La dégradation de la situation régionale profite à l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie, qui cherchent à affirmer leur influence et peut-être leur légitimité.
Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques, l’a expliqué au cours d’une conférence-débat organisée, le 28 novembre 2019 à Paris, par l’Association des auditeurs IHEDN région Paris Ile-de-France.
Le contexte stratégique. Sauf en Tunisie, les révoltes arabes de 2011 ont conduit à des répressions intérieures et des tensions à l’extérieur, au Soudan, en Syrie, au Liban, en Irak et en Iran. Les conflits externes ont débouché sur des impasses militaires, faute de solutions politiques. Daech a perdu ses bastions territoriaux, mais le terrorisme perdure. Le Moyen-Orient est devenu une région « apolaire », car les pôles d’attractivité que constituaient l’Irak, l’Egypte et la Syrie n’existent plus.
L’Arabie Saoudite. Peuplé de 33 millions d’habitants, le royaume d’Arabie Saoudite veut s’affirmer dans la région. La contestation arabe de 2011 et ses revendications politico-sociales de dignité et de liberté ont effrayé ses dirigeants. L’abandon du président égyptien Hosni Moubarak par ses forces armées et les Etats-Unis leur a fait prendre conscience d’un risque identique. Ils ont alors réagi, avec succès, par une assistance sociale et un programme d’infrastructures totalisant 36 Md$, soit 8,5 % du produit national brut. Depuis sa création en 1932, le royaume saoudien était dirigé par une gérontocratie, où la succession s’effectuait de frère en frère. A son avènement en 2015, le roi Salman (79 ans) va la changer en désignant, deux ans plus tard, son fils Mohamed ben Salman (MBS) comme prince héritier, chargé de l’économie, de la police et des forces armées. Son clan met fin au Conseil d’allégeance fonctionnant par consensus. MBS, qui comprend une partie des aspirations populaires, décrète certaines réformes, comme l’autorisation de conduire une voiture pour les femmes, la tenue de concerts et l’ouverture de quelques cinémas. Pour réduire la dépendance à la volatilité des prix du pétrole, il procède à la diversification de l’économie et à la « saoudisation » des emplois. En outre, il enferme, dans un hôtel de luxe, 200 responsables de hauts niveaux pour qu’ils paient effectivement leurs impôts. A l’extérieur, son action s’enlise dans une guerre contre le Yémen, déclenchée en 2015 et qui perdure en 2019, et une tentative, manquée, de déstabilisation du Qatar en 2017, lequel en profite pour se moderniser. Pourtant, l’Arabie saoudite parvient à conserver le soutien des Etats-Unis, grâce à ses achats d’armement. De son côté, Washington veut s’appuyer sur un Etat stable avec une capacité d’influence par la religion. Les réserves saoudiennes d’hydrocarbures conservent leur importance, car l’exploitation massive des gaz de schiste commence à causer de graves dégâts écologiques dans certaines régions des Etats-Unis. L’opposition récurrente de l’Arabie Saoudite à l’Iran repose davantage sur une concurrence géopolitique que sur un antagonisme religieux (sunnisme saoudien contre chiisme iranien), instrumentalisé par les deux Etats.
L’Iran. Peuplé de 80 millions d’habitants, l’Iran occupe une position centrale sur le plan géographique, avec des frontières terrestres et maritimes avec 15 Etats, et aussi en raison de ses réserves considérables en hydrocarbures et sa fierté nationaliste résultant de sa très longue histoire. Au cours du XXème siècle, il a connu une révolution constitutionnelle en 1906, la nationalisation de son industrie pétrolière en 1951 et la chute de la monarchie en 1979. La République islamique d’Iran combine les légitimités religieuse et républicaine (par des élections). Elle a mis fin à son prosélytisme révolutionnaire lors de sa guerre contre l’Irak (1980-1988), où toutes les énergies ont été mobilisées pour défendre le pays et qui lui a coûté 500.000 morts. Depuis, l’Irak, qui déplore 180.000 morts dans cette guerre, se méfie de son voisin. En revanche, l’Iran souhaite continuer à exercer son influence séculaire au Moyen-Orient, grâce à son corps diplomatique chevronné. L’accord de 2015 sur son dossier nucléaire, valable pendant 10 ans et qui a impliqué tous les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, Russie et Chine), a été scrupuleusement respecté, avec possibilité d’inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique. Sa dénonciation unilatérale par Washington, le 8 mai 2018, a été suivie un an après, jour pour jour, de la reprise de l’enrichissement de l’uranium par Téhéran. La question des missiles balistiques iraniens, également dénoncée par Washington, n’était pas incluse dans l’accord sur le nucléaire.
La Turquie. Peuplée de 80 millions d’habitants, la Turquie a connu d’importantes transformations sociologiques, économiques et politiques au cours des 25 dernières années. Le niveau de vie y a été multiplié par 2,5 en 7-8 ans depuis l’arrivée du président Recep Tayyip Erdogan. Son réseau d’entreprises de travaux publics s’est développé en Afrique, où le nombre de contrats est passé de 12 en 2002 à 41 en 2018, et en Amérique latine. Mais la situation s’est dégradée en juillet 2016 lors de la tentative de coup d’Etat, que les pays occidentaux n’ont pas condamnée. La réaction a conduit à 70.000 arrestations et à la révocation de 110.000 fonctionnaires, ébranlant l’Etat de droit. Pourtant, l’opposition a conquis la mairie d’Istanbul. A l’extérieur, le rétablissement de relations avec l’Occident, amorcé en 1967, s’est arrêté en 1974 avec l’annexion de la partie Nord de l’île de Chypre. En 2003, la Turquie a refusé l’utilisation de la base d’Incirlik par l’aviation américaine pour attaquer l’Irak par le Nord, attitude partagée à l’époque par la France, l’Allemagne et la Russie, opposées à toute action unilatérale. Surprise par la révolte arabe de 2011, elle a tenté, sans succès, une médiation dans la guerre civile syrienne. Après la défaite militaire de Daech en 2019, elle a envahi une bande au Nord du territoire syrien pour contrer l’organisation PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), qualifiée de terroriste. Quoique membre de l’OTAN, elle a acheté des missiles anti-aériens S400 à la Russie, soutien militaire et diplomatique du régime syrien.
Loïc Salmon
Israël, souligne Didier Billion, pratique la fuite en avant grâce au soutien inconditionnel des Etats-Unis, qui lui procure un sentiment d’impunité vis-à-vis de la question palestinienne. Le nombre de colons dans les territoires qu’il occupe est passé de 10.000 en 1973 à 600.000 en 2019. Israël n’accepte pas la solution de deux Etats pour une raison démographique. L’appui américain s’est renforcé avec l’administration Trump : déplacement de l’ambassade de Tel Aviv à Jérusalem (2018) ; reconnaissance de la légalité de la colonisation par le secrétaire d’Etat Mike Pompeo (2019). En outre, l’Etat hébreu s’est rapproché de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, adversaires, comme lui, de l’Iran. Quoique micro-Etat, le Qatar s’est placé au centre des jeux d’influence par sa richesse en gaz naturel et sa diplomatie sportive. Il compense sa faiblesse militaire par la présence de bases américaine et turque sur son territoire.
Arabie Saoudite, de l’influence à la décadence
Iran : acteur incontournable au Moyen-Orient et au-delà