La guerre en Ukraine remet en question les acquis de la défense de l’Union européenne, dont 15 Etats membres sur 27 ont déjà annoncé une augmentation de leur budget militaire.
Le 31 mai 2022 à Paris, la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) a organisé un colloque sur ce thème à l’occasion du salon international des armements terrestres Eurosatory (13-17 juin). Y sont intervenus : Philippe Gros, maître de recherche à la FRS ; Alexandre Lahousse, chef de service des affaires industrielles et de l’intelligence économique à la Direction générale de l’armement ; un officier supérieur de l’état-major de l’armée de Terre.
Enseignements du conflit ukrainien. La réflexion stratégique a permis d’anticiper l’intervention de la Russie, mais pas la résistance tenace de l’Ukraine ni les réactions des pays occidentaux, indique Philippe Gros. Déstabilisateur sur le plan géopolitique, le conflit souligne les velléités interventionnistes russes et l’interventionnisme américain en faveur de l’Ukraine. Or selon les ébats en cours à Washington, la priorité des Etats-Unis reste la Chine et la compétition pour la conduite des affaires du monde au XXIème siècle. Elément structurant de l’appareil de défense européen, leur présence ou leur absence dans une coalition rappelle les risques d’un engagement de haute intensité en Europe. Les démonstrations de force de la Russie en Syrie, entre 2013 et 2015, se sont produites à une échelle réduite et avec une forte asymétrie entre les acteurs. En 2022, l’Ukraine mobilise 700.000 hommes sur son territoire contre une force expéditionnaire de 150.000 Russes et Alliés, engagée en totalité avec de graves difficultés logistiques et de maintien des équipements et armements en condition opérationnelle. Selon Philippe Gros, l’erreur fondamentale d’appréciation de Vladimir Poutine sur la situation en Ukraine a conditionné toute la préparation de l’engagement militaire. L’armée russe a troqué sa masse et ses tactiques contre une modernisation, incomplète, à l’occidentale. Comme lors des conflits en Tchétchénie (1994-1966 puis 1999-2009), elle combine l’attaque à outrance et la puissance de feu. Cependant, l’évaluation de sa capacité de frappe dans la profondeur a été surestimée, mais des améliorations ont été constatées ces dernières semaines. Malgré son sous-dimensionnement en armes lourdes, la capacité de résistance de l’armée ukrainienne a surpris. Grâce à l’intégration de radars américains, celle-ci se montre efficace pour les tirs de contre-batterie, aptitude reconnue par les artilleurs russes. En outre, l’usage massif de drones dans la profondeur tactique crée une véritable occupation du ciel. Environ 400 drones, dont des appareils américains et turcs du côté ukrainien, survolent en même temps l’espace de bataille. Deux méthodes permettent de remporter la victoire, indique Philippe Gros. La logique d’approche directe porte sur l’annihilation des forces adverses par l’usure et l’attrition. La logique d’approche indirecte recherche des effets de désarticulation de l’ennemi par la dislocation ou la désintégration de son système de commandement et de conduite des opérations, l’isolement ou la paralysie. Ainsi, l’armée ukrainienne a manœuvré au niveau opératif (théâtre d’opérations) en s’attaquant aux nœuds de communications stratégiques de l’armée russe, à savoir les centres de transports multimodaux qui constituent le centre de gravité de son dispositif dans le Donbass. Pour le sécuriser, celle-ci a déplacé des forces du Nord de l’Ukraine vers l’Est. Au niveau tactique, les manœuvres ukrainienne et russe s’avèrent trop lentes pour provoquer, par l’usure, la dislocation du dispositif adverse. En effet, cela nécessite une masse importante de combattants, d’équipements et de munitions. Ce conflit incite à réfléchir en termes de doctrine, d’organisation, de recrutement, de soutien, d’entraînement et de régénération de forces (réserves).
BITD de combat. Le scénario de haute intensité, étudié depuis longtemps, implique une partie industrielle pour soutenir l’effort de guerre, explique Alexandre Lahousse. La base industrielle de technologie et de défense (BITD) de la France représente 4.000 petites et moyennes entreprises sous-traitantes de 9 grands groupes maîtres d’œuvre, à savoir Airbus, Arquus, Dassault, MBDA, Naval Group, Nexter, Thales, Safran et ArianeGroup. Elle assure 200.000 emplois industriels de défense sur l’ensemble du territoire et réalise un chiffre d’affaires militaires annuel consolidé de 28 Mds€, dont 7,5 Mds€ en moyenne à l’export. En cas de combat, elle évolue graduellement selon la montée de l’effort militaire. Il s’agit d’augmenter : les cadences de production pour compléter le niveau des stocks ; les capacités de production, dans le cadre de la programmation militaire pour accroître durablement certains stocks (munitions et pièces de rechange) et parcs (véhicules) ; le potentiel de production, afin de fournir plus, en continu et sous un court préavis, pour compenser l’attrition des systèmes et les consommations intensives de munitions et de pièces de rechange. Il convient aussi d’identifier les capacités industrielles mobilisables, nationales et européennes, civiles et de défense. La résilience nécessite de disposer de matières premières, matériaux, composants, ressources humaines et financements privés. Enfin, la réduction des dépendances actuelles et futures implique de rechercher de solutions de rechange pour les usages et les approvisionnements et d’investir dans les technologies d’avenir.
Stratégie capacitaire terrestre. Le programme « Scorpion » constitue une montée en puissance du combat collaboratif, qui connaît une réalité opérationnelle avec l’opération « Barkhane » au Sahel en 2021, explique le lieutenant-colonel de l’armée de Terre. Le champ de bataille devrait encore évoluer au cours des 15 à 20 prochaines années. Comme il devient de plus en plus contesté, il faudra y accéder grâce à des effets puissants (artillerie) et, pour s’y maintenir après avoir pris des coups, une redondance des moyens et une capacité de résilience par l’entretien des flux logistiques. Satellites et drones rendant le théâtre d’opérations plus transparent, il faudra masquer ses intentions plus que son dispositif et mener des actions offensives contre les capteurs adverses. Une agression de haute intensité nécessite de réagir dans la profondeur et de trouver un équilibre entre protection, discrétion et mobilité des forces. Le renforcement de l’automatisation entraîne une robotique de masse et celui de la connectivité une accélération du processus décisionnel. Des études, commencées en 2019, portent sur le projet « Titan », réalisable d’ici à 2040. Ce dernier vise à assurer la cohérence d’ensemble des forces aéroterrestres, afin de pénétrer et opérer dans la complexité du champ de bataille futur face à un adversaire de même rang. Outre le renouvellement de la défense sol-air et de l’artillerie à longue portée, il intègrera des capacités nouvelles et rendra la connectivité entre équipements et armements plus agile et résiliente. Enfin, « Titan » devra garantir l’interopérabilité avec les autres milieux (mer et cyber) et les forces alliées.
Loïc Salmon
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