Moyen-Orient : Turquie et Arabie saoudite, vers la détente

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Après une décennie de tensions consécutives à une divergence religieuse et une rivalité géopolitique régionale, la Turquie et l’Arabie saoudite s’orientent vers un rapprochement sur les plans diplomatique, militaire, stratégique et économique, en raison de l’évolution de la situation internationale.

C’est ce qui ressort d’une note de la Fondation pour la recherche stratégique, publiée en mai 2022 et rédigée par Georges Clementz et Rodolph El Chami, assistants de recherche.

Contexte régional. En 2011, la Turquie soutient les révolutions des « Printemps arabes », qu’elle considère utiles à l’exportation de son modèle islamiste dans les pays arabes. Mais pour l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe, la Turquie promeut en fait la ligne des Frères musulmans, opposée à la doctrine religieuse wahhabite de Ryad. Cet antagonisme s’est manifesté au Maghreb, où a émergé un axe Turquie-Qatar soutenant les partis islamistes démocratiquement élus, face à un axe Arabie-Émirats arabes unis (EAU). De même en Égypte, le premier axe a aidé, sur les plans médiatique et financier, le président Mohamed Morsi (mouvance Frères musulmans), élu en 2012 mais destitué l’année suivante par un coup d’État militaire à l’instigation du second axe. Ryad s’est en effet engagé à compenser toutes les sanctions économiques prises par l’Occident contre l’Égypte, invoquant la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme. En Libye à partir de 2020, la Turquie soutient militairement le gouvernement d’union nationale en lutte contre le maréchal Khalifa Haftar, soutenu par la Russie, l’Arabie saoudite, les EAU et l’Égypte. En Tunisie, Ankara, favorable au mouvement islamiste An-nahda du président du Parlement, s’est vu refuser, par le président de la République Kaïs Saied, l’acheminement de forces et de matériels militaires vers la Libye via la Tunisie. En 2017, l’Arabie saoudite, Bahreïn et les EAU ont accusé le Qatar de financer le terrorisme et lui ont imposé un blocus terrestre, maritime et aérien et exigé la fermeture de la base militaire turque sur son territoire. La Turquie a riposté par une augmentation de ses effectifs militaires au Qatar et l’envoi d’une aide alimentaire. En 2018, l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, dans l’enceinte du consulat saoudien à Istanbul, a encore dégradé les relations entre Ryad et Ankara. Mais en avril 2022, à la demande de Ryad, la justice turque a mis un terme au procès des ressortissants saoudiens accusés de l’assassinat et transféré son dossier aux autorités saoudiennes. Ce revirement s’explique d’abord par le recul de l’intérêt des États-Unis pour le Moyen-Orient. Dès l’élection de Joe Biden en 2020, l’Arabie saoudite a conclu un accord de réconciliation avec le Qatar et a levé le blocus en vigueur. En outre, les échecs des Printemps arabes et du coup d’État de 2016 en Turquie ont incité Ankara à s’éloigner du mouvement islamiste des Frères musulmans. S’y ajoute la menace commune, constituée par la prolifération des milices chiites soutenues par l’Iran. Ainsi, une milice irakienne a attaqué directement le territoire des EAU et le mouvement yéménite politico-militaire houthiste celui de l’Arabie saoudite. De son côté, la Turquie a dû combattre des milices chiites dans le Nord de la Libye. Or, les négociations sur l’accord nucléaire entre les États-Unis et la République islamiste d’Iran pourraient ne pas tourner à l’avantage des monarchies du Golfe.

Diplomatie et défense. Des entretiens bilatéraux de haut niveau ont eu lieu en mai et juillet 2021. Puis, l’Arabie saoudite a levé le boycott informel sur les produits turcs en janvier 2022 et la Turquie a mis un terme aux restrictions imposées à certains médias saoudiens, dont la chaîne Al Arabiya installée à Dubaï. En février 2022, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est rendu aux EAU pour signer 13 accords de coopération et une lettre d’intention sur la coopération entre les industries de défense. En avril 2022, ce sujet a été au cœur de ses entretiens avec le prince héritier Mohammed ben Salman à Ryad. Les forces armées turques pourraient entraîner les troupes saoudiennes et organiser des exercices militaires conjoints. L’Arabie saoudite pourrait acheter des drones, des missiles, des technologies de radar, des matériels électroniques et des systèmes de défense anti-aérienne à la Turquie.

Convergences stratégiques. L’amélioration des relations entre les deux pays pourrait déboucher sur une vision politique commune sur la Syrie, l’abandon par Ryad de sa position favorable à Athènes et une reprise des relations entre Ankara et Le Caire. En outre, ce rapprochement va isoler l’Iran, dont l’influence s’étend de la Syrie au Yémen. En 2020, Ryad et Ankara avaient conclu un contrat de 200 M$ portant sur l’achat de drones turcs… utilisés dans la guerre au Yémen. Celle-ci a entraîné des restrictions dans les contrats d’armement de l’Arabie saoudite conclus avec les États-Unis. Par ailleurs, la CIA a publié un rapport sur le rôle du prince Ben Salman dans l’affaire Khashoggi. Outre ses messages positifs quant à l’accord sur le nucléaire iranien, l’administration Biden a retiré les Houthis de la liste américaine des groupes terroristes. Dès mars 2021, Ankara s’est déclaré concerné par les attaques des Houthis sur le territoire saoudien. En janvier 2022, il a exprimé sa solidarité avec Ryad au sujet des attaques houthies visant des civils et les qualifiant de « terroristes ». Les médias turcs pro-gouvernementaux estiment indispensable une intervention militaire turque au Yémen, au sein de la coalition internationale conduite par l’Arabie saoudite depuis 2015. Par ailleurs, la guerre entre la Russie et l’Ukraine devrait renforcer cette convergence d’intérêts. L’Arabie saoudite évite de s’engager en faveur de l’une ou l’autre, alors que la Turquie soutient l’Ukraine sans s’opposer à la Russie. Cette position d’Ankara, difficile à maintenir sur le long terme, rend encore plus nécessaire son rapprochement avec Ryad.

Conséquences économiques. Les monarchies pétrolières du Golfe tentent de diversifier leurs politiques économiques. De son côté, la Turquie connaît une grave crise économique et une dévalorisation de sa monnaie depuis deux ans. La pandémie du Covid19 et les répercussions économiques de la guerre en Ukraine ont porté l’inflation à plus de 60 %. Toutefois, au premier semestre 2021, les échanges économiques entre la Turquie et les EAU ont doublé en un an. Lors de sa visite à Ankara en novembre 2021, le dirigeant des EAU a annoncé le lancement d’un fonds de 9 Mds en soutien des investissements en Turquie. En Arabie saoudite, l’initiative « Vision 2030 », destinée à faciliter les investissements étrangers, pourrait profiter aux entreprises turques du bâtiment et du tourisme. Par suite de l’embargo, les ventes des produits turcs à l’Arabie saoudite sont passées de 2,4 Mds$ en 2020 à 215 M$ en 2021. Sa levée a permis de les relancer. Le projet des « Nouvelles Routes de la Soie », mis en œuvre par la Chine, pourrait renforcer la coopération économique entre la Turquie et l’Arabie saoudite. Celle-ci constitue une priorité dans la Route de la Soie maritime pour les échanges entre la Chine et l’Europe. De son côté, la Turquie souhaite s’intégrer au projet chinois et compte sur un financement de l’Arabie saoudite.

Loïc Salmon

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