Stratégie : l’Indopacifique, vision du monde et concept militaire

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Face à la montée en puissance de la Chine, les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud l’Inde, l’Australie et la France, seule nation de l’Union européenne présente, considèrent l’Indopacifique comme un espace libre et ouvert à sécuriser. Taïwan, la Corée du Nord et la tension indo-pakistanaise constituent des points chauds.

L’Indopacifique a fait l’objet d’un colloque organisé, le 12 juin 2024 à Paris, par l’association 3AED-IHEDN en partenariat avec l’Institut des hautes études de défense nationale. Y sont notamment intervenus : Christian Lechervy, ancien ambassadeur pour le Pacifique au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ; le capitaine de vaisseau Samuel Quéré, chargé de l’anticipation et de la synthèse, notamment pour le Proche-Orient et le Pacifique, à l’État-major des armées. A cette occasion, 3AED-IHEDN a publié un rapport intitulé « L’influence, pilier de la puissance au XXe siècle », dont une partie traite des aspects stratégiques de Taïwan et de l’Australie.

Le contexte géostratégique. Pour contenir la volonté d’expansion de la Chine, indique l’ambassadeur Lechervy, les États-Unis veulent associer l’Inde, puissance démocratique et maritime, à leur politique en Indopacifique, similaire à celle au Proche et Moyen-Orient avec Israël et les Émirats arabes unis, afin de contrôler la mer d’Arabie et le détroit d’Ormuz. Ce mécanisme, informel, ressemble à celui que la Russie a créé avec l’Iran, la Chine et la Corée du Nord pour soutenir son effort de guerre contre l’Ukraine. Aux importantes implantations de la Chine en océan Indien correspond la présence de l’Inde aux Maldives (29.000 médecins, infirmières, enseignants, ingénieurs et gestionnaires y travaillent). De son côté, la Chine a mis en place une plateforme de dialogue avec l’Afghanistan, le Népal et le Boutan, mais qui exclut l’Inde. Par ailleurs, la politique américaine s’intéresse aussi au Nord du Pacifique, théâtre possible d’une confrontation nucléaire. En outre, la sécurité de Taïwan, l’un des rares sujets consensuels entre les partis Démocrate et Républicain, s’inscrit dans la perspective d’un conflit avec la Chine. Actuellement environ 50.000 soldats américains sont répartis entre le Japon et la Corée du Sud. Par suite de la modernisation des arsenaux de la Chine et de la Corée du Nord, les États-Unis développent une coopération opérationnelle avec des pays constituant des points d’appui aériens. Ce soutien aéroportuaire s’étend du Pacifique insulaire à l’Asie du Sud-Est et à l’Afrique. Pour empêcher un blocus de Taïwan par la Chine, les États-Unis renforcent leurs moyens d’intervention aux Philippines, avec qui existe un traité de défense mutuelle (comme avec le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Thaïlande). Les missiles balistiques nord-coréens étant susceptibles de frapper leur territoire, les États-Unis concentrent le tiers de la capacité de leurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engins dans la région. De son côté, la France poursuit le dialogue avec des pays de l’Indopacifique qui ne veulent pas d’alliance totale avec les États-Unis ni de partenariat stratégique avec la Chine. Ce mécanisme inclut des rencontres annuelles avec les ministres des Affaires étrangères des États membres de l’Union européenne. Par ailleurs, la Nouvelle Calédonie et la Polynésie française se trouvent au centre du câblage sous-marin entre l’Asie du Sud-Est et l’Amérique du Sud, enjeu militaire et industriel majeur pour le transit des données et la protection des télécommunications. Ces projets nécessitent des financements publics multilatéraux, notamment français et européens. Or Google, grand producteur américain privé de services informatiques, y est devenu le principal investisseur.

L’action de la France. En 2024, la zone Indopacifique, centre de gravité du monde, représente 60 % de sa population et 60 % de son produit inséreur brut, rappelle le capitaine de vaisseau Quéré. Les cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et détenteurs reconnus de l’arme nucléaire, y maintiennent une présence, à savoir les États-Unis, la Russie, la Chine, la France et la Grande-Bretagne (île de Diego Garcia). S’y ajoutent l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord, également détenteurs de l’arme nucléaire. La stratégie de la France se décline de manière régionale avec quatre sous-régions : le Nord de l’océan Indien ; le Sud de l’océan Indien ; le Pacifique-Sud ; le Nord-Est de la mer de Chine avec Taïwan. Elle vise à protéger ses territoires d’outre-mer, ses ressortissants (1,6 million), ses voies de communication, y compris numériques (câbles sous-marins). Elle contribue à la liberté de navigation maritime et aérienne ainsi qu’à la lutte contre la prolifération d’armes de destruction massive. La France a entamé des négociations avec le Japon, l’Indonésie et l’Inde sur l’accès réciproque aux ports et aéroports permettant un soutien aux forces armées. Les visites ministérielles, le dialogue stratégique, les réunions des états-majors et surtout l’activité de ses forces crédibilise la stratégie d’influence de la France, perçue comme une puissance légitime d’équilibre et d’initiatives en Indopacifique. Dans un contexte de rivalité sino-américaine, de risque de montée rapide aux extrêmes et de possibilité importante d’être instrumentalisée, la France développe ses capacités d’appréciation autonome de la situation par une présence régulière dans la zone pour pouvoir sentir l’ambiance et voir comment les dynamiques évoluent. Cela nécessite des moyens de renseignement et justifie des points d’appui réguliers dans la zone. Il convient de suivre les évolutions des crises en cours, notamment les guerres en Ukraine et au Proche-Orient, qui donneront plus ou moins la liberté d’intervenir éventuellement et selon un cadre juridique à définir. Outre les essais de son troisième porte-avions, la Chine a montré sa capacité de grands déploiements par des exercices navals et aériens autour de Taïwan, notamment lors de l’investiture du nouveau président Lai Tching-té en mai 2024. La France ne pourrait résoudre une crise seule, mais ses moyens aériens, amphibies et terrestres restent crédibles pour protéger ses intérêts et sa souveraineté et aussi rassurer ses partenaires dans des zones d’instabilité. Avec l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Australie, le Canada, la Coré du Sud, le Japon et la Nouvelle-Zélande, elle participe à la mission de l’ONU sur l’embargo contre la Corée du Nord en identifiant les manœuvres d’approvisionnement à couple entre navires marchands suspects et navires nord-coréens, quand les quotas d’importation de pétrole, de charbon et d’acier sont dépassés. Enfin, la mission annuelle « Pégase » de l’armée de l’Air et de l’Espace en Indopacifique complète les déploiements ponctuels du Groupe aéronaval ou de la mission « Jeanne d’Arc » (porte-hélicoptères amphibie et frégate) de la Marine nationale en Indopacifique.

Taïwan et l’Australie. Selon le rapport de 3AED-IHEDN, la Chine pourrait déployer ses forces armées vers le Pacifique à partir de l’île de Taïwan. Déjà, elle parvient à susciter l’intérêt des micro-États en Océanie, afin de limiter les influences de la France et de l’Australie et constituer un front anti-Taïwan dans le Pacifique-Sud. Dans la perspective d’un affrontement avec la Chine en cas de tentative de reconquête de Taïwan par la force, les États-Unis ont signé, en 2021, l’accord de coopération militaire « ANKUS » avec la Grande-Bretagne et l’Australie. Cet accord permettra à l’Australie de se doter de sous-marins à propulsion nucléaire (mais sans armes nucléaires) à long rayon d’action et très discrets. L’Australie pourra alors jouer un rôle plus actif dans la région avec les autres pays membres du « QUAD », à savoir un dialogue quadrilatéral pour la sécurité entre l’Inde, le Japon, les États-Unis et l’Australie. L’AUKUS vise ainsi à empêcher une hégémonie régionale de la Chine. Celle-ci annexe des îlots et des hauts-fonds en mer de Chine méridionale, pour les transformer en bases militaires, accroître sa zone économique exclusive, au détriment de la Malaisie, de Brunei, du Viêt Nam et des Philippines, et enfin étendre son influence jusqu’au détroit de Malacca.

Loïc Salmon

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