Cyber : de l’omniprésence à l’hyperpuissance

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Présent dans tous les relais d’activités économiques, le monde numérique (cyber), surtout américain, dispose d’énormes moyens financiers, d’une formidable puissance de calcul et d’une capacité à modéliser des comportements dans tous les domaines.

Olivier Sichel, président-directeur général de Leguide Group et co-fondateur de l’Open Internet Project, a présenté la situation au cours d’une conférence-débat organisée, le 19 mars 2015 à Paris, par l’Association des auditeurs jeunes de l’Institut des hautes études de défense nationale.

L’hégémonie des États-Unis. La puissance financière de l’univers numérique se chiffre en centaines de milliards de dollars, explique-t-il. Sur les 20 plus grandes « plates-formes numériques » dans les monde, 13 sont américaines dont les 3 principales, à savoir Google, Facebook et Amazon, réalisent un chiffre d’affaires cumulé équivalent au produit intérieur brut du Danemark (248,9 Md€ en 2013). Google va devenir un opérateur mondial de téléphones mobiles, réduisant les autres au rôle de poseurs d’infrastructures. La capacité financière des plates-formes américaines leur permet de consolider leurs positions et de racheter des concurrents. Rien qu’en France, les « start up » (jeunes entreprises à fort potentiel de croissance) sont rachetées  jusqu’à 30 fois leur bénéfice annuel ! Il s’ensuit un très fort dynamisme du numérique américain, qui capte systématiquement tous les services informatiques gratuits. Ces données sont ensuite traitées en vue d’une rentabilité publicitaire. La plate-forme LinkedIn connaît ainsi une croissance exponentielle. Par ailleurs, l’irruption des logiciels dans tous les secteurs économiques transforme l’échelle des valeurs. Les États-Unis ne cachent plus leur volonté de contrôler la chaîne des valeurs, indique Olivier Sichel. Le président Barack Obama a même déclaré : « Nous possédons Internet » ! Son cabinet inclut 16 anciens cadres dirigeants venus de Google. Le « complexe digitalo-industriel » apparaît plus puissant que le « complexe militaro-industriel »… dénoncé en 1961 par un autre président américain, le général Dwight Eisenhower. Par la diffusion massive de messages écrits et de vidéos, les plates-formes américaines Facebook et YouTube développent en fait une grille de lecture culturelle de la société et des valeurs et exercent, sur le monde, une influence différente de celle des pays européens. Google, entend aussi conquérir, à terme, le marché de l’automobile. Depuis 2010, il développe le concept de la voiture autonome sans chauffeur, dont le pilotage automatique comprend un « lidcar » (faisceau de lumière), une caméra, un récepteur de navigation GPS et des capteurs sur les roues motrices. En outre, Google a déjà déposé un brevet de sélection des molécules ADN, qui renferment toutes les informations génétiques d’un être vivant et qui permettent son développement et son fonctionnement. D’autres entreprises travaillent sur les nanotechnologies (structures infiniment petites) et la biologie, en vue d’améliorer les capacités du corps humain. L’essentiel des capacités numériques américaines se trouve rassemblé dans la « Silicon Valley » (voir encadré) : laboratoires de recherches, universités de Berkeley et de Stanford, entreprises de hautes technologies, plates-formes numériques et ressources financières.

Le retard des autres pays. La Russie et la Chine ont développé leurs moteurs de recherche, pour éviter de passer par Google, et renforcé leur régulation pour se protéger de l’ingérence américaine. En revanche, l’Union européenne (UE) a raté le départ du « train numérique », constate Olivier Sichel. Selon lui, elle manque « d’intelligence numérique », pour concevoir les innovations qui intéressent l’usager dans sa vie quotidienne comme, par exemple, les bracelets ou lunettes donnant en direct des informations sur sa santé. Il s’ensuit peu de prospective et d’anticipation sur les décisions probables des internautes. Pourtant, les compétences ne manquent pas, mais l’absence de régulation empêche l’émergence de géants informatiques européens. En France, la formation aux hautes technologies se limite à certaines grandes écoles d’ingénieurs. Les crédits à l’innovation et à la recherche favorisent les « start up ». Mais, ils deviennent insuffisants pour les entreprises de taille intermédiaire, alors que leurs homologues américaines peuvent recevoir des millions de dollars. En outre, ces dernières profitent de la défiscalisation du commerce numérique dans certains pays de l’UE, comme l’Irlande ou le Luxembourg, pour s’y installer et payer moins d’impôts qu’aux États-Unis. Chaque année, la France perd 1 Md€ de recettes fiscales imputables à Google, Facebook et Amazon, qui paient 22 fois moins d’impôts que les sociétés françaises de services informatiques !

Comment inverser ces tendances. L’UE devrait se doter d’une autorité de régulation, faire valoir ses droits, imposer ses règles et prévoir des sanctions significatives en cas d’infractions, estime Olivier Sichel. France Télécom, où il a travaillé, pourrait techniquement éliminer du marché l’opérateur de téléphonie mobile Free en changeant simplement sa clé d’accès à Internet. Les pouvoirs publics pourraient créer les conditions de développement d’entreprises de services informatiques par la libre concurrence et éviter de devenir victimes de la position dominante de quelques grands groupes. En outre, l’UE devrait pouvoir conserver chez elle les données numériques ouvertes, d’origine publique ou privée (« open data »), et ne pas les laisser partir aux États-Unis. La France et surtout l’Allemagne, en raison de son passé (Gestapo et Stasi), s’inquiètent aussi de la collecte massive de données personnelles par les plates-formes américaines et exigent la transparence des algorithmes. Par ailleurs, l’affaire Snowden a révélé la collaboration entre l’agence de renseignement NSA et certaines plates-formes numériques américaines pour échanger des données contre un soutien politique, en vue de conquérir des marchés dans le monde. Toutefois, l’UE a compris le danger et rompu tout lien de confiance avec ces entreprises. Enfin, elle devrait développer sa capacité à lever l’impôt. L’Allemagne a pris conscience des enjeux stratégiques et de souveraineté liés au cyber et se positionne sur la scène diplomatique, alors que la France est jugée trop protectionniste pour se faire entendre en matière de fiscalité, souligne Olivier Sichel.

Loïc Salmon

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La « Silicon Valley » (vallée du Silicium) dans la baie de San Francisco (côte Ouest des États-Unis) désigne une région de 2 millions d’habitants et 6.000 entreprises de hautes technologies. Elle a connu une immigration massive au début des années 2000. Une autre langue que l’anglais y est aujourd’hui parlée dans 48 % des foyers. Environ 55 % des employés dans les domaines des sciences et technologies sont nés hors des États-Unis, surtout en Inde et en Chine. Toutefois, la « Silicon Valley » est aujourd’hui concurrencée par de nouveaux « technopôles » : Bangalore en Inde, où de nombreuses entreprises de hautes technologies y délocalisent leurs centres d’appel et même une partie de leurs activités ; Paris-Saclay en France ; Skolkovo (banlieue de Moscou) en Russie.

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