Afrique : zone d’intérêt stratégique accru pour la Chine

Le continent africain constitue une cible privilégiée dans la stratégie mondiale de la Chine dans les domaines économique, de sécurité élargie et d’influence.

Ce thème a fait l’objet d’une conférence organisée, le 7 juin 2023 à Paris, par l’association 3 AED- IHEDN. Le colonel Frédéric Gauthier, sous-directeur « Afrique » de la Direction de la coopération de sécurité et de défense au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, est intervenu. Le même jour, 3 AED-IHEDN a rendu public un rapport intitulé « Renouveau des puissances, quelle défense ? », dont un chapitre présente les ambitions de la Chine en Afrique.

Le nouveau contexte stratégique. L’annonce, en 2022, de l’évolution de la politique et du dispositif militaire de la France en Afrique francophone, à l’issue de l’opération « Barkhane » au Sahel, a changé la donne stratégique, estime le colonel Gauthier. La Chine a alors proposé aux pays africains francophones de coopérer davantage à leur développement à la place de la France. Cela a décidé les États-Unis à s’y impliquer aussi. Jusqu’alors, ils aidaient la France dans ses opérations dans la région par du renseignement et de la logistique. Ils se contentaient de dialoguer avec les pays anglophones, notamment le Ghana, le Nigeria, l’Ouganda, le Kenya et l’Afrique du Sud, et avaient une compréhension de l’Afrique différente de celle de la France et des pays d’Asie. Par ailleurs, le positionnement des pays africains sur la guerre en Ukraine et son évolution donne des indications sur ce qui pourrait arriver en cas de durcissement du conflit. A l’ONU, ils ont manifesté, en majorité, une neutralité quant à l’agression de la Russie contre l’Ukraine, mais en subissent directement deux conséquences, à savoir la forte hausse des coûts des denrées agricoles au sens large et la diminution massive de l’aide européenne. Auparavant, l’Afrique qui bénéficiait de 80 % de celle-ci, n’en reçoit plus que 20 %. En revanche, l’Ukraine reçoit une aide considérable de la communauté internationale, tandis que certains pays en Afrique, dont la Namibie, le Burkina Faso et ceux des Grands Lacs confrontés à des difficultés, certes différentes, en reçoivent beaucoup moins. Ce discours de double standard continue d’empoisonner les relations entre certains pays d’Afrique et les États occidentaux. De son côté, à part l’intervention de la société militaire privée Wagner en Afrique francophone, la Russie, agit dans le champ informationnel sur les réseaux sociaux, essentiellement pour dénigrer la France. Or les populations africaines, hyperconnectées au monde, voient ce qui est diffusé sur les réseaux sociaux. En outre, la Russie dispose de moyens considérables de formation dans le cadre de coopérations dans les domaines militaire, sanitaire et agricole. Par exemple, quand la France forme un spécialiste africain, la Russie en forme 300. De son côté, la Chinepropose une coopération industrielle en finançant des grands projets d’infrastructures, mais également en vue d’obtenir les ressources et les denrées qui lui manquent. Selon le colonel Gauthier, la Russie et la Chine mettent en œuvre la même politique de prédation des ressources naturelles en Afrique et, de préférence, des matières premières brutes exportées hors douane Ainsi, les pays africains disposant de réserves de bauxite, dont la Guinée, n’encaissent que le prix de la bauxite brute à la tonne au lieu d’exporter de l’aluminium produit localement. Aujourd’hui, la France veut établir un nouveau partenariat avec ses partenaires africains, tout en conservant ses valeurs au cœur des relations, ce qu’excluent la Russie et la Chine. Or, même les pays anglo-saxons placent leurs intérêts devant leurs valeurs, souligne le colonel.

L’emprise économique chinoise. La Chine exploite des gisements de pétrole et de gaz, des mines, des forêts et des terres agricoles en Afrique pour ses besoins en matières premières, indique le rapport de 3AED-IHEDN. Elle importe de la bauxite de Guinée, du Ghana et de Sierra Leone, de l’uranium et du thorium de Namibie, du cuivre, du nickel, du cobalt et du manganèse d’autres pays. L’Angola lui fournit 70 % de sa production pétrolière. En 2000, la Chine a créé le Forum de la coopération sino-africaine (FCSA), où 53 pays africains et l’Union africaine sont représentés. Elle leur propose des prêts importants pour la construction de leurs infrastructures. Avec ces fonds, des entreprises chinoises ont modernisé et construit plus de 10.000 km de voies ferrées, environ 1.000 ponts, 100 ports et 66.000 km de lignes de transmission et de distribution d’électricité. Elles ont participé à la construction de moyens de production d’électricité de 120 millions de kW, d’un réseau de communication de base de 150.000 km et d’un service de réseaux couvrant près de 700 millions de terminaux d’utilisateurs. Un plan de 2020 prévoit la construction de 30.000 km de routes d’ici à 2030. Elle a établi 25 zones de coopération économique et commerciale dans 16 pays d’Afrique. En une vingtaine d’années, elle est devenue le premier pays pourvoyeur de prêts à l’Afrique subsaharienne, dont la dette envers la Chine est passée de 3,1 % de leur dette totale en 2000 à 62,1 % en 2020. Sur la période 2000-2019, les prêts les plus importants ont été attribués à l’Angola, à l’Éthiopie, à la Zambie, au Kenya, au Nigeria, au Cameroun et au Soudan. Selon le Fonds monétaire international (FMI), la Chine détenait 15 % de la dette extérieure de l’Afrique en 2021 et lui a accordé environs les deux tiers des nouveaux prêts au cours des années 2020-2022. Cela lui permet d’orienter des décisions politiques favorables aux intérêts chinois et d’exercer une influence, voire des pressions, sur le pays emprunteur. Par ailleurs, une partie significative de ces prêts n’est pas signalée au FMI ni à la Banque mondiale. Les entreprises chinoises chargées de réaliser les projets ainsi financés reçoivent les fonds directement, sans qu’ils transitent par le pays africain concerné.

La sécurité chinoise élargie. Depuis 2009, la Chine s’intéresse à la défense de ses intérêts hors du territoire national et à la sécurité en mer, indique le rapport de 3 AED-IHEDN. Sa stratégie maritime, dite du « collier de perles », consiste à installer des points d’appui commerciaux et miliaires pour ses marines marchande et militaire. En 2018, le FCSA a reconnu les objectifs de la Chine en matière de sécurité sur le continent africain. Il s’agit d’abord d’assurer la protection des milliers de travailleurs chinois employés dans les constructions d’infrastructures, financées par Pékin, et de 10.000 entreprises chinoises réparties le long des nouvelles « Routes de la soie » entre la Chine et l’Europe. Ensuite, il convient de lutter contre le terrorisme et la piraterie. Cette stratégie de défense élargie se réalise surtout dans un cadre bilatéral avec une coopération militaire approfondie dans plusieurs domaines. Toutefois, il ne semble pas y avoir d’accords formels de sécurité avec des pays africains. Enfin, une loi de 2017 oblige les entreprises chinoises à collecter du renseignement à l‘étranger dans le cadre du « pilier civilo-militaire ». Ce dernier permet au monde civil et aux armées d’utiliser en commun des technologies, procédés de fabrication, équipements, personnels et installations.

Les opérations d’influence chinoises. Le FCSA cadre l’action diplomatique de la Chine en Afrique : non-ingérence dans les affaires intérieures ; solidarité Sud-Sud ; coopération sans conditions sociétales préalables. Les 61 Instituts Confucius, promeuvent la culture et la langue chinoise et, indique le rapport 3 AED-IHEDN, pratiqueraient l’espionnage et l’influence auprès des décideurs politiques et économiques, opérations facilitées par la faiblesse des structures administratives et la corruption élevée en Afrique. Enfin, la Chine a accordé, aux médias d’Afrique subsaharienne, des financements pour les technologies de l’information et de la communication supérieurs à l’ensemble de ceux des agences multilatérales et des principales démocraties réunies. Elle leur fournit aussi gratuitement des articles sur les thématiques sino-africaines.

Loïc Salmon

Chine : l’instrumentalisation de l’Afrique et ses conséquences

Afrique : nouvelle frontière de la Chine avec des enjeux stratégiques

Russie : partenariats en Afrique, son principal marché d’exportation d’armement




Corée du Sud : BITD performante, quasi-autosuffisance en armement et succès à l’exportation

Recherche et développement, autonomie industrielle, partenariats internationaux et soutien à l’exportation permettent à la Corée du Sud de produire des matériels militaires de technologies moyennes mais de hautes qualités et à des prix compétitifs.

Patrick Michon, ingénieur général de l’armement retraité devenu consultant, a présenté la base industrielle et technologique de défense (BITD) de la Corée du Sud au cours d’une visioconférence organisée, le16 mai 2023 à Paris, par l’association 3AED-IHEDN et l’Association de l’armement terrestre.

Les forces armées. L’armée de Terre sud-coréenne a entamé sa numérisation et met en place un système de recueil du renseignement électromagnétique. Elle dispose de 400 chars K1A1 de 54 t, version améliorée du K1 (51 t), et de 68 canons automoteurs K9 Thunder de 155 mm. Elle a mis en service le char K2 Black Panther (56 t), de nouveaux systèmes antiaériens et des missiles à courte et moyenne portée. L’armée de l’Air a commandé une quarantaine de chasseurs F-35 et 4 AWACS (systèmes de détection et de commandement aéroportés) aux États-Unis. Avec l’assistance technique de l’avionneur américain Lockheed, la Corée du Sud a développé et produit les avions de chasse légers et d’entraînement TA-50 et FA-50 Golden Eagle. Elle a fait de même avec le constructeur européen Airbus Helicopters pour l’hélicoptère de transport tactique Surion et l’hélicoptère d’attaque léger LAH. En partenariat avec l’Indonésie, elle développe l’avion de combat multi-rôles de 5ème génération KF-21 Boramae, dont le prototype a effectué son premier vol en 2022. L’entrée en service du Boramae, prévue en 2026, permettra de remplacer ses F-4 Phantom II et F-5E/F Tiger II américains. La Marine dispose de 3 sous-marins à propulsion diesel-électrique avec une capacité de lancement de missiles mer-sol, 5 destroyers KDX-2 de 4.000 t, 3 destroyers KDX-3 de 7.000 t et de 3 porte-hélicoptères de 13.000 t. Elle a sélectionné le chantier sud-coréen Daewoo Shipbuilding pour la conception et la construction de trois « navires arsenaux » Joint Firepower Ships transportant chacun plus de 80 missiles balistiques nouveaux.

L’industrie d’armement. Outre le soutien de la BITD par tous les gouvernements depuis 1976 (encadré), la Corée du Sud augmente régulièrement son budget pour la recherche et le développement, passé de 4 % de son produit intérieur brut en 2018 à 5 % en 2020. En 2006, Le ministère de la Défense, qui disposait de huit agences d’acquisition d’équipements militaires, les a remplacées par la DARPA (Defense Acquisition Program Administration), inspirée de la Délégation générale de l’armement française avec un budget annuel de 10 Mds$. En outre, dans le domaine spatial, le KARI (Institut coréen de recherche aérospatiale), fondé en 1989, correspond à la NASA américaine ou, en France, à l’Office national d’études et de recherches aérospatiales et au Centre national d’études spatiales réunis. Ses premières activités ont porté sur les fusées KSR-1 et KSR-2 à un ou deux étages puis sur le développement d’un moteur à oxygène liquide et kérosène. Pour accélérer le processus, il s’est associé à des partenaires russes pour réaliser la fusée KSLV, inspirée du lanceur russe Angara, mais dont les deux tirs ont échoué. Toutefois, le KARI a développé divers satellites : KOMPSAT Arirang (observation de la terre) ; COMS (météorologie) ; STSAT (expérimentations scientifiques).

La politique d’exportation. La Corée du Sud, qui a déjà gagné des contrats d’armements importants à l’exportation, vise 5 % du marché mondial d’ici à 2030. Ainsi, elle a réussi à vendre à la Malaisie des véhicules de combat d’infanterie KIFV (dérivés du M113 américain), mais pas de chars K1. Elle a vendu la licence du canon automoteur K9 Thunder à la Turquie et lui a transféré les technologies du char K2 Black Panther pour le développement du nouveau char turc Altay. Elle a conclu des options d’achats avec la Pologne se montant à 14 Mds€ et incluant une coopération industrielle et des transferts de technologies dont : 2,5 Mds€ pour la commande de 48 avions FA-50 Golden Eagle ; 2,25 Mds€ pour 180 chars K2 Black Panther avec une option sur 400 unités supplémentaires d’ici à 2030 ; 3 Mds€ pour 670 châssis de canons K9 Thunder. Ce dernier (ou sa licence de fabrication) a été aussi vendu à l’Australie, l’Inde, l’Égypte, l’Estonie, la Finlande et la Norvège. Dans le domaine naval, outre la construction d’une frégate de 2.300 t pour le Bengladesh, la Corée du Sud a vendu : plusieurs patrouilleurs côtiers à la Malaisie ; un bâtiment amphibie et un pétrolier-ravitailleur au Venezuela ; des chasseurs de mines à l’Inde avec une compétition en cours pour des sous-marins ; plusieurs bâtiments amphibies et 3 sous-marins avec une option sur 3 de plus à l’Indonésie. Dans le domaine aéronautique, la Corée du Sud a vendu : des avions d’entraînement KT1 et TA-50 à l’Indonésie ; des TA-50 version attaque au sol aux Philippines ; 40 KT1 à la Turquie ; 10 KT1 au Pérou. S’y ajoutent des commandes de FA-50 pour la Colombie, l’Irak et les Émirats arabes unis et de TA-50 pour le Sénégal, qui lui a acheté des KT1. Elle ne vend pas à des pays en guerre.

L’acquisition de connaissances. En 2023, la Corée du Sud dispose de bases industrielles civile, spatiale et de défense. En une cinquantaine d’années, elle est presque parvenue à la souveraineté dans ces domaines, dont elle maîtrise les technologies. Selon Patrick Michon, ces succès reposent sur l’éducation de masse et le confucianisme, qui régit les relations sociales et où la copie d’un « bon » maître est encouragée. Ainsi, le projet de réalisation « nationale » d’un sous-marin d’attaque à propulsion diesel-électrique en constitue une application. L’Inde puis la Corée du Sud ont décidé de le réaliser, à partir de la technologie du submersible allemand de la classe 209. La Corée du Sud y est parvenue en 2020, mais l’Inde pas encore. Tout commence en 1981, quand la Marine indienne achète quatre sous-marins 209/1500, dont deux sont construits au chantier allemand HDW et deux au chantier indien MDL dans le cadre d’un transfert de technologie, et les met en service entre 1986 et 1994 sous le nom de la classe Shishumar. A la suite de l’accord de 2005 avec la France, la Marine indienne a commandé six sous-marins conventionnels Scorpène (2.000 t en plongée), livrables entre 2017 et 2023, au chantier Naval Group. En 2022, ce dernier se retire de l’appel d’offres de la Marine indienne portant sur la construction, par MDL, de six unités anaérobies (autonomie de plongée accrue par rapport au unités conventionnelles grâce à la pile à combustibles), plus grandes que le Scorpène mais avec un nouveau transfert de technologie destiné au projet indien 75-i. De son côté mais en 1987, la Corée du Sud a acheté à l’Allemagne trois sous-marins 209/1300 (reclassés Chang Bogo). Ensuite, en 1993, la Marine sud-coréenne a commandé neuf sous-marins Chang Bogo construits sous licence au chantier sud-coréen Daewoo, tous livrés en 2001. Le programme national sud-coréen, lancé en 2007, porte sur la construction de neuf sous-marins de 3.000 t entre 2021 et 2029.

Loïc Salmon

La base industrielle et technologique de défense de la Corée du Sud repose sur des entreprises spécialisées, filiales des grands groupes industriels dénommés « Chaebols »  : domaine naval, Hyundai Heavy Industries, Hanjin Heavy Heavy Industries, Daewoo Shipbuilding et Wia ; aéronautique, Korean Aerospace Industries (KAI), Korean Air Lines (KAL), Hanwha Defence et Wia ; équipements terrestres, Hanwha Defence, Doosan, Rotem et Wia ; missiles, KAI, Hanwha Defence, Next One Future, Hanwha (pour les explosifs) et Poogham (munitions) ; électronique pour les trois armées, Hanhwa Defence et Next One Future ; drones, KAL, Uconsystem (RemoEye, drone léger à usages civil et militaire) et KAI (drone Night Intruder 300 pour l’observation, la reconnaissance et la surveillance du territoire). Enfin, STX Engine développe des moteurs pour les navires et les véhicules terrestres.

Industrie de défense : émergence de la Corée du Sud et de la Turquie à l’exportation

Missiles : amélioration de la technologie de la Corée du Nord

Corée du Nord : « royaume ermite » et facteur de crise en Asie du Nord-Est

Japon : protection et évacuation des ressortissants en cas de crise en Corée et à Taïwan




Russie : partenariats en Afrique, son principal marché d’exportation d’armement

La coopération entre la Russie et les pays africains porte sur la sécurité, la défense et les ressources stratégiques. Elle s’inscrit dans une opposition commune aux pays occidentaux soupçonnés de « néo-colonialisme », notamment lors des coups d’État militaires au Mali (2021), au Burkina Faso (2022) et au Niger (2023).

Les relations russo-africaines ont fait l’objet de deux notes d’analyse : l’une sur la coopération proprement dite, publiée en juillet 2023 à Paris par Djenabou Cisse, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique ; l’autre intitulée « Ventes d’armes russes en Afrique, les effets contrariés des sanctions occidentales », publiée le 31 mai 2023 à Bruxelles par Agatha Verdebout du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP).

Partenariats anciens réactivés. Dès la fin du XVIIIème siècle, la Russie ouvre deux consulats en Égypte (Alexandrie et Le Caire), rappelle Djenabou Cisse. En 1898, elle établit des relations diplomatiques avec l’Éthiopie et la République sud-africaine (Transvaal) et ouvre un consulat général au Maroc. Après la révolution bolchévique de 1917, la Russie attire de nombreux activistes africains, désireux d’y acquérir une formation politique. Pendant la guerre froide (1947-1991), l’Union soviétique soutient les mouvements indépendantistes contre les puissances coloniales occidentales, à savoir en Guinée et au Mali contre la France et au Ghana contre la Grande-Bretagne. Dans les années 1970, elle signe des accords de coopération avec l’Algérie, la Libye, le Mali, le Kenya et la Somalie. Outre la vente d’armes, elle apporte une assistance économique, sous formes de prêts, crédits et programmes de bourses d’études, et forme des milliers d’Africains dans ses universités, académies politiques et écoles militaires. Toutefois, Moscou n’est pas parvenu à transformer la plupart de ses partenariats africains en alliances stratégiques solides, en raison du nombre croissant d’États africains non-alignés. La dissolution de l’URSS, fin 1991, entraîne la fermeture de ses points d’appui militaires et de certaines représentations diplomatiques et culturelles en Afrique. La Russie abandonne même son projet d’aide au complexe sidérurgique d’Ajaokuta au Nigeria, pourtant construit à à 98 %. En 1993, la part africaine des échanges est tombée à 2 % de son commerce extérieur. Le retour de la Russie en Afrique, amorcé entre 2004 et 2008, s’accélère après son annexion de la Crimée en 2014, début des tensions avec l’Occident. Sa nouvelle politique d’influence met en avant son absence de passé colonial en Afrique et inclut l’offre de son expérience opérationnelle, acquise lors de son intervention en Syrie à partir de septembre 2015. Depuis 2017, Moscou a signé une vingtaine d’accords bilatéraux de défense, avec des pays africains (voir encadré). Un premier sommet entre la Russie et une quarantaine de pays africains est organisé à Sotchi, au bord de la mer Noire, en octobre 2019. En Centrafrique et au Mali, la Russie est devenue le principal partenaire de sécurité des régimes en place, isolés sur la scène internationale. De leur côté, les pays africains veulent diversifier leurs partenariats pour réduire leurs dépendances à certains alliés occidentaux, dans un contexte de réduction de l’aide publique européenne depuis plusieurs décennies. Actuellement, de nombreux pays africains maintiennent une coopération avec la Russie, mais aussi avec la Chine et quelques pays occidentaux.

Sécurité contre ressources stratégiques. La Russie, indique Djenabou Cisse, ne dispose pas de base militaire permanente en Afrique mais a conclu, avec le Soudan en 2020, un projet de construction d’un « point d’appui technique et matériel » à Port-Soudan, qui lui offrira un accès au golfe d’Aden et à la mer Rouge. Conformément à sa doctrine de non-ingérence dans les affaires intérieures des États souverains, la Russie ne déploie pas de forces armées régulières en Afrique mais recourt à des sociétés militaires privées, dont le groupe Wagner. La République centrafricaine (RCA) a servi de laboratoire à Wagner, qui assure la sécurité du régime en place en échange d’un accès direct aux ressources minières (diamants et or). Le groupe se déploie dans les pays où la Russie a des intérêts et où une crise politique et sécuritaire survient. Son intervention en Libye, en 2019, permet à la Russie de pérenniser sa présence au Soudan et en RCA. Au Mali, la junte militaire a sollicité Wagner pour lutter contre les groupes armés terroristes, après le départ des troupes françaises en 2016, et lui fournit des moyens logistiques (vivres, carburant et matériels). Actif dans l’orpaillage artisanal, Wagner y a créé deux sociétés minières en vue d’exploiter les mines d’or du pays, pour pallier les difficultés de paiement de la junte malienne. En outre, Wagner participe à la guerre informationnelle de la Russie en Afrique, basée sur une rhétorique anticoloniale, anti-occidentale et panafricaniste. Au réseau diplomatique et de coopération internationale de la Russie, s’ajoutent les médias Sputnik et Russia Today à l’audience significative dans de nombreux pays. Par ailleurs, l’entreprise d’exploration géologique russe Rosgeo a conclu un mémorandum d’accord avec le ministère malgache des Mines, de l’Industrie et du Pétrole en 2018. Dans le nucléaire civil, la Russie a signé des protocoles d’accord avec 18 pays africains, dont l’Éthiopie, le Nigeria, le Rwanda et la Zambie. En juin 2022, l’entreprise publique russe Rosatom a commencé la construction de la première centrale nucléaire d’Égypte pour un coût de 30 Mds$, financé à 85 % par un prêt russe.

Effets des sanctions occidentales. Selon Agatha Verdebout, la portée géographique des sanctions contre la Russie, prises à la suite de son attaque contre l’Ukraine en 2022, reste limitée. La Russie les contourne par des mécanismes d’importation via des pays tiers, de réexportation directe ou indirecte, de revente en cours de route ou de faux transits, notamment en Arménie et au Kazakhstan. En quelques mois, elle a ainsi rétabli ses approvisionnements en micro-puces et semi-conducteurs, indispensables à son industrie militaire. Elle en a aussi acquis en Chine, son principal fournisseur avant la guerre, et a lancé, en avril 2022, un plan massif d’investissement dans la production locale (38,6 Mds$ sur 8 ans). En outre, dans le cadre de son projet d’un ordre mondial multipolaire et pour briser son isolement économique et diplomatique, la Russie a réitéré ses propositions de ventes d’armement aux pays africains…qui disposent de 54 sièges à l’ONU ! Toutefois, souligne Agatha Verdebout, les États africains entendent maintenir une neutralité sur la question ukrainienne et préserver leurs intérêts stratégiques par des achats d’armement aux pays leur offrant les conditions les plus favorables.

Loïc Salmon

Selon l’Institut international de Stockholm de recherche sur la paix et pour la période 2018-2022, 40 % des importations africaines d’armes lourdes proviennent de la Russie, 16 % des États-Unis, 9,8 % de la Chine et 7,6 % de la France. La Russie vend des armes à 18 pays, dont l’Algérie, l’Égypte et l’Angola. En Afrique sub-saharienne, la part russe est passée de 23 % en 2013-2017 à 26 % en 2018-2022. Fournisseur des flottes aériennes de plusieurs pays africains depuis les années 1970, la Russie leur propose de réparer ou de remplacer leurs avions. Depuis 2017, elle a livré au Mali des hélicoptères de combat Mi-35, Mi-171 et Mi-8 ainsi que des avions de combat Su-25 et d’entraînement Albatros L-39. En 2019, elle a vendu 12 chasseurs Su-30K d’un montant d’un milliard de dollars à l’Angola, qui souhaite pouvoir assembler des matériels russes sur son territoire. Par ailleurs, selon le GRIP, la Russie a signé ou renouvelé des accords de coopération : en 2017 avec le Tchad, le Niger, le Nigeria, la Zambie et le Mozambique ; en 2018 avec la Guinée, le Soudan, l’Éthiopie, la Centrafrique, la République démocratique du Congo, le Botswana et Madagascar ; en 2019 avec le Mali, le Congo et l’Angola ; en 2021 avec la Mauritanie et le Gabon.

Afrique : les risques de déstabilisation et de terrorisme

Afrique : hétérogénéité des crises et conflits au Sahel

Russie : confit en Ukraine, mobilisation partielle et fragilités

 




Japon : stratégie de défense et de sécurité et programmation militaire renforcées

Conséquence de la guerre en Ukraine, le Japon a décidé de se doter des capacités de dissuasion d’une invasion de son territoire et de sa défense en première ligne. Toutefois, il doit trouver un équilibre entre les États-Unis, son protecteur militaire, et la Chine, son premier partenaire économique, dont la rivalité devrait s’exacerber dans les dix prochaines années.

Dans une note publiée le 24 mars 2023 en région parisienne par la Fondation pour la recherche stratégique, Valérie Niquet, maître de recherche, analyse la nouvelle stratégie de sécurité et de défense du Japon et son programme militaire 2023-2027.

Augmentation des capacités militaires. Dès 2027, le Japon veut pouvoir répondre efficacement à une invasion ennemie avec le soutien des États-Unis, conformément au traité bilatéral de sécurité de 1951 qui autorise la présence de forces armées américaines sur son territoire. A l’horizon 2030, il compte pouvoir repousser une attaque plus tôt et plus au large. Cela nécessite d’abord de développer des capacités dans sept domaines prioritaires : tirs à distance de sécurité ; renforcement de la défense anti-aérienne et antimissiles ; développement d’une force de drones ; renforcement de la synergie entre les opérations dans les milieux terrestre, aérien, maritime et spatial ; le cyber ; le commandement et la conduite des opérations (renseignement, déploiement et mobilité) ; l’action militaire dans la durée et la résilience. Par ailleurs, le Japon compte porter le budget de sa défense à 2 % de son produit intérieur brut en 2027 (voir encadré) et acquérir plusieurs centaines de missiles de croisière américains Tomahawk de 1.500 km de portée, afin de contre-attaquer jusque dans le territoire ennemi. Vers 2030, le Japon devrait étendre la portée de ses propres missiles antinavires T12 à 1.000 km, soit la distance le séparant de la Corée du Nord. Combinée à la défense anti-missiles, cette allonge vise à dissuader une attaque de l’ennemi par missiles balistiques, de croisière ou hypersoniques ou à l’empêcher de lancer une seconde frappe. Il s’agit de ralentir sa décision et de compliquer son calcul du bénéfice escompté par rapport au coût induit. Tout cela implique un partage du renseignement avec les États-Unis. Dès septembre 2022, les deux pays ont décidé d’analyser conjointement les informations fournies par les drones américains MQ9 Reaper. En novembre, les forces navales d’autodéfense japonaises ont procédé, au large de l’archipel d’Hawaï, à des tirs d’essais de missiles Aegis SM3 block IB et SM3 block IIA, développés en commun par les États-Unis et le Japon. Ce dernier va renforcer ses moyens satellitaires de renseignements optiques et coordonner leur exploitation. Aujourd’hui, seuls les États-Unis peuvent lui fournir les renseignements nécessaires au ciblage d’objectifs ennemis et aux frappes à longues distances.

Menaces en Extrême-Orient. Le Japon est d’abord préoccupé par l’activité de Chine dans la région, qui n’hésite pas à recourir à la force ou à la coercition pour modifier une situation. En effet, elle manifeste une présence navale constante devant les îles japonaises de Senkaku et multiplie les intimidations militaires autour de Taïwan, tout en prônant une réunification pacifique. En outre, elle accroît ses capacités militaires par l’intégration des technologies civiles et le développement de missiles hypersoniques, qui réduisent l’efficacité des systèmes japonais de défense antimissiles. Selon Tokyo, sa stratégie de déni d’accès vise à dissuader ou à ralentir l’intervention de puissances étrangères dans sa zone d’action potentielle, notamment face à Taïwan et au Japon. Toutefois, les intérêts économiques du Japon restent considérables en Chine, où sont installées plus de 40.000 de ses entreprises et où ses investissements représentent 16,9 % du total des investissements directs étrangers. La volonté de réduction de cette dépendance économique se heurte à l’impossibilité d’un découplage. Outre l’importance du marché chinois, les entreprises japonaises rentabilisent leurs investissements par la capacité de la Chine à produire de façon réactive à des prix encore compétitifs. Quoique 63 % des entreprises japonaises estiment que le rivalité Chine-États-Unis constitue un risque pour le monde, elles sont 30 % à l’imputer à la Chine et 70 % aux États-Unis, dont les règles de contrôle des investissements et des exportations sont perçues comme de entraves. Cette vision rejoint celle de l’Union européenne. Toutefois, comme les Pays-Bas, le Japon a décidé de ne pas fournir à la Chine les technologies de production de semi-conducteurs de dernière génération. Par ailleurs, la Corée du Nord reste la deuxième menace pour le Japon, en raison de la multiplication de tirs de missiles dans la mer du Japon de la perspective d’un nouvel essai nucléaire. La Russie arrive en troisième position, par suite de son rapprochement avec la Chine et de l’organisation d’exercices militaires communs au large du Japon, notamment dans le détroit de Tsushima séparant les îles de Honshu et de Hokkaïdo. Pour Tokyo, le conflit russo-ukrainien apparaît comme un signal d’alarme du risque de guerre imminente, avec la similitude des situations de l’Union européenne et du Japon face aux menaces russes et chinoises.

Coopérations interalliées accrues. Vu le contexte régional tendu, le Japon entend renforcer son alliance avec les États-Unis et profiter de sa dissuasion nucléaire. Lui-même s’interdit de posséder, d’importer ou d’introduire des armes nucléaires sur son territoire…depuis1967 ! De leur côté, les États-Unis attendent de lui un plan d’action en cas de conflit dans le détroit de Taïwan. Actuellement, les forces américaines stationnées au Japon ne peuvent intervenir à partir de leurs bases qu’avec l’autorisation de Tokyo. Le conflit russo-ukrainien a donné au Japon l’occasion de se ranger du côté de l’Occident, de fournir une aide économique et du matériel paramilitaire défensif à l’Ukraine et d’accueillir certains de ses ressortissants, qualifiés de « personnes déplacées » et non pas de « réfugiés » pour éviter de créer un précédent. Cette guerre souligne l’importance des stocks de munitions, des drones et de l’interaction entre le cyber, la guerre informationnelle et l’espace, domaines au centre de la réflexion stratégique de l’alliance nippo-américaine. Au début des années 2010, des accords de coopération en matière de transferts d’équipements et de logistique ont été conclus avec les États-Unis, l’Australie, la Grande-Bretagne, l’Inde et la France. En outre, le Japon a signé des « accords d’accès réciproques » avec la Grande-Bretagne en janvier 2022 et avec l’Australie en janvier 2023, autorisant des exercices militaires communs de grande ampleur.

Loïc Salmon

Selon l’organisme « Global Firepower », qui classe 145 pays selon leurs capacités militaires conventionnelles (hors armements nucléaires), le Japon occupe le 8ème rang mondial en 2023 après les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde, la Grande-Bretagne, la Corée du Sud et le Pakistan. Il dispose de 1.400 aéronefs, 36 frégates dont 8 équipées du système d’armes naval américain Aegis (radars et missiles antinavires et anti-aériens), 21 sous-marins et 2 porte-aéronefs. En cas de crise, le ministère de la Défense exerce un contrôle direct sur les garde-côtes, qui dépendent du ministère des Territoires, des Infrastructures et du Tourisme. Partage d’informations et rapprochement opérationnel ont déjà eu lieu. Le ministère de la Défense devrait prendre à sa charge une partie du budget des garde-côtes. Par ailleurs, il pourra participer au financement de la recherche et du développement du pays en général et à celui des infrastructures publiques. En décembre 2022, le gouvernement japonais a décidé de porter le budget de la défense à 2 % du produit intérieur brut d’ici à 2027, pour donner suite aux demandes répétées des États-Unis et correspondant à l’objectif de l’OTAN. Le budget de la loi de programmation militaire 2023-2027 atteindra alors 315 Mds$. Celui de l’année fiscale 2023-2024 (avril-mars) se monte à 51 Mds$ avec une hausse annuelle de 26,3 %, la plus élevée depuis 1952.

Japon : protection et évacuation des ressortissants en cas de crise en Corée et à Taïwan

Missiles : amélioration de la technologie de la Corée du Nord

Japon : multilatéralisme dans un contexte stratégique tendu

 




Inde : actualisation du partenariat stratégique avec la France

La stabilité de la zone Indo-Pacifique et sa sécurité maritime constituent les principaux objectifs du partenariat stratégique franco-indien, en vigueur depuis 1998 et dont le développement va du fond des mers au domaine spatial en passant par le cyberespace.

Olivia Penichou, déléguée à l’information et à la communication de la défense, et le général de division Patrik Steiger, chef du service des affaires de sécurité internationales de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), ont présenté la coopération de défense entre la France et l’Inde, lors d’un point de presse le 6 juillet 2023 à Paris.

Enjeux et souvenirs communs. Puissance nucléaire, l’Inde est devenue un acteur majeur dans la zone Indo-Pacifique et la France le seul pays européen à y disposer d’une présence militaire permanente, rappelle Olivia Penichou. La stratégie française dans la région définit cinq objectifs principaux : la protection des intérêts français ; la promotion d’une coopération au profit de la sécurité de la région ; la préservation de l’accès aux espaces communs ; la promotion du multilatéralisme pour le maintien de la paix et de la stabilité ; la lutte contre le changement climatique. En raison de l’importance du partenariat stratégique entre les deux pays, le Premier ministre indien Narendra Modi a été invité à assister au défilé militaire du 14 juillet à Paris. Les participations de 240 soldats des forces armées indiennes et de 3 avions Rafale indiens ont permis d’honorer la mémoire des 74.000 soldats indiens morts pendant la première guerre mondiale.

Dialogues de hauts niveaux. Le partenariat stratégique entre la France et l’Inde se caractérise par une relation de confiance et une cinquantaine d’actions de coopération, dont la moitié porte sur le domaine maritime, souligne le général Steiger. Le dialogue initial, mené par le président de République, se décline chaque année au niveau du ministre des Armées avec l’aide du haut comité de défense, dont font partie la directrice générale de la DGRIS et le ministère indien de la Défense. En parallèle ou en même temps, un sous-comité militaire du niveau de l’État-major des armées travaille avec un sous-comité armement pour préparer les décisions du dialogue annuel de défense. Tout ceci est accompagné ou précédé par des réunions d’états-majors de chaque armée. Ce dispositif décline les orientations et les décisions prises au niveau politique. Dans l’autre sens, il a vocation à nourrir et à contribuer au dialogue des autorités. Cette relation bilatérale, renforcée par des visites ministérielles réciproques, est portée sur le terrain par les missions de défense de l’ambassade de France en Inde, deuxième en importance du réseau diplomatique français après celle aux États-Unis. Au niveau régional, les autorités militaires commandant de zones, à savoir l’émiral « Alindien » pour l’océan Indien et l’amiral « Alpaci » pour le Pacifique, animent ce dialogue à leur niveau dans un cadre bilatéral ou multilatéral comme l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS, Symposium naval de l’océan Indien). Ce dernier permet de coopérer avec les pays de la zone pour le secours aux populations et la lutte contre les catastrophes naturelles. Soutenue par l’Inde, la France a obtenu la présidence de l’IONS de 2021 à 2023 et a organisé, en 2022, l’exercice « Imex » qui a réuni 16 nations sur des scénarios de réponse à des catastrophes naturelles. L’IONS permet de réunir, autour d’une même table, les Marines de l’Iran, de la Grande-Bretagne, de l’Australie, des Émirats arabes unis, de la France et de l’Inde et, ainsi, de maintenir un contact entre ces pays. Par ailleurs, dans le domaine spatial, la France accompagne le programme indien depuis 1964. En juin 2023, toutes deux ont lancé un dialogue sur la sécurité spatiale. Dans le cyber, la feuille de route franco-indienne de 2019 sur la sécurité numérique a donné lieu à cinq réunions bilatérales et interministérielles avec les ministères de l’Europe et des Affaires étrangères, des Armées et de l’Intérieur et l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information.

Déclinaisons militaires

Selon le général Steiger, le partenariat stratégique franco-indien se traduit par la réalisation d’exercices militaires conjoints, de nombreuses visites d’autorités militaires et des échanges dans le domaine de la formation et de l’enseignement militaire supérieur. Comme lors de la présidence française de l‘Union européenne au premier semestre 2022, celle de l’IONF a mis en avant le partenariat avec l’Inde, notamment par la co-organisation d’un forum sur la sécurité et la coopération dans l’Indo-Pacifique au niveau politique. En océan Indien, la dimension maritime se décline selon trois axes. Le premier concerne les séquences d’entraînement bilatéral lors des escales de la mission « Jeanne d’Arc » (École d’application des élèves officiers de marine) et du groupe aéronaval avec des exercices, échanges d’experts et actions de soutien. Le deuxième axe porte sur les activités bilatérales dans la zone Sud de l’océan Indien, à partir de La Réunion, avec des patrouilles coordonnées entre les unités indiennes et françaises. Le troisième consiste en l’organisation d’échanges quotidiens d’informations maritimes à la suite de l’accord de mars 2018, renforcé par l’affectation d’un officier de liaison français au Centre de fusion des informations maritimes de la Marine indienne à New Delhi depuis 2019. A titre indicatif, sept escales françaises ont eu lieu en Inde depuis septembre 2022 : frégate Aconit en novembre 2022 ; porte-avions Charles-de-Gaulle et deux frégates en janvier 2023 ; porte-hélicoptères amphibie Dixmude(mission « Jeanne d’Arc) en mars ; frégate La-Fayette en mars ; bâtiment hydrographique Beautemps-Beaupré en juin ; frégate Surcouf en juin ; frégate multi-missions Lorraine en juillet. L’accord de soutien logistique mutuel, conclu en mars 2018, facilite l’accès aux ports militaires indiens et français. Par ailleurs, plusieurs exercices navals majeurs se sont déroulés au cours du premier semestre 2023. En janvier, l’exercice bilatéral « Varuna », dont la première édition remonte à 2001, a mis en œuvre le groupe aéronaval, des bâtiments de la Marine indienne et des aéronefs indiens. En mars, outre la mission « Jeanne d’Arc » avec des bâtiments indiens, le grand exercice international « La Pérouse » a inclu les participations de l’Inde, de la France, des États-Unis, du Japon et de l’Australie dans le golfe du Bengale. Dans le domaine terrestre, la coopération devrait se développer. Actuellement, elle s’articule autour de missions d’expertise, comme le combat en montagne et la lutte contre les engins explosifs improvisés, et l’exercice biannuel « Shakti » au niveau section, dont la huitième édition est prévue en octobre 2023. En outre, l’exercice « Frinjex » s’est tenu en marge de l’escale de la mission « Jeanne d’Arc », en raison de la présence d’un groupement tactique embarqué à bord du porte-hélicoptères amphibie Dixmude. La coopération aérienne militaire est organisée autour de l’exercice bilatéral franco-indien « Garuda » et la mission « Pégase » de projection de puissance en Indo-Pacifique par des avions de l’armée de l’Air et de l’Espace partis de France et d‘autres pays de la zone. Elle se renforce à la faveur de la montée en puissance des avions Rafale de l’armée de l’Air indienne. Dans cette perspective, quatre Rafale indiens ont participé à l’exercice bilatéral « Volfa », qui a été intégré à l’exercice interarmées de haute intensité « Orion ». Les missions ont porté sur la défense aérienne et l’attaque au sol. L’intégration des Rafale indiens a permis d’optimiser les procédures de coopération. Les 36 avions Rafale, commandés en France en 2016 pour 8 Mds€, ont tous été livrés, malgré la pandémie de Covid-19 (2020-2021). Enfin, dans le domaine de l’enseignement militaire supérieur, un officier indien suit la scolarité de l’École de guerre à Paris, laquelle devrait en accueillir deux en 2025. Du côté français, le futur attaché de défense suit celle du « National Defence College » (son équivalent) à New Delhi.

Loïc Salmon

Indo-Pacifique : éviter l’escalade nucléaire malgré la compétition stratégique accrue

Océan Indien : espace de coopération internationale

Union européenne : penser les opérations maritimes futures




Turquie : recherche de puissance militaire et diplomatique

Dans sa volonté d’autonomie vis-à-vis de l’Occident, la Turquie entretient des relations compliquées avec la Russie. Elle maintient des influences multiformes dans les régions de l’ex-Empire ottoman (XIVème-XXème siècles) et continue de les étendre jusqu’en Afrique subsaharienne.

Georges Berghezan, chercheur au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité, l’explique dans un rapport rendu public le 6 avril 2023 à Bruxelles.

Alliée rebelle de l’Occident. Membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a autorisé les États-Unis à déployer des armes nucléaires tactiques sur la base aérienne d’Incirlik dès 1959. Depuis, Washington y entrepose une cinquantaine de bombes thermonucléaires B-61, dont la puissance varie de 0,3 kt (tactique) à plus de 100 kt (stratégique). Pendant la guerre froide (1947-1991), la Turquie était le seul pays membre de l’OTAN à partager une frontière avec l’URSS et constituait un poste avancé à la frontière de l’Iran et à proximité du golfe Arabo-Persique. Les relations entre Ankara et Washington ont commencé à se dégrader lors de la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, de celle de l’OTAN en Libye en 2011 et au cours de la guerre civile en Syrie en 2014. Elle se sont durablement détériorées en 2017 lors de l’accord d’achat par la Turquie de systèmes anti-missiles russes S-400. L’année suivante, le Congères américain a bloqué la plupart des exportations d’armes vers la Turquie. L’annonce d’une co-production russo-turque des nouveaux missiles anti-aériens et antibalistiques mobiles S-500 a entraîné, de la part des États-Unis, l’exclusion de la Turquie du programme d’avion de combat américain F-35 en 2019 et l’annulation de la vente d’une centaine d’exemplaires. Les relations de la Turquie avec l’Union européenne (UE) se sont dégradées lors de la crise migratoire de 2015, quand près d’un million de réfugiés, surtout syriens, afghans et irakiens, ont franchi illégalement les frontières entre la Turquie, la Grèce et la Bulgarie. Le 18 mars 2016, la Turquie a accepté le retour des clandestins et s’est engagée à empêcher une nouvelle intrusion de réfugiés, en échange d’une aide européenne de plusieurs milliards d’euros pour mieux les accueillir sur son sol. Pourtant quelques mois plus tard, le Parlement européen a demandé un « gel provisoire » des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE à la suite de la répression disproportionnée d’Ankara après la tentative de coup d’État des 15 et 16 juillet 2016. La candidature turque a été déposée en 1987 et acceptée en 1999, mais les négociations, commencées en 2005, n’avancent pas. En août 2020, la Turquie a envoyé, sous escorte militaire, un navire de recherches sismiques prospecter d’éventuels gisements gaziers dans des eaux revendiquées par la Grèce et Chypre, suscitant ensuite des exercices navals grecs puis turcs. Par ailleurs, Ankara déploie près de 40.000 soldats sur la partie Nord de l’île de Chypre, occupée depuis 1974 sous le nom de « République turque de Chypre-Nord » non reconnue par les autres pays du monde. Avant le début du conflit russo-ukrainien (24 février 2022), la Turquie a vendu une vingtaine de drones tactiques Bayraktar TB-2 à l’Ukraine, qui en aurait acquis une cinquantaine d’autres, dont quelques-uns à titre gratuit, durant les premiers mois de combat. La Turquie a condamné à plusieurs reprises l’invasion et l’annexion de territoires ukrainiens par la Russie, mais a refusé de s’aligner sur les sanctions économiques prises par les États-Unis et l’UE à son encontre. En juillet 2022, elle a joué un rôle actif entre Kiev et Moscou dans les négociations sur un accord de libre passage des navires transportant des céréales dans la mer Noire et sur celui de l’échange de prisonniers en septembre.

Relations ambigües avec la Russie. Les sanctions économiques contre la Russie ont profité…à la Turquie ! En effet, celle-ci lui a acheté des hydrocarbures à prix réduits et a accru ses échanges commerciaux avec elle. Les importations provenant de la Russie ont augmenté de 213 % et les exportations vers elle de 113 % entre mars et octobre 2022 par rapport à la période 2017-2021. En outre, fin 2022, du gaz russe alimente la Macédoine du Nord, la Serbie et le Hongrie via le gazoduc TurkStream (inauguré le 8 janvier 2020), qui passe sous la mer Noire et débouche dans la partie européenne de la Turquie. La Russie double ainsi ses livraisons de gaz vers la Turquie, qui en reçoit depuis 2003 par le Blue Stream traversant l’Est de la mer Noire. Depuis 2015, la Russie construit la première centrale nucléaire turque. Les relations commerciales bilatérales russo-turques incluent l’armement. L’accord de 2017 sur l’achat de systèmes S-400 (voir plus haut) d’un montant de 2,5 Mds$ porte sur quatre batteries, à savoir deux fabriquées en Russie et deux assemblées en Turquie. La première a été installée en septembre 2019 sur la base aérienne de Mürted Akinci près d’Ankara. Un éventuel achat supplémentaire a été démenti en septembre 2022 par la Turquie, en raison de dysfonctionnements lors des essais et de l’insuffisance des transferts de technologie. Sur le plan opérationnel, les forces armées russes et turques se sont trouvées dans des camps opposés lors de guerres, notamment en Azerbaïdjan et en Syrie. En septembre 2020, les hostilités ont repris entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour le contrôle de la région du Nagorno-Karabakh. La première achète des armes principalement à la Russie, qui y maintient une base militaire. Le second s’approvisionne en Russie, en Israël et, récemment, en Turquie avec laquelle il a conclu plusieurs accords de coopération militaire depuis 1992. L’Azerbaïdjan a reconquis la plus grande partie du Nagorno-Karabakh en six semaines, grâce notamment à des exercices préalables avec la participation de 11.000 soldats turcs et surtout aux drones Bayraktar TB2. Le cessez-le-feu de novembre 2020 a conduit à la sécurisation d’un corridor entre l’Arménie et le Nagorno-Karabakh par une force de maintien de la paix constituée de 2.000 militaires russes. En outre, un centre conjoint russo-turc a été ouvert en janvier 2021 pour contrôler le cessez-le-feu, qui a subi plusieurs violations sanglantes en novembre 2021 et septembre 2022. A la suite du « printemps arabe » de 2011, la Syrie connaît une guerre civile, attisée en sous-main par la CIA américaine (livraisons d’armes et formation de combattants) et la Turquie qui soutient une partie des rebelles. En septembre 2015, alors qu’il ne contrôle plus qu’un tiers du territoire, le régime en place reçoit un soutien militaire massif de la Russie (plusieurs milliers de soldats et des dizaines d’avions de combat), qui retourne la situation en sa faveur. Le 24 novembre 2015, dans l’espace aérien turc, un chasseur turc F16 abat un bombardier russe Su24, qui s’écrase en Syrie. La Russie impose alors des sanctions économiques à la Turquie et bombarde ses alliés turkmènes en Syrie. Puis en août 2016, Moscou et Ankara se réconcilient et organisent des négociations entre Damas et une partie de son opposition armée, lesquelles aboutissent à une désescalade.

Intérêt croissant pour l’Afrique. Conséquence de son « plan d’action pour une ouverture sur l’Afrique » de 1998, la Turquie obtient le statut d’observateur à l’Union africaine en 2005. Le nombre de ses ambassades y passe de 12 en 2009 à 43 en 2022. Sa diplomatie combine identification religieuse, discours anticolonialiste, aide humanitaire et investissements économiques. Parti de 4,09 Mds$ en 2000, le volume de son commerce avec l’Afrique atteint 29,4 Mds$ en 2021. Des accords de coopération en matière de sécurité ont été conclus, surtout en 2017 et 2018, avec 30 pays africains et portent sur la formation de personnels parmi les forces armées, la police et les garde-côtes. La Turquie dispose déjà d’une base militaire en Somalie. Elle a vendu des véhicules blindés à une quinzaine de pays et exporte vers l’Afrique des systèmes de surveillance et de capteurs électro-optiques, des véhicules de déminage et des fusils. Les exportations de matériels aéronautique et de défense y sont passées de 83 Mds$ en 2020 à 460 Mds$ en 2021 !

Loïc Salmon

Turquie : partenaire de fait aux Proche et Moyen-Orient

Moyen-Orient : Turquie et Arabie saoudite, vers la détente

Industrie de défense : émergence de la Corée du Sud et de la Turquie à l’exportation




Grande-Bretagne : coopération militaire avec la France malgré le « Brexit » et l’AUKUS

La coopération bilatérale franco-britannique en matière de défense se développe sur les plans capacitaire, opérationnel et industriel, malgré les divergences politiques sur l’Europe et les conséquences de l’AUKUS.

Le colonel Bruno Cunat de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie l’a présentée à la presse le 23 mars 2023 à Paris. L’AUKUS, accord militaire conclu en septembre 2021 entre l’Australie, la Grande-Bretagne et les États-Unis, avait entraîné l’annulation immédiate, par l’Australie, d’un grand contrat avec la France portant sur la fourniture de sous-marins à propulsion diesel-électrique.

Pilier capacitaire. Puissances nucléaires et membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, les deux pays ont une lecture proche des enjeux internationaux et une culture militaire similaire. La France a élaboré son modèle d’armée de manière autonome et la Grande-Bretagne le sien en coordination avec les États-Unis. Cette dernière dispose d’une capacité terrestre restreinte, mais a mis l’accent sur la haute technologie et le cyber. La coopération franco-britannique, qui remonte au traité de Lancaster House de 2010, évolue selon un dialogue permanent. Le traité inclut un volet sur la recherche et l’expérimentation nucléaires et la capacité, effective depuis 2020, à déployer une force expéditionnaire, commune mais non permanente, de 10.000 militaires sur un théâtre avec un état-major interarmées. Depuis 2016, la fonction d’adjoint est attribuée à un général britannique dans une division française et à un Français dans une division britannique. Les deux pays, qui ont apporté leur soutien à l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie, développent une capacité de projection vers l’Est avec le déploiement de matériels lourds dans le cadre de l’OTAN. En 2023, la coopération inclut la logistique, le renseignement et le cyber.

Pilier opérationnel. La France et la Grande-Bretagne participent à la « Combined Maritime Force 150 », coalition multinationale de lutte contre le terrorisme dans l’océan Indien. Des patrouilles communes aériennes et maritimes, avec des ravitaillements en vol et à la mer mutualisés, sont menées dans la zone Indopacifique avec les pays riverains, dont le Japon, pour maintenir la liberté de navigation face à la Chine. Des unités britanniques ont participé à l’exercice interalliés Orion 2023, organisé en France de février à mai avec un volet spatial dénommé Aster(X).

Pilier industriel. Sur la période 2021-2024, la Grande-Bretagne investit 188 Mds£ (212,2 Md$) dans la défense, dont 3 Mds£ (3,4 Mds€) dans le nucléaire et 20 Mds£ (22,6 Mds£) dans la recherche et le développement. La coopération avec la France concerne d’abord la filière missile du groupe franco-britannique MBDA. Les futurs missiles de croisière, successeurs du Scalp français et du Shadow britannique, pourraient être déclinés selon deux technologies : furtivité à une vitesse subsonique ou manœuvrabilité à des vitesses supersoniques. La famille du missile anti-aérien et antibalistique Aster (supersonique) sera modernisée : Aster 15 pour l’auto-défense antinavire et contre avions, drones et missiles de croisière ; Aster 30 pour la défense de zone et contre missiles balistiques. La coopération industrielle franco-britannique inclut divers programmes : missile air-air Meteor ; projet de drone sous-marin pour la lutte anti-mines MMCM ; canon de 40 mm monté sur véhicules blindés Jaguar français et Ajax britanniques ; armes à énergie dirigée ; maîtrise des fonds marins ; hélicoptères.

Loïc Salmon

Union européenne : la sécurité et la défense après le « Brexit »

Défense : le chef de l’EIGS tué et le grand contrat australien rompu

Espace : composante clé dans un conflit de haute intensité




Espagne : un pilier Sud de l’Alliance atlantique

Outre le maintien de son intégrité territoriale, ses proximités historiques avec le Sud de la Méditerranée et l’Amérique latine caractérisent la politique de défense et de sécurité de l’Espagne.

Une quinzaine de membres de l’Association des auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale l’ont constaté lors d’un voyage d’études à Madrid du 22 au 26 octobre 2022, au travers des propos tant de diplomates français et d’officiers de liaison français en poste à l’État-major espagnol, que d’officiers espagnols, de journalistes, de directeurs de think tanks et des dirigeants de deux centres internationaux de surveillance aérienne. Bien des similitudes existent entre l’Espagne et la France aux heures de leurs « puissances » passées, liées à des intérêts partagés, et parfois d’ordre conflictuel. Après la longue « reconquête » de ses différents territoires sous domination musulmane (722-1492), l’Espagne domine l’Europe et se lance à la conquête de l’Amérique Centrale et du Sud… d’où de substantielles ressources. Mais son rayonnement se ternit au XIXème siècle du fait des luttes de pouvoir et des guerres qui débouchent au XXème siècle sur une guerre civile, qui a laissé une fracture idéologique persistante entre milieux conservateurs et libéraux.

Les grandes lignes. Aujourd’hui, la politique de défense de l’Espagne poursuit deux objectifs majeurs : la défense de l’intérêt national et la stabilité internationale. D’autres problématiques souvent rappelées en France, à savoir les mouvements séparatistes de l’ETA basque et la volonté d’indépendance de la Catalogne, ne semblent pas au centre des préoccupations à Madrid. La population espagnole considère que son « intérêt national » la concerne sur un territoire « indivisible », composé de la péninsule ibérique, des Canaries et, sur le continent africain, des villes de Ceuta et Melilla, inscrites comme parties intégrantes de l’Espagne dans la constitution de 1978, avec la même autonomie de gestion que les autres communautés autonomes du pays depuis 1995. La question des « enclaves » est au cœur des relations croisées entre la France et l’Espagne, l’Algérie et le Maroc. Elle se trouve liée aux problèmes des migrants, où l’Espagne est en première ligne, tout en n’étant pas seule impliquée dans des solutions à dégager. Ici, les intérêts espagnols sont parfois difficiles à concilier avec les intérêts français. Actuellement en Europe, l’attention est plutôt dirigée vers l’Est, mais la guerre en Ukraine s’arrêtera, alors que les problèmes sur la rive Sud de la Méditerranée persisteront encore longtemps. L’Espagne regrette de ne pas voir ses difficultés reconnues et ses intérêts communs à d’autres pays européens bien analysés. Ainsi, en matière d’immigration, elle souligne qu’elle n’est qu’un pays de transit …d’où la nécessité de traiter le dossier en commun au niveau européen.

La contribution au maintien de la paix. Les opérations de stabilisation de la situation internationale constituent l’axe majeur de la politique extérieure de défense de l’Espagne. Elle a envoyé un contingent militaire au Mali et en a déployé plusieurs dans les pays baltes, en Bulgarie et en Pologne. Elle participe à la mission « Atalante » de lutte contre l’insécurité maritime dans le golfe d’Aden et l’océan Indien. Elle est partie prenante dans les opérations de maintien de la paix au Liban et assure des missions d’observation dans le cadre de l’ONU. Consciente des aires d’instabilité, elle perçoit la nécessité de s’investir en Méditerranée, dans le Sahel et dans le golfe de Guinée, en raison du terrorisme, de l’insécurité liée aux flux migratoires. S’y ajoutent diverses menaces : cyber ; catastrophes naturelles ; épidémies ; accidents ou sabotages sur des câbles sous-marins et des gazoducs.

Les alliances. De la période franquiste (1936-1975) date un rapprochement avec les États-Unis en 1953, qui a permis une certaine normalisation des relations de l’Espagne avec le monde. Il s’ensuit une gratitude persistante et des liens étroits sur le plan militaire. Après la disparition de Franco et le rétablissement de la démocratie en 1975, l’Espagne devient membre de l’OTAN en 1982. Entrée dans la Communauté européenne en 1986, elle sait tirer profit des opportunités offertes et adhère à la vision politique et stratégique de l’Union européenne (UE). Très impliquée dans les instances européennes, le développement des relations avec l’Amérique latine est son apport. C’est là l’un des trois axes annoncés pour sa présidence de l’UE au deuxième semestre 2023, à côté du renforcement des accords commerciaux et du libre-échange et aussi de la diffusion de sa culture. Un attachement commun à l’Europe et à ses valeurs, en Espagne et en France, n’exclut pas des différences d’appréciation nettes au regard de l’OTAN pour des raisons historiques dans les deux pays. Comme plusieurs autres nations européennes, l’Espagne préfère acheter de l’armement américain, pensant ainsi bénéficier d’une meilleure protection sous le « parapluie », notamment nucléaire, de l’OTAN.

La « diplomatie de défense ». La culture et la diplomatie de défense occupent une place non négligeable au sein du ministère espagnol de la Défense. Des actions de communication sont menées annuellement auprès de la société civile pour mesurer sa perception de l’utilité des forces armées. Le retour à la conscription, suspendue en 2002, n’est pas d’actualité, mais la tendance générale est plutôt favorable, notamment chez les seniors, mais avec une vraie carence chez les universitaires. Si le lien Armée-Nation est présent dans les actions menées vers la jeunesse, il est parfois difficile à mettre en œuvre, du fait des responsabilités régionales en matière éducative. Il faut aussi noter que le retour à la conscription, suspendue en 2002, n’est pas d’actualité. Le rôle du Centre des hautes études de la défense nationale (CESEDEN) est à souligner. Département en charge de la culture et de la diplomatie de défense créé en 1964, il dispense aujourd’hui des formations destinées aux hauts fonctionnaires et hauts responsables de la vie économique et sociale de la nation, réservées uniquement aux ressortissants espagnols. Les fonctionnaires sont proposés par leurs ministères sans quota et l’État-major est souverain pour le choix des personnes sélectionnées. Deux sessions de trois mois et demi sont proposées à 40 personnes, soit 80 personnes par an. Le CESEDEN propose aussi des sessions internationales, des sessions thématiques et des sessions pour les jeunes. Les proximités avec l’Institut des hautes études de défense nationale français sont nombreuses, même si les liens entre la « maison-mère » et l’Association des auditeurs paraissent plus étroits en Espagne. Le CESEDEN et l’Association des auditeurs ont manifesté le souhait de nouer des liens avec leurs homologues français.

Recherche d’un nouvel équilibre. Après le départ de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, l’Espagne se perçoit comme une troisième puissance en Europe sur le plan de la Défense après l’Allemagne et la France, occupant une place particulière aux portes de la Méditerranée vers l’Afrique et l’Atlantique. Après le traité du Quirinal avec l’Italie en 2021 et dans le contexte du 60ème anniversaire du traité de l’Élysée avec l’Allemagne le 22 janvier, la signature du traité d’amitié et de coopération avec la France à Barcelone, le 19 janvier 2023, implique une réflexion sur les nécessaires nouvelles formes d’équilibre plus axées autour de la Méditerranée.

Hélène Mazeran

Les effectifs des forces armées espagnoles se montent à environ 120. 000 hommes, dont 80.000 dans l’armée de Terre. En outre, environ 500 hommes sont déployés hors du territoire national. S’y ajoutent 4.500 réservistes. En 2023, l’augmentation du budget de la Défense sera de 25 %, passant de 10,1 Mds€ à 12,8 Mds€ avec une augmentation sensible pour la Base industrielle et technologique de défense. L’objectif des 2 % du produit intérieur brut pour le budget de la défense devrait être atteint d’ici à 2029, alors qu’il était de 1,02 % en 2022.

Europe : l’autonomie stratégique, réflexion et construction d’une capacité

Union européenne : la sécurité et la défense après le « Brexit »

Défense : budget 2023, une hausse annuelle de 7,4 %




Défense : la « mémoire combattante » incluse dans la préparation de la prochaine LPM

Un groupe de travail sur la mémoire combattante participe à l’élaboration de la loi de programmation militaire 2026-2031, afin de renforcer le lien Armée-Nation et le travail de reconnaissance, sur lequel des accords existent avec d’autres pays.

Présidé par le contrôleur général des armées Eric Lucas, il s’est réuni les 7 et 15 décembre 2022. Il comprend des représentants d’associations d’anciens combattants et de fondations mémorielles, des enseignants, des parlementaires, des maires, des militaires et des personnels des directions et services du ministère de Armées. Ses réflexions visent à rendre plus attractive, pour la jeunesse, une politique publique des commémorations et des cérémonies patriotiques en mobilisant les musées et les services d’archives.

La politique de mémoire. Trois axes déterminent les actions mémorielles de l’État. Le premier concerne la conservation et la mise en valeur du patrimoine de pierre. Une loi de 1915 rend obligatoire et à perpétuité l’entretien des tombes des soldats morts pour la France et dont les corps n’ont pas été restitués aux familles. Cela inclut l’entretien des sépultures de soldats décédés en service et depuis les guerres napoléoniennes puis les guerres de Crimée (1853-1856) et contre la Prusse (1870), quand la mention « mort pour la France » n’existait pas encore. A l’étranger, la Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives (DMPA) assure l’entretien d’un millier de lieux de sépultures, où 230.000 soldats sont inhumés, dans environ 80 pays. En liaison avec les associations d’anciens combattants, le deuxième axe porte sur les commémorations lors des 11 journées nationales et des dates identifiées dans le cadre de cycles mémoriels évoluant chaque année. Le troisième axe concerne les actions de sensibilisation auprès des jeunes générations. En partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, le ministère des Armées apporte un soutien à l’enseignement sur la défense, à la mise en place de ressources pédagogiques et au renforcement de la participation des élèves aux commémorations. Ce partenariat s’tend au ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, pour l’enseignement agricole, et à l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger.

La « mémoire partagée ». Depuis 2002, des accords de « mémoire partagée » valorisent les relations avec les pays, alliés ou adversaires, dont l’histoire militaire a croisé celle de la France au cours des conflits depuis 1870. Ils développent un « tourisme de mémoire » sur les lieux de combat et les cimetières militaires. La France a déjà signé de tels accords avec l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, la Grande-Bretagne, Madagascar, le Maroc, la Nouvelle-Zélande et la Tunisie. Le 10 novembre 2008, les « rencontres européennes de la mémoire » ont posé les bases d’une politique mémorielle élargie. Les représentants des pays de l’Union européenne ont décidé la mise en place d’une présentation et d’une mise en valeur du patrimoine mémoriel de la Grande Guerre en mettant en commun des archives de guerre, via un portail mémoriel européen. Depuis, les commémorations des deux guerres mondiales ont donné lieu à de nombreuses cérémonies internationales avec la mise en ligne d’archives et le développement de projets pédagogiques.

Les hauts lieux de la mémoire nationale. L’Office national des anciens combattants et victimes de guerre valorise et gère les hauts lieux de la mémoire nationale, désignés par la DMPA : le site du Struthof (Natzwiller, Bas-Rhin) ; le site du Mont-Valérien (Suresnes, Hauts-de-Seine) ; le mémorial des martyrs de la Déportation, dans l’Ile de la Cité (Paris) ; le mémorial de la prison de Montluc (Lyon, Rhône) ; le mémorial du débarquement de Provence, au Mont-Faron (Toulon, Var) ; le mémorial des guerres d’Indochine (Fréjus, Var) ; le mémorial de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie (Paris).

Loïc Salmon

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Défense : « Revue nationale stratégique 2022 »

Crise sanitaire et climatique et retour d’une guerre de haute intensité en Europe rappellent l’interdépendance internationale dans les domaines alimentaire, économique et énergétique. Quand la compétition et la confrontation stratégiques se confondent, souveraineté et résistance prennent un tour nouveau.

Cela ressort de la « Revue nationale stratégique 2022 » présentée, le 9 novembre 2022 à Toulon, par le président de la République Emmanuel Macron, à bord du porte-hélicoptères amphibie Dixmude, et détaillée par le Secrétariat de la défense et de la sécurité nationale.

Environnement stratégique. Postures d’intimidation ou stratégies agressives se manifestent, mêlant modes d’action militaires et non militaires, manipulation de l’information et menace nucléaire à des fins d’intimidation. La désinhibition des puissances globales et régionales, poursuivant des révisions de l’Histoire et des politiques militaires opportunistes, va de pair avec le renforcement de la tendance aux replis isolationnistes ou identitaires. Prolifération technologique et menace terroriste restent d’actualité. En outre, des déséquilibres risquent d’émerger, notamment sur l’accès à l’eau, l’insécurité alimentaire, les migrations, la démographie et les pandémies. Une réponse globale vise à favoriser l’émergence d’une conception commune et partagée de la défense de l’Europe et de son autonomie stratégique. Les menaces s’inscrivent dans un cadre marqué par la haute intensité de l’affrontement potentiel entre forces conventionnelles. Elles se concrétisent par les stratégies « hybrides » (attaques cyber, numériques et dans l’espace) ou de déni d’accès à une zone pour peser sur les intérêts de la France (exploitation des vulnérabilités des flux ou infrastructures logistiques et des espaces aéromaritimes).

Défense et action. Pour lutter contre les menaces hybrides, la France s’appuie sur l’OTAN et l’Union européenne afin de bénéficier d’effets de levier. Sa stratégie d’influence mobilise une diplomatie publique dans une approche globale et sur le temps long, pour valoriser ses engagements et riposter efficacement à des manœuvres ou à des attaques informationnelles, notamment en Afrique. La communication stratégique de la France, éventuellement coordonnée avec celles de ses alliés, vise à porter un message cohérent, crédible et efficace vers les compétiteurs, partenaires ou alliés et vers les opinions publiques nationale et internationale. La France lutte contre l’utilisation du droit et de la norme, comme outil stratégique (« lawfare »), par ses compétiteurs et appuie l’adoption d’outils européens concourant à la lutte contre l’extraterritorialité. Elle développe de outils de riposte contre les sociétés militaires privées, groupes armés ou milices utilisées comme intermédiaires (« proxies ») par des puissances hostiles, pour démultiplier leurs actions de contestation ou de compétition, tout en maintenant un déni plausible. Diffusion d’informations, sanctions françaises ou européennes, poursuites judiciaires ou même actions militaires pourront cibler ces groupes, s’ils mènent des activités préjudiciables aux intérêts de la France, portent atteinte aux droits humains ou commettent des crimes de guerre.

Ambition pour 2030. Afin de devenir une puissance d’équilibres dans le monde en 2030, la France entend contribuer à la stabilité en Méditerranée, grâce à des capacités d’engagement dans un conflit de haute intensité. Elle peut déjà assumer le rôle de nation-cadre au sein d’une coalition de l’OTAN, de l’Union européenne ou de circonstance. Dans le cadre de partenariats équilibrés, elle agit de l’Afrique subsaharienne au golfe Arabo-Persique, à partir de points d’appui adaptés, et contribue à la stabilité de la zone indopacifique. Avec ses partenaires, elle assure sa liberté d’action dans les espaces communs (cyber, spatial, fonds marins et espace aéromaritime) et la sûreté de ses voies d’approvisionnements.

Loïc Salmon

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