Les outils numériques sont devenus un champ de bataille, où les discours de propagande sur les réseaux sociaux visent à saper la démocratie. La résilience, qui doit préserver la liberté d‘expression, commence par la formation des citoyens.
La désinformation a fait l’objet d’un colloque organisé, le 3 juin 2024 à Paris, par l’Académie de défense de l’École militaire (ACADEM). Y sont notamment intervenus : le général de corps d’armée Bruno Durieux, président de l’ACADEM ; Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, organisme créé en 2021 et rattaché au Secrétariat général la défense et de la sécurité nationale ; le général de brigade Pascal Ianni, chef de la cellule « Anticipation stratégique et orientations » de l’État-major des armées ; Frédérick Douzet, directrice de « Géopolitique de la datasphère » à l’Université Paris 8.
Lever les ambiguïtés. Il faut d’abord distinguer la ruse de guerre et la désinformation du temps de paix, souligne le général Durieux. Considérer la désinformation comme un acte de guerre introduit une sorte de « complexe obsidional » (sentiment d’être assiégé ou persécuté), guère souhaitable dans une démocratie. La désinformation se distingue de l’opinion dissidente, expression de la liberté de contester. Il s’agit de distinguer les faits du jugement sur les faits, l’objectivité de la subjectivité. Le refus de la vérité factuelle facilite la désinformation. Celle-ci, planifiée de l‘extérieur, se distingue de la rumeur correspondant à un état de l’opinion. Les entreprises de désinformation, contrôlées par des puissances étrangères ou, parfois, par des groupes terroristes, cherchent à instrumentaliser le fonctionnement des nations démocratiques. Elles portent atteinte à la légitimité des institutions en distillant le doute sur la probité ou la capacité des élites avec le risque de réactions de défiance envers le fonctionnement de la démocratie. Or la chasse à une opinion mensongère, demi-mensongère ou très peu mensongère conduit très vite à la dictature. La lutte contre la désinformation, estime le général Durieux, passe par la formation des citoyens pour leur permettre de juger les faits et sur ce qui est dit des faits, par la culture générale, le développement des convictions et le débat sans restriction.
Circonscrire les menaces. Les réseaux sociaux et les plateformes en ligne deviennent la fabrique de l’opinion publique, indique Marc-Antoine Brillant. La menace touche tous les enjeux du débat public, tous les sujets et toutes les thématiques, afin de pouvoir instrumentaliser très rapidement des faits de société ou d’actualité, des événements ou des conflits en manipulant l’information. L’intelligence artificielle générative permet de créer très vite du faux contenu, crédible et réaliste, sur internet pour animer, avec une activité quasiment humaine, des photos sur les réseaux sociaux puis de les coordonner et les diffuser sur plusieurs plateformes pour saturer un débat public. Ce mode opératoire, emprunté à la cybercriminalité, usurpe numériquement une identité, en créant un site web dans un domaine très proche de la sphère électorale. En France, les chartes graphiques de grands médias ont été imitées pour y diffuser du contenu assez éloigné de leurs normes habituelles. Même l’identité du ministère des Affaires étrangères et celle du ministère de l’Intérieur ont été usurpées, grâce à des technologies encore plus sophistiquées. Une deuxième menace porte sur « l’intermédiation », quand les commanditaires recourent à des sous-traitants, issus de l’intelligence économique, de la communication numérique ou du marketing, pour desservir un thème particulier. Ainsi, lors des élections présidentielles aux États-Unis (2020) et en France (2022), des puissances étrangères (Russie et Chine) ont dénigré les institutions chargées du processus électoral et tenté de promouvoir la candidature d’un parti politique. Une troisième menace consiste à instrumentaliser le débat sur une thématique clivante, par exemple sur les violences policières ou l’immigration, pour cibler une catégorie de citoyens. Une autre stratégie concerne le dénigrement des médias traditionnels pour entraîner leur audience sur des médias alternatifs pratiquant la désinformation. La résilience, indique Marc-Antoine Brillant, implique la sensibilisation du public par la publication de rapports. Des instances interministérielles se réunissent à cet effet très régulièrement pour partager des informations. Il s’agit de dévoiler l’adversaire et ses infrastructures puis de le gêner en révélant ses adresses IP. A un moment donné, il va devoir réfléchir, modifier sa stratégie et riposter.
Créer un écosystème de riposte. La Chine, la Russie, et l’Azerbaïdjan exercent sur les armées une menace permanente, massive et rationnelle dans le champ informationnel, souligne le général Ianni. Il s’agit alors de gagner la bataille des perceptions, qui dépasse le symbolique et s’inscrit dans une sorte de dialectique, qui oppose un champ narratif du Sud à un champ narratif du Nord, notamment par la production cinématographique de l’organisation paramilitaire russe Wagner en Centrafrique. Il s’agit, par un effet miroir mais dans le respect de la démocratie, d’occuper l’espace informationnel, de le saturer et de ne pas rester uniquement dans une posture défensive. Cela passe par la production, en masse et de façon cohérente, de l’information, de photos et de dessins animés en langues locales. En Afrique, la musique rap et le sport constituent d’importants vecteurs d’influence. Faute de suivre le rythme de l’intelligence artificielle générative, il deviendra difficile, dans quelques années, de distinguer le vrai du faux. La notion d’influence stratégique relevant de la sécurité nationale, la France en discute avec la Suède, l’Estonie et l’Italie, confrontées à la désinformation, indique le général Ianni. Les adversaires utilisent les vulnérabilités des démocraties, notamment la liberté d’expression et celle de la presse.
Arriver à penser des solutions. Quoique phénomène très ancien, la désinformation bénéficie aujourd’hui de la révolution numérique, qui accélère la diffusion de l’information, et de l’intelligence artificielle, qui permet l’industrialisation de la production et la falsification de contenus à grande échelle. Il s’ensuit des interactions multiples, complexes et permanentes, estime Frédérick Douzet. Ces phénomènes sont d’autant plus difficiles à combattre qu’ils se déroulent dans un environnement intrinsèquement dual, à la fois civil et militaire. Sur les théâtres d’opérations, les armées françaises et occidentales sont confrontées quotidiennement à des manœuvres informationnelles pour délégitimer leurs actions, provoquer un rejet par les populations locales et causer des dommages profonds à leur réputation. Les acteurs manipulent les infrastructures de l’internet pour contrôler le chemin des données et de l’information, en vue d’enfermer les populations locales ans des « bulles cognitives » et, par ailleurs, de susciter ou nourrir des controverses pour activer le clivage des sociétés occidentales et les pousser à renoncer à leurs valeurs. La résilience, souligne Frédérick Douzet, nécessite d’imaginer les nouveaux cadres de la démocratie à l’ère de la révolution numérique. Il s’agit de réfléchir à comment ne pas subir ces phénomènes et tirer parti des possibilités numériques pour restaurer la confiance dans les médias et les institutions démocratiques, tout cela dans un cadre juridique solide. La gouvernance et la régulation de l’écosystème numérique impliquent tous les acteurs publics et privés. La résilience nécessite un travail de sensibilisation et d’éducation, afin de favoriser l’esprit crique ou la capacité de discernement. Il s’agit d’un travail culturel destiné à favoriser l’émancipation des citoyens grâce à l’apport de la recherche dans toute les disciplines, notamment les mathématiques, l’informatique, les sciences sociales et les sciences cognitives.
Loïc Salmon