La « guerre de l’information », essentielle à la conduite de la guerre tout court, a vu sa portée et ses enjeux démultipliés par l’internet et les réseaux sociaux. Parallèlement, la couverture médiatique d’un conflit avec les moyens d’aujourd’hui influe directement sur son évolution. L’analyse d’un conflit armé prend en compte la représentation du territoire par les protagonistes. Il s’agit de comprendre pourquoi des conflits majeurs peuvent commencer sur des territoires très petits et pourquoi des détails insignifiants déclenchent une guerre sur des territoires chargés de symboles. Ces questions ont fait l’objet d’une table ronde organisée, le 16 octobre 2012 à Paris, par l’Institut français de géopolitique et le journal Le Monde.
Les médias. Les journalistes sont envoyés sur place pour rendre compte d’une situation compliquée et mouvante. Autrefois, un correspondant de guerre était accrédité auprès d’une armée et protégé par les conventions de Genève, avec le risque de devenir une victime collatérale. Aujourd’hui, indique Olivier Da Lage, il est une cible, sans la moindre immunité, pour des groupes ou même des Etats et qui prend de la valeur s’il vient d’un pays puissant. En conséquence, beaucoup de médias assurent une couverture limitée des zones de conflit et n’ont plus de correspondants à l’étranger pour des raisons budgétaires. Ils recourent alors aux « envoyés spéciaux », qui doivent collecter beaucoup d’informations en quelques jours, ou aux « pigistes » (rémunérés à l’article) locaux et même français qui veulent se faire un nom dans des pays réputés dangereux. Les médias bénéficient aussi des apports (blogs, vidéos sur « You Tube » et témoignages sur « Skype ») de « journalistes citoyens » des pays en question, avec un risque de manipulation mettant en cause la crédibilité de l’information. En effet, ces informateurs profitent de la facilité que leur donne un téléphone portable sans se soucier du contexte de l’événement. Toutefois, des arbitrages sur la fiabilité d’une information, selon les situations, ont lieu au sein des rédactions. Un solide bon sens est préférable à une connaissance très précise du terrain. Enfin, des journalistes professionnels sont parfois« embarqués » par les armées, notamment celle des Etats-Unis lors de leur intervention en l’Irak en 2003. « Mais, on ne peut couvrir une guerre uniquement par ce moyen ». De son côté et pour compléter l’analyse d’un conflit, le journal Le Monde publie une carte géopolitique, valable une journée. Les informations proviennent, dans l’ordre, des dépêches de l’Agence France-Presse, du journaliste sur le terrain et du réseau social « Twitter », « mais pas l’inverse ! », souligne Delphine Papin.
Les résultats. L’influence des réseaux sociaux s’est fait sentir lors du « printemps arabe » et en Chine. Alain Frachon décompose les révolutions arabes de 2011 en trois phases. Au début de l’insurrection en Tunisie et en Egypte, les réseaux sociaux ont constitué des moyens formidables de mobilisations de foules pour les divers opposants au régime, quand un petit moment de violence a fait basculer la rébellion dans la rue. Ensuite, le changement de régime a été réalisé, non par les réseaux sociaux, mais par l’armée, structure nationale. Enfin, les élections ont été gagnées par le parti le plus organisé, qui a quadrillé le terrain en profitant de sa légitimité de force d’opposition. Toute la mouvance libertaire des réseaux sociaux s’est ainsi trouvée sous-représenté au Parlement. « Il y a eu surinvestissment dans les nouvelles technologies pour faire chuter les régimes autoritaires », souligne Alain Frachon, Par ailleurs, selon lui, quelque 500 millions d’internautes fréquentent les réseaux sociaux chinois, que surveillent 100.000 personnes qui bloquent certains mots-clés. Mais, en même temps, les réseaux sociaux font remonter l’information, sur ce qui se passe réellement dans le pays, jusqu’au parti communiste, qui devient alors comptable de la situation devant la population. De son côté, Michel Foucher estime difficile de cartographier des conflits asymétriques et des rapports de forces politiques. Dans un conflit, il discerne trois « vérités » qui ne se recouvrent pas : politique, militaire et médiatique. D’abord, le manque de clarté des objectifs politiques recherchés se traduit par un flou des missions attribuées aux militaires (voir rubrique « Archives » : « Etre militaire européen aujourd’hui, quel métier ! » 4-7-2012). Ensuite, les militaires ont appris à communiquer. En effet, à côté de la vérité opérationnelle, l’exigence de transparence peut mettre en péril les troupes sur le terrain (Afghanistan). Enfin, les militaires estiment que les médias raisonnent en termes de morale et en « noir et blanc » (les « bons » et les « méchants »). Il s’ensuit une dichotomie entre les descriptions des médias et les analyses prudentes des militaires français (Syrie). « La hiérarchie des intérêts, entre ce qui reste dans l’ombre et ce qui est mis en lumière, correspond à des stratégies politiques ».
L’avenir. L’arrivée de la mappemonde virtuelle « Google Earth » et des réseaux sociaux, en 2000-2005, a bouleversé la donne, explique Thierry Rousselin. En 2012, la moitié de l’armée de Terre française partage l’expérience du conflit en Afghanistan, contre 10 % au début. Les personnels en état-major y sont tous allés, mais les leçons qui en seront tirées ne s’appliqueront pas toujours ailleurs. La description physique du territoire d’un conflit doit désormais s’accompagner des données environnementales (hydrographie, climatologie et océanographie) de la population. Des opérateurs privés de satellites d’observation, dont Skype, vont fournir des informations stratégiques aux acteurs économiques, soucieux du profit à réaliser, et non plus seulement aux armées et aux Etats. Selon Thierry Rousselin, les erreurs de données par maladresses, qui se produisent tous les jours, sont plus à craindre que les risques de manipulations. Celles-ci s’avèrent en effet très difficiles, car il faut que tout soit cohérent et tenir deux cartographies : la « réelle » et la « fausse ». « La validation de l’information, c’est-à-dire toutes les trois heures, est un enjeu majeur ! »
Loïc Salmon
L’Institut français de géopolitique (IFG) de l’université Paris VIII a été créé en 2002 par les professeurs Yves Lacoste (géographie) et Béatrice Giblin (géopolitique), à la suite du succès de leur revue « Hérodote », née en 1976. En dix ans, l’IFG a décerné 46 thèses et compte, en 2012, 80 doctorants et 140 étudiants en masters 1 et 2 de géopolitique. La revue publie les travaux de jeunes chercheurs. Le mot « géopolitique » est apparu en 1979 dans le quotidien « Le Monde » pour désigner les rivalités de pouvoir sur un territoire dans les conflits en cours. De gauche à droite : Yves Lacoste ; Béatrice Giblin ; Alain Frachon directeur de la rédaction du « Monde » ; Delphine Papin, cartographe au « Monde ». Sont aussi intervenus : Michel Foucher, directeur de la formation, des études et de la recherche de l’Institut des hautes études de défense nationale ; Olivier Da Lage, rédacteur en chef à Radio-France International ; Thierry Rousselin, consultant de la société de cartographie « Géo212 ».