missiles, armes et munitions ; 227 M$ pour les équipements navals militaires ; 23 M$ pour la mise en condition opérationnelle ; 45M$ pour la sécurité. Ses exportations de matériels de défense sont portées par l’armement terrestre, dont 91 % ont été réalisées hors d’Europe et des Etats-Unis. Elles se concentrent sur sa zone d’influence, à savoir les Proche et Moyen-Orient, l’Asie centrale et l’Afrique, avec des offres adaptées comme les blindés à roues. La Turquie prospecte également les pays d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est. Par ailleurs , les drones, qu’elle a fournis à l’Azerbaïdjan lors de la guerre dans le Haut-Karabagh contre l’Arménie (2020), ont suscité l’intérêt de plusieurs pays européens, dont l’Ukraine.

Loïc Salmon

Armements terrestres : enjeux capacitaires et industriels dans le contexte du conflit en Ukraine

Malaisie : développement d’une Base industrielle et technologique de défense

Turquie : partenaire de fait aux Proche et Moyen-Orient

 

 




Ukraine : hégémonie navale russe en mer Noire

Malgré la perte d’un navire ancien, la Russie conserve un potentiel naval élevé, qu’elle a renforcé en mer Noire. Après une pause opérationnelle, ses forces terrestres ont repris l’offensive contre l’armée ukrainienne.

Le 3 juin 2022 à Paris, un officier supérieur a présenté à la presse l’étendue du volet naval de la guerre en Ukraine. De son côté, l’Etat-major des armées (EMA) a publié l’évolution du champ de bataille au 8 juin 2022.

Situation sur terre et sur mer. La carte de l’EMA présente : en rouge, la zone sous contrôle militaire russe ; en stries rouges, les gains territoriaux russes. Sur le front Nord, l’artillerie russe procède à des tirs dans la région de Sumy (1). Sur le front Est, les forces russes contrôlent la quasi-totalité des rives Est de la rivière Donetsk (2). Les forces russes progressent dans la ville de Severodonetsk (3). Sur le front Sud, la contre-offensive des forces ukrainiennes s’est arrêtée au Nord de Kherson (4). La Russie contrôle totalement la mer d’Azov. Des mines flottantes à orin (câble relié à un bloc lesté), défensives, ont été aperçues en mer Noire. Faciles à mouiller la nuit, elles protègent la côte ukrainienne d’une approche amphibie russe. Fin février, la Turquie a interdit le franchissement des détroits des Dardanelles et du Bosphore, voies d’accès à la mer Noire, à tous les navires militaires, sauf ceux des pays riverains, et procède à des reconnaissances aériennes. Les bâtiments russes basés à l’Île aux Serpents surveillent les plates-formes pétrolières, pour assurer les flux logistiques, et aussi l’activité du port d’Odessa. Ce dernier dispose de capacités d’entreposage et de manutention de cargaisons, notamment de céréales, dix fois supérieures à celles des ports roumains. Aucune attaque n’a été constatée contre le trafic marchand depuis deux mois.

Forces navales russes. Le dernier navire militaire ukrainien s’étant sabordé en février 2022, la Marine russe, qui a basé 50 navires à Sébastopol (Crimée), dispose du choix de l’action en mer Noire. Depuis l’automne 2021, Elle y concentre ses forces en rapatriant des navires déployés dans les océans Indien et Atlantique, en mer Baltique et mer du Nord et au large de la Syrie (2 sous-marins). Aucune opération de débarquement n’a encore été entreprise, en raison de la résistance ukrainienne et de l’insuffisance des capacités anti-aériennes et amphibies russes. L’absence de pont pour hélicoptères handicape une opération combinée avec des unités terrestres. Toutefois, les reconnaissances aériennes à partir de la Crimée permettent une coordination air/mer plus performante. Les sous-marins nucléaires d’attaque peuvent tirer des missiles contre la terre. En termes de nombre d’unités, d’expérience des équipages et d’interopérabilité entre les Marines de ses membres, l’OTAN surpasse la Marine russe…qui conserve un potentiel de nuisance. Outre son savoir-faire en grands croiseurs à propulsion nucléaire, elle possède une flotte sous-marine techniquement égale à celle de l’OTAN, de nombreux patrouilleurs, vedettes et unités de soutien (gros remorqueurs civils).

Capacités françaises de surveillance. La Marine française surveille la flotte russe en permanence, y compris par le pistage des sous-marins. Outre les renseignements par satellites, elle bénéficie du contrôle naval volontaire des navires marchands, qui informent le MICA Center. Sous l’égide de l’OTAN, une frégate patrouille en Méditerranée orientale et une autre en Baltique. Enfin, le groupe aéronaval se déplace en fonction du contexte opérationnel.

Loïc Salmon

Ukraine : stabilisation du front, défense sol/air française en Roumanie, vers une adhésion à l’OTAN des Suède et Finlande

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Ukraine : sous-estimations stratégiques de la Russie

« L’opération militaire spéciale », de la Russie contre l’Ukraine risque de se transformer en guerre d’usure, en raison de ses sous-estimations sur les plans militaire et diplomatique et de leurs conséquences économiques.

Françoise Thom, maître de conférences en Histoire contemporaine à l’université Paris IV Sorbonne, l’a expliqué au cours d’une conférence-débat organisée, le 9 mars 2022 à Paris, par l’Association des auditeurs IHEDN région Paris Ile-de-France. Le lendemain à Paris, le colonel Pascal Ianni, porte-parole de l’Etat-major des armées (EMA), a présenté la situation en Ukraine à la presse.

Conflit sur trois fronts. Après deux semaines de combats, les troupes russes n’ont pas obtenu de gains territoriaux notables, hormis à Soumy, selon l’EMA (voir carte). L’ouverture et l’utilisation de couloirs humanitaires restent incertaines. Sur le front Est, une première jonction est en cours entre les forces russes venant du Nord et les séparatistes du Donbass (1). A Kharkiv (2), les troupes russes poursuivent le contournement par l’Est et l’Ouest de la ville qui, bien qu’encerclée, reste aux mains des forces armées ukrainiennes. Sur le front Sud, le siège de la ville de Marioupol se poursuit sans évolution significative de la situation (3). Les offensives et contre-offensives continuent pour le contrôle de la ville de Mykolaïv, qui reste encerclée (4). Sur le front Nord, les combats se poursuivent dans le secteur d’Okhtyrka à 75 km au Sud de Soumy (5). La ville de Chernihiv n’est pas encore conquise par les forces russes, qui l’ont contournée par l’Ouest (6). L’encerclement de la ville de Kiev se poursuit par l’Ouest, où la ville de Fastiv constitue la prochaine cible des forces russes. A l’Est de Kiev, celles-ci ont conquis Brovary, isolant Chernihiv de la capitale ukrainienne (7).

Perceptions politico-militaires. Persuadé de pouvoir atteindre Kiev en trois jours, l’Etat-major russe a été surpris par la résistance ukrainienne, alors que ses soldats auraient dû être accueillis en libérateurs. Son intervention a soudé l’Ukraine comme elle ne l’a jamais été, souligne Françoise Thom. Désinformé par les rapports des partis séparatistes du Donbass, il a considéré le potentiel militaire de l’Ukraine inchangé depuis l’annexion de la Crimée en 2014, quand l’armée ukrainienne était infiltrée par des agents russes. Mais ensuite, l’Ukraine s’est constituée en véritable Etat et a réorganisé ses forces militaires. Début mars, la Russie reconnaît que la guerre n’est pas terminée. Son président, Vladimir Poutine, ignore les sources d’informations extérieures, dont internet, et ne compte que sur ses services de renseignement et son Etat-major, qui ont tendance à surestimer la puissance de l’armée russe. Deux tsars, autocrates comme lui, ont connu une situation similaire, rappelle Françoise Thom, à savoir Nicolas 1er, pendant la guerre de Crimée (1853-1856) contre les Empires ottoman, français et britannique, et Nicolas II, pendant celle contre le Japon (1904-1905).

Vues diplomatico-économiques. Dans les années 1991-1994, après l’effondrement de l’URSS, la Russie a été traitée avec égards par l’Occident, estime Françoise Thom. Elle a été admise au Conseil de l’Europe (exclue le 16 mars 2022), au sein du Partenariat pour la paix (Etats membres de l’OTAN et autres pays, dont ceux de l’ex bloc soviétique) et comme 8ème membre du partenariat économique G7 (suspendue en 2014). Les pays occidentaux ont cru que la tenue d’élections libres et l’économie de marché apporteraient la prospérité à la Russie, alors que la libéralisation des prix et l’inflation ont provoqué l’appauvrissement d’une grande partie de sa population. Moscou ne voit pas en l’OTAN une menace militaire, mais une organisation de propagande envers ses anciens pays satellites. Pourtant, en raison du Partenariat pour la paix, l’OTAN ne s’est élargie qu’à leur demande pressante. La Russie ne comprend pas que des Etats plus petits, dont la France et l’Allemagne, défendent leurs intérêts propres. Le Kremlin considère les Etats-Unis comme ses seuls interlocuteurs valables. Il n’accepte pas que l’Ukraine, qu’il estime faisant partie de la Russie, se tourne vers l’Europe et veut y installer un gouvernement pro-russe. Espérant une résignation des pays occidentaux comme pour la Crimée en 2014, il a été surpris par l’ampleur de leurs sanctions économiques après son attaque contre l’Ukraine. Le gel de ses avoirs empêche la Banque centrale russe de profiter de ses revenus, provoquant une chute du rouble. Face à la menace des forces nucléaires russes, les pays occidentaux ont déclenché une guerre économique presque totale. Même si elle achète le gaz russe au dixième du prix normal, la Chine ne peut se permettre de se brouiller avec les pays occidentaux. Malgré ses intérêts économiques (gaz et centrales nucléaires) avec la Russie, la Turquie se trouve en rivalité avec elle en Asie centrale et soutient la minorité tatare de Crimée. En Afrique, les interventions de la société paramilitaire russe Wagner et la guerre de l’information contre l’influence française rappellent les méthodes soviétiques. La propagande anti-occidentale de la Russie remet en cause l’ordre international de l’après-guerre froide.

Affirmation d’une logique de guerre. La montée du nationalisme russe a commencé dès 1993, estime Françoise Thom. Arrivé au pouvoir en 2000, Vladimir Poutine profite de l’augmentation des revenus pétroliers pour renforcer les forces armées et de sécurité. L’Occident n’ayant pas saisi la « main tendue » de la Russie, leurs relations se sont alors dégradées. En 2004, le président de la commission des affaires étrangères du Parlement russe déclare que c’est à la Russie de s’étendre vers l’Ouest et non pas à l’OTAN d’aller vers l’Est. Les pays occidentaux, de plus en plus dépendants économiquement de la Russie, doivent donc accepter son influence croissante sur les pays de l’ex-URSS. En 2007, la Russie construit une base militaire au bord de la mer Noire et renforce sa présence au Proche-Orient (Syrie). En 2008, elle reconnaît l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie d Sud, provinces de la Géorgie. La coopération avec les pays occidentaux lui permet de s’affirmer dans les domaines économique et militaire. La Russie estime qu’elle doit empêcher les pays étrangers de s’approprier ses ressources naturelles. Dès 2008, sa nouvelle doctrine militaire prévoyait de se préparer à une guerre d’ici à 2020, afin de se remettre de l’effondrement de l’URSS et construire un nouvel ordre mondial. La pandémie du Covid19 a repoussé cette échéance à 2021. Le Kremlin se sent alors en position de force en raison de la défaite des Etats-Unis en Afghanistan, de leur conflit larvé avec la Chine et de la pression du groupe gazier russe Gazprom sur l’Europe. Toutefois, les aléas de la guerre contre le Japon ont conduit aux émeutes de 1905 en Russie, ceux de la première guerre mondiale à la révolution bolchévique en 1917 et ceux de la guerre en Afghanistan (1979-1989) à la chute de l’URSS en 1991. La réussite d’une éventuelle révolution de palais au Kremlin, consécutive à la guerre contre l’Ukraine, nécessiterait la mise en place d’institutions indépendantes, la liberté de la presse et l’évacuation des territoires occupés par les troupes russes depuis 2008.

Loïc Salmon

Ukraine : le volet français de la défense du flanc Est de l’Europe

Ukraine : soutiens OTAN et UE, sanctions contre la Russie

Proche-Orient : retour en force de la Russie dans la région




Union européenne : la sécurité et la défense après le « Brexit »

L’Union européenne (UE), réduite à 27 Etats membres, élabore une stratégie portant sur la réponse aux conflits et crises externes, le renforcement de ses capacités militaires et la protection de son territoire et de sa population.

L’équipe « B2 » (cinq auteurs) l’explique dans l’ouvrage intitulé « La boîte à outils de la défense européenne Nouveautés 2020-2021 », publié à Bruxelles aux éditions du Villard en mai 2021.

Les risques et menaces. La Russie multiplie les actes d’intimidation contre l’UE. Ont été attribués à ses services de renseignement : la cyberattaque contre le Bundestag (Parlement fédéral) allemand en 2015 ; l’agression chimique en mars 2018 contre l’ancien agent russe Sergueï Skripal, réfugié en Grande-Bretagne ; des explosions dans des entrepôts en République tchèque en 2014 ; l’accueil hostile, le 3 février 2021 à Moscou, réservé au Haut représentant de l’UE venu plaider la libération de l’opposant Alexeï Navalny. Depuis 2019, la Turquie se confronte aux pays européens. En Méditerranée orientale, elle effectue des forages d’hydrocarbures dans les zones maritimes considérées comme chypriotes ou grecques. Elle a conclu un accord avec la Libye sur une zone économique exclusive empiétant sur celles de l’Italie, de Chypre et de la Grèce. Elle en conclu un second de nature militaire avec l’envoi de soldats et de matériels. Lors de la guerre dans le Haut-Karabagh (27 septembre-10 novembre 2020), elle a soutenu l’Azerbaïdjan par l’envoi d’hommes et de matériels. Elle maintient une présence en Somalie et dans les Balkans. La Chine est perçue par l’UE comme rivale, partenaire et concurrente, qui affiche sa souveraineté très au-delà de son environnement proche. Elle intervient jusqu’en Europe par le développement des « Nouvelles routes de la Soie », l’acquisition de biens économiques souverains ou sa « diplomatie des vaccins ». Outre le terrorisme interne ou externe, les Etats membres de l’UE font l’objet de tentatives de déstabilisation par des groupuscules militarisés ou des mouvements séparatistes, notamment en Espagne (Catalogne et Pays basque). D’anciennes menaces réapparaissent : armes chimiques ou bactériologiques ; espionnage politique ou industriel ; pressions sur les approvisionnements en énergie. Conséquences des technologies émergentes, de nouvelles menaces surgissent, à savoir la désinformation, l’ingérence électorale et les cyberattaques.

L’analyse géopolitique et spatiale. Depuis novembre 2020, la menace est évaluée par le Centre unique d’analyse du renseignement (SIAC, sigle anglais), qui regroupe le centre de renseignement militaire de l’Etat-major de l’UE et le centre de situation et de renseignement du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), placé sous l’autorité du Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Le SIAC reçoit des informations des services de renseignement civils ou militaires des Etats membres. L’UE dispose du Centre satellitaire de Torrejon (Espagne) pour le renseignement géo-spatial destiné aussi aux Etats membres et à des organisations internationales. Ainsi, lors du conflit dans l’ex-Yougoslavie (1991-2002), ce centre a adressé des cartes au Comité international de la Croix-Rouge. Il a fourni certaines analyses sur le Darfour à la Cour pénale internationale et d’autres à la mission de l’ONU en Libye. Il a confirmé l’existence de dépôts de munitions en Syrie, les déplacements de matériels le long de la frontière ukrainienne et les camps de prisonniers ouïgours dans le Xinjiang chinois. Par ailleurs, le centre de Torrejon évalue les risques de collision entre engins spatiaux et lance des alertes d’évitement. Il calcule les trajectoires d’objets artificiels lors de leur rentrée incontrôlée dans l’atmosphère. Il détecte et caractérise les fragmentations d’orbite. Enfin, l’UE dispose, à Bruxelles, du Collège européen de sécurité et de défense, dont le budget est passé de 500.000 € en 2013 à 2,06 M€ en 2021. Ce collège forme les personnels permanents du SEAE et ceux envoyés dans les missions de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) ou du SEAE, avec renforcement des formations pour les missions civiles et le domaine du cyber.

Une BITD européenne. L’UE dispose de moyens militaires nombreux, mais disparates et à différents niveaux de modernisation et d’interopérabilité. Ainsi, elle compte : 1.700 avions de combat de 16 types différents ; 380 hélicoptères d’attaque de 5 types ; 4.200 chars de 12 types, contre un seul aux Etats-Unis ; 120 navires de surface de 33 types (4 aux Etats-Unis). Le développement d’une base industrielle et technologique de défense (BITD) commune a nécessité l’instauration d’un fonds européen de défense (FED) pour la mise au point de nouvelles capacités de défense, mais pas leur acquisition…qui reste à la charge des budgets des Etats membres ! Adopté par le Parlement européen le 29 avril 2021, le FED se monte à 8 Mds pour la période 2021-2027, contre 0 € pour l’industrie de défense en 2014. L’enveloppe se répartit entre 2,7 Mds€ pour la recherche et la technologie et 5,3 Mds€ pour la recherche et le développement. La coopération en matière d’armement porte sur six domaines prioritaires : char de combat ; patrouilleurs de haute mer ; équipement individuel des fantassins ; lutte contre les drones et dénis d’accès ; défense spatiale ; mobilités aérienne et maritime ; installations logistiques ; résilience des systèmes informatiques.

Les conséquences du « Brexit ». Depuis l’entrée en vigueur du « Brexit » le 1er février 2020, l’UE a perdu 66 millions d’habitants et un important partenaire économique et financier, doté d’un vaste réseau diplomatique et membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Toutefois, pendant des années, la Grande-Bretagne a limité sa contribution aux missions et opérations de la PSDC au strict minimum. Son départ élimine une possibilité de blocage de la PSDC. La politique étrangère, la sécurité extérieure et la coopération en matière de défense ne sont pas couvertes par l’accord avec l’UE. Depuis le 1er janvier 2021, il n’y a plus de cadre formel pour coordonner les « listes noires » individuelles (gel des avoirs0) ou les mesures d’embargo économique contre des pays tiers. La Grande-Bretagne ne peut plus participer aux missions et opérations de la PSDC ni aux structures de commandement de l’UE. Elle ne bénéficie plus des accords internationaux négociés par l’UE, dont ceux sur le transfert de pirates. Elle peut participer aux programmes européens de surveillance de la terre (Copernicus) et de surveillance par satellite (EU satellite surveillance & tracking). Mais elle n’a plus accès au signal crypté réservé à la sphère gouvernementale du système Galileo de positionnement par satellites. Considérée comme un pays tiers, elle ne peut plus participer aux efforts d’intégration de la défense et de développement des capacités. Elle ne participe plus aux réunions des ministres de la Défense ni à l’élaboration de la politique de défense européenne. Elle peut être associée à certains projets, sur décision au cas par cas. Enfin, elle reste étroitement associée à l’Agence européenne de cybersécurité.

Loïc Salmon

Stratégie : éviter le déclassement de l’Europe

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Armée de Terre : l’imprévisibilité, facteur de succès sur l’adversaire

Dans la manœuvre aéroterrestre, l’imprévisibilité donne l’ascendant dans les espaces physique et immatériel et le champ des perceptions, afin d’accroître la liberté d’action du chef tactique.

Ce facteur déterminant a fait l’objet d’un colloque organisé, le 4 février 2021 à Paris, par le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement de l’armée de Terre. Y sont notamment intervenus : le député Jean-Michel Jacques, vice-président de la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale ; le général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre ; le général Patrick Justel, commandant en second du renseignement des forces terrestres ; l’historien Jean-Vincent Holeindre, directeur scientifique de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire ; Elie Tenenbaum, chercheur à l’Institut français des relations internationales ; le professeur Olivier Sibony, enseignant au département stratégie d’HEC.

Dimension géopolitique. Selon Jean-Michel Jacques, le contexte géopolitique demeure imprévisible sur les plans politique, diplomatique et militaire avec le retour sur la scène internationale de la Chine, de la Russie, et de la Turquie. La guerre devient hybride avec des actions directes et indirectes ou des cyberattaques indétectables. Les conflits se manifestent dans les champs national et international, au loin ou au plus près. La surprise provoque un choc émotionnel, suivi d’une faute dans la prise de décision. La capacité de défense repose sur le renseignement, l’innovation technologique et le facteur humain. Les enjeux portent sur la maîtrise de l’information et le soutien à la recherche fondamentale. L’imprévisibilité implique de s’affranchir de règles, des normes établies et du principe de précaution.

Guerre asymétrique. La surprise stratégique, qui fait partie de l’imprévisibilité, est consubstantielle à la notion de guerre, estime Elie Tenenbaum. Lors des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, l’organisation terroriste Al Quaïda a utilisé des avions de ligne comme missiles. La guerre irrégulière emploie populations civiles, téléphones portables, engins explosifs improvisés, et petits avions télécommandés transformés en drones. L’armée française en a tiré les leçons au Sahel. Conséquence de la guerre du Golfe (1990-1991), la « guerre hors limites », évoquée par deux colonels chinois dans un livre publié en 1999, inclut la finance, le terrorisme et la lutte idéologique. La stratégie, qui s’est émancipée du champ militaire sans pour autant s’en dispenser à cause des enjeux physiques, pourrait connaître des combinaisons considérables d’ici à 2035.

Force et ruse. Véritable opération spéciale, le cheval de Troie a combiné la ruse et la force guerrière, rappelle Jean-Vincent Holeindre. La guerre irrégulière exclut la norme éthique, liée à la fonction du soldat dans les régimes démocratiques. La Russie et la Chine ont la culture de la ruse, alors que la logique de l’honneur et du courage prévaut dans les pays occidentaux. En matière de défense, la ruse n’y est utilisée que dans les situations extrêmes, car elle suscite la défiance dans un monde de plus en plus transparent. Condition de sa crédibilité, la dissuasion nucléaire de la France repose sur sa prévisibilité pour éviter la guerre nucléaire, tout en conservant une part d’imprévisibilité, à savoir le refus de définir ses intérêts vitaux. La ruse s’impose au niveau tactique comme, par exemple, la « surinformation » par multiplication des signaux pour embrouiller l’état-major de l’adversaire. La recherche stratégique se fonde sur la ruse, complémentaire de la force.

Champ des perceptions. A la guerre du Golfe (1990-1991), transparente grâce aux capteurs utilisés, a succédé le conflit en Afghanistan (2001-2014), où un adversaire rustique a pu porter des coups à une coalition internationale disposant de moyens de guerre électronique et de quatre fois plus de drones qu’avant, rappelle le général Justel. L’aide numérique à la décision devient difficile à assimiler par un pilote en situation de combat. La manipulation de l’information par les réseaux sociaux cible la cohésion des militaires. Pour renforcer l’imprévisibilité de sa propre action, il faut sortir de l’enseignement acquis en école, que l’adversaire connaît, dissimuler ses propres informations, éviter la déconnexion du terrain, pour ne pas se trouver immergé dans une « bulle » d’état-major, et prendre l’initiative pour imposer son rythme. Il faut tout connaître sur l’adversaire : doctrine, équipements, expertise numérique, environnement, base arrière, stratégie et psychologie. Il faut l’attaquer dans ses perceptions en perturbant ses moyens de communications radio et numérique, pour provoquer de l’incompréhension, puis en lui fournissant des informations divergentes, pour l’empêcher de percevoir le risque le plus grave.

Crédibilité et réversibilité. Depuis vingt ans, l’action d’urgence a donné une crédibilité tactique mais, aujourd’hui, l’instabilité revient, avertit le général Burkhard. Le monde évolue de la compétition à la contestation et à l’affrontement sur les plans économique, politique et sanitaire. L’escalade entre grandes puissances redevient possible. L’adversaire fait en sorte que la crise reste en dessous du seuil de l’affrontement. Il va chercher à vaincre sans combattre par des moyens immatériels pour imposer un fait accompli. Afin d’éviter de perdre une guerre avant de l’avoir livrée, il s’agit de renforcer les capacités de renseignement et d’analyse avec l’intelligence artificielle. La décision politique, fondée sur des critères militaires, doit faire face à des menaces plus globales aux implications diplomatiques, sécuritaires et sanitaires, comme la crise liée au Covid-19. Le maintien du niveau d’interopérabilité entre les armées de Terre française, britannique et américaine exige des exercices non plus de 800-1.000 militaires mais de 7.000-20.000. Les adversaires potentiels en connaissent les principes moraux, procédures et signaux faibles. Exercices intensifs, mises en alerte et déplacements hors programmes, facteurs d’incertitude, compliquent leur travail d’analyse. Les forces terrestres doivent pouvoir passer rapidement des exercices à proximité des zones sensibles aux opérations. Aux messages clairs et dissuasifs, doivent s’ajouter des messages flous pour créer de l’imprévisibilité, conclut le général.

Loïc Salmon

L’imprévisibilité se trouve d’abord dans la tête des protagonistes, souligne Olivier Sibony. Les entreprises veulent de la diversité dans le recrutement mais pas dans la pensée. L’excès de confiance tend à sous-estimer la qualité de l’information reçue. Il convient de se méfier des évidences apparentes. Les organisations ont tendance à réagir vite. Or, il s’agit d’éviter le piège du consensus et de fabriquer des divergences et des capacités de penser autrement, tout en empêchant l’adversaire de faire de même afin de le déstabiliser. Une bonne connaissance de l’adversaire permet de saisir comment il pense et pourrait réagir de manière disproportionnée à un acte qu’il jugerait hostile. La « déception », fréquente dans le monde économique, consiste à amener un concurrent à agir contre ses intérêts.

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Stratégie : éviter le déclassement de l’Europe

Les affirmations de puissance de la Russie, de la Chine, de l’Iran et de la Turquie ainsi que les confrontations hybrides et multiformes mettent en péril la sécurité internationale, avec un risque de déclassement stratégique pour l’Europe. En conséquence, la France réactualise sa « Revue stratégique ».

Alice Guitton, directrice générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées, a présenté le document « Actualisation stratégique 2021 » (AS 2021) à la presse, le 21 janvier 2021 à Paris. Dans la préface, la ministre des Armées, Florence Parly, souligne que le bouleversement social et économique majeur dû au Covd-19 a approfondi les clivages et rapports de forces, suscitant de nouvelles tensions sur les ressources et surtout catalysant les menaces.

Amplification des menaces. L’AS 2021 confirme les grandes menaces déjà identifiées dans la Revue stratégique de 2017, indique Alice Guitton : terrorisme djihadiste ; prolifération des armes de destruction massive NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique) ; intensification de la compétition militaire de la Russie et de la Chine, qui exploitent l’intégralité des champs de confrontation, dont le cyber et l’espace. En outre, se généralisent des stratégies hybrides, pratiquées notamment par l’Iran et la Turquie, pour exploiter les vulnérabilités des sociétés ouvertes, démocratiques et tolérantes. Pour y faire face, la défense de la France remonte en puissance avec trois objectifs. D’abord, un modèle d’armée complet permettra d’agir dans les champs matériels et immatériels et sur le spectre d’intervention le plus large possible pour conserver la liberté d’action et entraîner des pays partenaires. Ensuite, la base industrielle et technologique de défense joue un rôle majeur dans l’économie française. Enfin, il s’agit de renouveler les capacités nécessaires pour préparer la guerre de demain, y compris un conflit de haute intensité.

Intérêts occidentaux partagés. Dans leur majorité, indique Alice Guitton, les pays européens partagent la vision stratégique de la France ainsi que les Etats-Unis pour la liberté d’action en mer. Les administrations américaines ont maintenu un dialogue en vue de relations équilibrées sur l’ensemble des théâtres. Toutefois, souligne l’AS 2021, l’incertitude de la volonté politique des Etats-Unis à s’engager dans des crises régionales aux frontières de l’Union européenne (UE) rend nécessaire de bâtir un véritable pilier européen de défense et de sécurité, en cohérence avec les évolutions de l’OTAN. Cela implique de consolider l’Europe de la défense, de réduire ses dépendances extérieures et d’élaborer des réponses communes aux agressions hybrides. L’insuffisance des engagements opérationnels de l’UE en Méditerranée et en Afrique pourra être comblée par : l’amélioration des structures européennes de commandement ; le renforcement de l’action commune dans les domaines maritime et aérien ; le partage de moyens opérationnels et de points d’appui dans les zones stratégiques ; l’amélioration des outils d’appréciation de situation et la mise en place de la « Facilité européenne pour la paix ». Afin d’accroître leur interdépendance technologique et industrielle pour assumer leurs responsabilités partagées, les Etats membres bénéficieront du Fonds européen de défense destiné à mettre en cohérence leurs outils capacitaires, grâce à de nouveaux équipements et technologies. La nécessité, pour l’UE, d’une plus grande indépendance se vérifie déjà dans la téléphonie mobile 5 G, l’intelligence artificielle et l’énergie.

Loïc Salmon

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Géopolitique de la Russie

La puissance de la Russie repose sur son vaste territoire, sa richesse énergétique et son appareil militaire modernisé.

D’une superficie de 17 Mkm2 sur 11 fuseaux horaires, la Fédération de Russie compte 144,5 millions d’habitants répartis en 160 ethnies et 194 nationalités. La partie asiatique occupe 75 % du territoire avec seulement 20 % de sa population, ce qui explique la culture principalement européenne de la Russie. Les ventes de pétrole et de gaz, qui constituent 68 % de ses exportations, représentent 29 % de son produit intérieur brut. Le reste provient de l’industrie, de l’agriculture et de la technologie, à la suite d’investissements massifs dans la recherche et le développement…pour moins dépendre des hydrocarbures. La Russie exporte 85 % de son gaz vers l’Union européenne (UE), qui assure ainsi 30 % de ses importations de gaz à égalité avec ses achats à la Norvège. Les ports baltes, qui constituaient l’unique débouché du pétrole russe par la Baltique en 1999, sont remplacés, en 2020, par quatre ports russes ainsi que trois oléoducs en construction. En se brouillant avec la Russie, l’Ukraine a perdu l’accès à un gaz bon marché et est approvisionnée par l’Europe de l’Ouest avec du gaz..acheté en Russie ! Elle a aussi perdu le charbon bon marché extrait du Donbass, où la sécurité des populations des deux Républiques auto-proclamées est garantie par…la Russie. Celle-ci attend que l’écroulement économique et politique de l’Ukraine fasse comprendre à sa population qu’elle n’a rien attendre de l’Occident, peu enclin à mobiliser ses forces pour permettre à l’Ukraine de remporter une hypothétique victoire à l’Est. A la destitution du président ukrainien pro-russe, dénoncée comme un coup d’Etat par Moscou, succède, en 2014, un referendum en Crimée. Les électeurs se prononcent à 96,77 % pour son rattachement à la Russie. Pour assurer sa sécurité et son influence dans l’espace eurasiatique, celle-ci veut conserver la Crimée, conquise au XVIIIème siècle et dont le port militaire de Sébastopol héberge sa flotte de la mer Noire. Elle entend arrêter l’expansion géopolitique et idéologique de l’Occident, amorcée par l’intégration à l’UE et à l’OTAN des anciens Etats satellites de l’URSS, malgré les promesses faites à Moscou peu avant la chute de l’empire soviétique (1991). La campagne militaire occidentale du Kosovo (1998-1999) contribue à l’affaiblissement de la nouvelle Russie. En 2008, celle-ci réagit militairement contre la Géorgie (destruction de 90 % de sa flotte), jugée trop proche des Etats-Unis et de l’UE. Son multiculturalisme (18 millions de musulmans russes), facilite son action diplomatique au Moyen-Orient. Devant la menace terroriste d’Al Qaïda et pour maintenir l’unité fédérale, la Russie soutient les classes politiques ralliées en Tchétchénie et au Daghestan. En 2015, elle intervient en Syrie contre Daech, qui compte 7.000 combattants venus des ex-Républiques soviétiques et dont beaucoup ont été formés en Afghanistan et au Pakistan. Elle se rapproche de la Turquie après la tentative de putsch (2016), vraisemblablement soutenue par la CIA, et le risque, pour Ankara, de voir les Kurdes disposer d’un sanctuaire militarisé en Syrie. Cela se concrétise par la construction du gazoduc Turkish Stream, pour alimenter l’UE, et la commande de missiles anti-aériens S400 russes par la Turquie…membre de l’OTAN. Enfin, la Russie augmente son budget militaire de 4 % par an depuis 2011, notamment pour remplacer ses missiles balistiques stratégiques en 2022 et reconstruire sa Marine.

Loïc Salmon

« Géopolitique de la Russie », ouvrage collectif. Editions SPM, 384 p. 33 €.

Chine et Russie : affirmations de puissance et difficultés internes

Proche-Orient : retour en force de la Russie dans la région

Cyber : instrument de la puissance russe en Baltique

 




Moyen-Orient : rivalités entre Arabie Saoudite, Iran et Turquie

La dégradation de la situation régionale profite à l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie, qui cherchent à affirmer leur influence et peut-être leur légitimité.

Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques, l’a expliqué au cours d’une conférence-débat organisée, le 28 novembre 2019 à Paris, par l’Association des auditeurs IHEDN région Paris Ile-de-France.

Le contexte stratégique. Sauf en Tunisie, les révoltes arabes de 2011 ont conduit à des répressions intérieures et des tensions à l’extérieur, au Soudan, en Syrie, au Liban, en Irak et en Iran. Les conflits externes ont débouché sur des impasses militaires, faute de solutions politiques. Daech a perdu ses bastions territoriaux, mais le terrorisme perdure. Le Moyen-Orient est devenu une région « apolaire », car les pôles d’attractivité que constituaient l’Irak, l’Egypte et la Syrie n’existent plus.

L’Arabie Saoudite. Peuplé de 33 millions d’habitants, le royaume d’Arabie Saoudite veut s’affirmer dans la région. La contestation arabe de 2011 et ses revendications politico-sociales de dignité et de liberté ont effrayé ses dirigeants. L’abandon du président égyptien Hosni Moubarak par ses forces armées et les Etats-Unis leur a fait prendre conscience d’un risque identique. Ils ont alors réagi, avec succès, par une assistance sociale et un programme d’infrastructures totalisant 36 Md$, soit 8,5 % du produit national brut. Depuis sa création en 1932, le royaume saoudien était dirigé par une gérontocratie, où la succession s’effectuait de frère en frère. A son avènement en 2015, le roi Salman (79 ans) va la changer en désignant, deux ans plus tard, son fils Mohamed ben Salman (MBS) comme prince héritier, chargé de l’économie, de la police et des forces armées. Son clan met fin au Conseil d’allégeance fonctionnant par consensus. MBS, qui comprend une partie des aspirations populaires, décrète certaines réformes, comme l’autorisation de conduire une voiture pour les femmes, la tenue de concerts et l’ouverture de quelques cinémas. Pour réduire la dépendance à la volatilité des prix du pétrole, il procède à la diversification de l’économie et à la « saoudisation » des emplois. En outre, il enferme, dans un hôtel de luxe, 200 responsables de hauts niveaux pour qu’ils paient effectivement leurs impôts. A l’extérieur, son action s’enlise dans une guerre contre le Yémen, déclenchée en 2015 et qui perdure en 2019, et une tentative, manquée, de déstabilisation du Qatar en 2017, lequel en profite pour se moderniser. Pourtant, l’Arabie saoudite parvient à conserver le soutien des Etats-Unis, grâce à ses achats d’armement. De son côté, Washington veut s’appuyer sur un Etat stable avec une capacité d’influence par la religion. Les réserves saoudiennes d’hydrocarbures conservent leur importance, car l’exploitation massive des gaz de schiste commence à causer de graves dégâts écologiques dans certaines régions des Etats-Unis. L’opposition récurrente de l’Arabie Saoudite à l’Iran repose davantage sur une concurrence géopolitique que sur un antagonisme religieux (sunnisme saoudien contre chiisme iranien), instrumentalisé par les deux Etats.

L’Iran. Peuplé de 80 millions d’habitants, l’Iran occupe une position centrale sur le plan géographique, avec des frontières terrestres et maritimes avec 15 Etats, et aussi en raison de ses réserves considérables en hydrocarbures et sa fierté nationaliste résultant de sa très longue histoire. Au cours du XXème siècle, il a connu une révolution constitutionnelle en 1906, la nationalisation de son industrie pétrolière en 1951 et la chute de la monarchie en 1979. La République islamique d’Iran combine les légitimités religieuse et républicaine (par des élections). Elle a mis fin à son prosélytisme révolutionnaire lors de sa guerre contre l’Irak (1980-1988), où toutes les énergies ont été mobilisées pour défendre le pays et qui lui a coûté 500.000 morts. Depuis, l’Irak, qui déplore 180.000 morts dans cette guerre, se méfie de son voisin. En revanche, l’Iran souhaite continuer à exercer son influence séculaire au Moyen-Orient, grâce à son corps diplomatique chevronné. L’accord de 2015 sur son dossier nucléaire, valable pendant 10 ans et qui a impliqué tous les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, Russie et Chine), a été scrupuleusement respecté, avec possibilité d’inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique. Sa dénonciation unilatérale par Washington, le 8 mai 2018, a été suivie un an après, jour pour jour, de la reprise de l’enrichissement de l’uranium par Téhéran. La question des missiles balistiques iraniens, également dénoncée par Washington, n’était pas incluse dans l’accord sur le nucléaire.

La Turquie. Peuplée de 80 millions d’habitants, la Turquie a connu d’importantes transformations sociologiques, économiques et politiques au cours des 25 dernières années. Le niveau de vie y a été multiplié par 2,5 en 7-8 ans depuis l’arrivée du président Recep Tayyip Erdogan. Son réseau d’entreprises de travaux publics s’est développé en Afrique, où le nombre de contrats est passé de 12 en 2002 à 41 en 2018, et en Amérique latine. Mais la situation s’est dégradée en juillet 2016 lors de la tentative de coup d’Etat, que les pays occidentaux n’ont pas condamnée. La réaction a conduit à 70.000 arrestations et à la révocation de 110.000 fonctionnaires, ébranlant l’Etat de droit. Pourtant, l’opposition a conquis la mairie d’Istanbul. A l’extérieur, le rétablissement de relations avec l’Occident, amorcé en 1967, s’est arrêté en 1974 avec l’annexion de la partie Nord de l’île de Chypre. En 2003, la Turquie a refusé l’utilisation de la base d’Incirlik par l’aviation américaine pour attaquer l’Irak par le Nord, attitude partagée à l’époque par la France, l’Allemagne et la Russie, opposées à toute action unilatérale. Surprise par la révolte arabe de 2011, elle a tenté, sans succès, une médiation dans la guerre civile syrienne. Après la défaite militaire de Daech en 2019, elle a envahi une bande au Nord du territoire syrien pour contrer l’organisation PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), qualifiée de terroriste. Quoique membre de l’OTAN, elle a acheté des missiles anti-aériens S400 à la Russie, soutien militaire et diplomatique du régime syrien.

Loïc Salmon

Israël, souligne Didier Billion, pratique la fuite en avant grâce au soutien inconditionnel des Etats-Unis, qui lui procure un sentiment d’impunité vis-à-vis de la question palestinienne. Le nombre de colons dans les territoires qu’il occupe est passé de 10.000 en 1973 à 600.000 en 2019. Israël n’accepte pas la solution de deux Etats pour une raison démographique. L’appui américain s’est renforcé avec l’administration Trump : déplacement de l’ambassade de Tel Aviv à Jérusalem (2018) ; reconnaissance de la légalité de la colonisation par le secrétaire d’Etat Mike Pompeo (2019). En outre, l’Etat hébreu s’est rapproché de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, adversaires, comme lui, de l’Iran. Quoique micro-Etat, le Qatar s’est placé au centre des jeux d’influence par sa richesse en gaz naturel et sa diplomatie sportive. Il compense sa faiblesse militaire par la présence de bases américaine et turque sur son territoire.

Arabie Saoudite, de l’influence à la décadence

Iran : acteur incontournable au Moyen-Orient et au-delà

Turquie : partenaire de fait aux Proche et Moyen-Orient

Moyen-Orient : géopolitique des rivalités des puissances