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Russie : partenariats en Afrique, son principal marché d’exportation d’armement

La coopération entre la Russie et les pays africains porte sur la sécurité, la défense et les ressources stratégiques. Elle s’inscrit dans une opposition commune aux pays occidentaux soupçonnés de « néo-colonialisme », notamment lors des coups d’État militaires au Mali (2021), au Burkina Faso (2022) et au Niger (2023).

Les relations russo-africaines ont fait l’objet de deux notes d’analyse : l’une sur la coopération proprement dite, publiée en juillet 2023 à Paris par Djenabou Cisse, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique ; l’autre intitulée « Ventes d’armes russes en Afrique, les effets contrariés des sanctions occidentales », publiée le 31 mai 2023 à Bruxelles par Agatha Verdebout du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP).

Partenariats anciens réactivés. Dès la fin du XVIIIème siècle, la Russie ouvre deux consulats en Égypte (Alexandrie et Le Caire), rappelle Djenabou Cisse. En 1898, elle établit des relations diplomatiques avec l’Éthiopie et la République sud-africaine (Transvaal) et ouvre un consulat général au Maroc. Après la révolution bolchévique de 1917, la Russie attire de nombreux activistes africains, désireux d’y acquérir une formation politique. Pendant la guerre froide (1947-1991), l’Union soviétique soutient les mouvements indépendantistes contre les puissances coloniales occidentales, à savoir en Guinée et au Mali contre la France et au Ghana contre la Grande-Bretagne. Dans les années 1970, elle signe des accords de coopération avec l’Algérie, la Libye, le Mali, le Kenya et la Somalie. Outre la vente d’armes, elle apporte une assistance économique, sous formes de prêts, crédits et programmes de bourses d’études, et forme des milliers d’Africains dans ses universités, académies politiques et écoles militaires. Toutefois, Moscou n’est pas parvenu à transformer la plupart de ses partenariats africains en alliances stratégiques solides, en raison du nombre croissant d’États africains non-alignés. La dissolution de l’URSS, fin 1991, entraîne la fermeture de ses points d’appui militaires et de certaines représentations diplomatiques et culturelles en Afrique. La Russie abandonne même son projet d’aide au complexe sidérurgique d’Ajaokuta au Nigeria, pourtant construit à à 98 %. En 1993, la part africaine des échanges est tombée à 2 % de son commerce extérieur. Le retour de la Russie en Afrique, amorcé entre 2004 et 2008, s’accélère après son annexion de la Crimée en 2014, début des tensions avec l’Occident. Sa nouvelle politique d’influence met en avant son absence de passé colonial en Afrique et inclut l’offre de son expérience opérationnelle, acquise lors de son intervention en Syrie à partir de septembre 2015. Depuis 2017, Moscou a signé une vingtaine d’accords bilatéraux de défense, avec des pays africains (voir encadré). Un premier sommet entre la Russie et une quarantaine de pays africains est organisé à Sotchi, au bord de la mer Noire, en octobre 2019. En Centrafrique et au Mali, la Russie est devenue le principal partenaire de sécurité des régimes en place, isolés sur la scène internationale. De leur côté, les pays africains veulent diversifier leurs partenariats pour réduire leurs dépendances à certains alliés occidentaux, dans un contexte de réduction de l’aide publique européenne depuis plusieurs décennies. Actuellement, de nombreux pays africains maintiennent une coopération avec la Russie, mais aussi avec la Chine et quelques pays occidentaux.

Sécurité contre ressources stratégiques. La Russie, indique Djenabou Cisse, ne dispose pas de base militaire permanente en Afrique mais a conclu, avec le Soudan en 2020, un projet de construction d’un « point d’appui technique et matériel » à Port-Soudan, qui lui offrira un accès au golfe d’Aden et à la mer Rouge. Conformément à sa doctrine de non-ingérence dans les affaires intérieures des États souverains, la Russie ne déploie pas de forces armées régulières en Afrique mais recourt à des sociétés militaires privées, dont le groupe Wagner. La République centrafricaine (RCA) a servi de laboratoire à Wagner, qui assure la sécurité du régime en place en échange d’un accès direct aux ressources minières (diamants et or). Le groupe se déploie dans les pays où la Russie a des intérêts et où une crise politique et sécuritaire survient. Son intervention en Libye, en 2019, permet à la Russie de pérenniser sa présence au Soudan et en RCA. Au Mali, la junte militaire a sollicité Wagner pour lutter contre les groupes armés terroristes, après le départ des troupes françaises en 2016, et lui fournit des moyens logistiques (vivres, carburant et matériels). Actif dans l’orpaillage artisanal, Wagner y a créé deux sociétés minières en vue d’exploiter les mines d’or du pays, pour pallier les difficultés de paiement de la junte malienne. En outre, Wagner participe à la guerre informationnelle de la Russie en Afrique, basée sur une rhétorique anticoloniale, anti-occidentale et panafricaniste. Au réseau diplomatique et de coopération internationale de la Russie, s’ajoutent les médias Sputnik et Russia Today à l’audience significative dans de nombreux pays. Par ailleurs, l’entreprise d’exploration géologique russe Rosgeo a conclu un mémorandum d’accord avec le ministère malgache des Mines, de l’Industrie et du Pétrole en 2018. Dans le nucléaire civil, la Russie a signé des protocoles d’accord avec 18 pays africains, dont l’Éthiopie, le Nigeria, le Rwanda et la Zambie. En juin 2022, l’entreprise publique russe Rosatom a commencé la construction de la première centrale nucléaire d’Égypte pour un coût de 30 Mds$, financé à 85 % par un prêt russe.

Effets des sanctions occidentales. Selon Agatha Verdebout, la portée géographique des sanctions contre la Russie, prises à la suite de son attaque contre l’Ukraine en 2022, reste limitée. La Russie les contourne par des mécanismes d’importation via des pays tiers, de réexportation directe ou indirecte, de revente en cours de route ou de faux transits, notamment en Arménie et au Kazakhstan. En quelques mois, elle a ainsi rétabli ses approvisionnements en micro-puces et semi-conducteurs, indispensables à son industrie militaire. Elle en a aussi acquis en Chine, son principal fournisseur avant la guerre, et a lancé, en avril 2022, un plan massif d’investissement dans la production locale (38,6 Mds$ sur 8 ans). En outre, dans le cadre de son projet d’un ordre mondial multipolaire et pour briser son isolement économique et diplomatique, la Russie a réitéré ses propositions de ventes d’armement aux pays africains…qui disposent de 54 sièges à l’ONU ! Toutefois, souligne Agatha Verdebout, les États africains entendent maintenir une neutralité sur la question ukrainienne et préserver leurs intérêts stratégiques par des achats d’armement aux pays leur offrant les conditions les plus favorables.

Loïc Salmon

Selon l’Institut international de Stockholm de recherche sur la paix et pour la période 2018-2022, 40 % des importations africaines d’armes lourdes proviennent de la Russie, 16 % des États-Unis, 9,8 % de la Chine et 7,6 % de la France. La Russie vend des armes à 18 pays, dont l’Algérie, l’Égypte et l’Angola. En Afrique sub-saharienne, la part russe est passée de 23 % en 2013-2017 à 26 % en 2018-2022. Fournisseur des flottes aériennes de plusieurs pays africains depuis les années 1970, la Russie leur propose de réparer ou de remplacer leurs avions. Depuis 2017, elle a livré au Mali des hélicoptères de combat Mi-35, Mi-171 et Mi-8 ainsi que des avions de combat Su-25 et d’entraînement Albatros L-39. En 2019, elle a vendu 12 chasseurs Su-30K d’un montant d’un milliard de dollars à l’Angola, qui souhaite pouvoir assembler des matériels russes sur son territoire. Par ailleurs, selon le GRIP, la Russie a signé ou renouvelé des accords de coopération : en 2017 avec le Tchad, le Niger, le Nigeria, la Zambie et le Mozambique ; en 2018 avec la Guinée, le Soudan, l’Éthiopie, la Centrafrique, la République démocratique du Congo, le Botswana et Madagascar ; en 2019 avec le Mali, le Congo et l’Angola ; en 2021 avec la Mauritanie et le Gabon.

Afrique : les risques de déstabilisation et de terrorisme

Afrique : hétérogénéité des crises et conflits au Sahel

Russie : confit en Ukraine, mobilisation partielle et fragilités

 




Japon : stratégie de défense et de sécurité et programmation militaire renforcées

Conséquence de la guerre en Ukraine, le Japon a décidé de se doter des capacités de dissuasion d’une invasion de son territoire et de sa défense en première ligne. Toutefois, il doit trouver un équilibre entre les États-Unis, son protecteur militaire, et la Chine, son premier partenaire économique, dont la rivalité devrait s’exacerber dans les dix prochaines années.

Dans une note publiée le 24 mars 2023 en région parisienne par la Fondation pour la recherche stratégique, Valérie Niquet, maître de recherche, analyse la nouvelle stratégie de sécurité et de défense du Japon et son programme militaire 2023-2027.

Augmentation des capacités militaires. Dès 2027, le Japon veut pouvoir répondre efficacement à une invasion ennemie avec le soutien des États-Unis, conformément au traité bilatéral de sécurité de 1951 qui autorise la présence de forces armées américaines sur son territoire. A l’horizon 2030, il compte pouvoir repousser une attaque plus tôt et plus au large. Cela nécessite d’abord de développer des capacités dans sept domaines prioritaires : tirs à distance de sécurité ; renforcement de la défense anti-aérienne et antimissiles ; développement d’une force de drones ; renforcement de la synergie entre les opérations dans les milieux terrestre, aérien, maritime et spatial ; le cyber ; le commandement et la conduite des opérations (renseignement, déploiement et mobilité) ; l’action militaire dans la durée et la résilience. Par ailleurs, le Japon compte porter le budget de sa défense à 2 % de son produit intérieur brut en 2027 (voir encadré) et acquérir plusieurs centaines de missiles de croisière américains Tomahawk de 1.500 km de portée, afin de contre-attaquer jusque dans le territoire ennemi. Vers 2030, le Japon devrait étendre la portée de ses propres missiles antinavires T12 à 1.000 km, soit la distance le séparant de la Corée du Nord. Combinée à la défense anti-missiles, cette allonge vise à dissuader une attaque de l’ennemi par missiles balistiques, de croisière ou hypersoniques ou à l’empêcher de lancer une seconde frappe. Il s’agit de ralentir sa décision et de compliquer son calcul du bénéfice escompté par rapport au coût induit. Tout cela implique un partage du renseignement avec les États-Unis. Dès septembre 2022, les deux pays ont décidé d’analyser conjointement les informations fournies par les drones américains MQ9 Reaper. En novembre, les forces navales d’autodéfense japonaises ont procédé, au large de l’archipel d’Hawaï, à des tirs d’essais de missiles Aegis SM3 block IB et SM3 block IIA, développés en commun par les États-Unis et le Japon. Ce dernier va renforcer ses moyens satellitaires de renseignements optiques et coordonner leur exploitation. Aujourd’hui, seuls les États-Unis peuvent lui fournir les renseignements nécessaires au ciblage d’objectifs ennemis et aux frappes à longues distances.

Menaces en Extrême-Orient. Le Japon est d’abord préoccupé par l’activité de Chine dans la région, qui n’hésite pas à recourir à la force ou à la coercition pour modifier une situation. En effet, elle manifeste une présence navale constante devant les îles japonaises de Senkaku et multiplie les intimidations militaires autour de Taïwan, tout en prônant une réunification pacifique. En outre, elle accroît ses capacités militaires par l’intégration des technologies civiles et le développement de missiles hypersoniques, qui réduisent l’efficacité des systèmes japonais de défense antimissiles. Selon Tokyo, sa stratégie de déni d’accès vise à dissuader ou à ralentir l’intervention de puissances étrangères dans sa zone d’action potentielle, notamment face à Taïwan et au Japon. Toutefois, les intérêts économiques du Japon restent considérables en Chine, où sont installées plus de 40.000 de ses entreprises et où ses investissements représentent 16,9 % du total des investissements directs étrangers. La volonté de réduction de cette dépendance économique se heurte à l’impossibilité d’un découplage. Outre l’importance du marché chinois, les entreprises japonaises rentabilisent leurs investissements par la capacité de la Chine à produire de façon réactive à des prix encore compétitifs. Quoique 63 % des entreprises japonaises estiment que le rivalité Chine-États-Unis constitue un risque pour le monde, elles sont 30 % à l’imputer à la Chine et 70 % aux États-Unis, dont les règles de contrôle des investissements et des exportations sont perçues comme de entraves. Cette vision rejoint celle de l’Union européenne. Toutefois, comme les Pays-Bas, le Japon a décidé de ne pas fournir à la Chine les technologies de production de semi-conducteurs de dernière génération. Par ailleurs, la Corée du Nord reste la deuxième menace pour le Japon, en raison de la multiplication de tirs de missiles dans la mer du Japon de la perspective d’un nouvel essai nucléaire. La Russie arrive en troisième position, par suite de son rapprochement avec la Chine et de l’organisation d’exercices militaires communs au large du Japon, notamment dans le détroit de Tsushima séparant les îles de Honshu et de Hokkaïdo. Pour Tokyo, le conflit russo-ukrainien apparaît comme un signal d’alarme du risque de guerre imminente, avec la similitude des situations de l’Union européenne et du Japon face aux menaces russes et chinoises.

Coopérations interalliées accrues. Vu le contexte régional tendu, le Japon entend renforcer son alliance avec les États-Unis et profiter de sa dissuasion nucléaire. Lui-même s’interdit de posséder, d’importer ou d’introduire des armes nucléaires sur son territoire…depuis1967 ! De leur côté, les États-Unis attendent de lui un plan d’action en cas de conflit dans le détroit de Taïwan. Actuellement, les forces américaines stationnées au Japon ne peuvent intervenir à partir de leurs bases qu’avec l’autorisation de Tokyo. Le conflit russo-ukrainien a donné au Japon l’occasion de se ranger du côté de l’Occident, de fournir une aide économique et du matériel paramilitaire défensif à l’Ukraine et d’accueillir certains de ses ressortissants, qualifiés de « personnes déplacées » et non pas de « réfugiés » pour éviter de créer un précédent. Cette guerre souligne l’importance des stocks de munitions, des drones et de l’interaction entre le cyber, la guerre informationnelle et l’espace, domaines au centre de la réflexion stratégique de l’alliance nippo-américaine. Au début des années 2010, des accords de coopération en matière de transferts d’équipements et de logistique ont été conclus avec les États-Unis, l’Australie, la Grande-Bretagne, l’Inde et la France. En outre, le Japon a signé des « accords d’accès réciproques » avec la Grande-Bretagne en janvier 2022 et avec l’Australie en janvier 2023, autorisant des exercices militaires communs de grande ampleur.

Loïc Salmon

Selon l’organisme « Global Firepower », qui classe 145 pays selon leurs capacités militaires conventionnelles (hors armements nucléaires), le Japon occupe le 8ème rang mondial en 2023 après les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde, la Grande-Bretagne, la Corée du Sud et le Pakistan. Il dispose de 1.400 aéronefs, 36 frégates dont 8 équipées du système d’armes naval américain Aegis (radars et missiles antinavires et anti-aériens), 21 sous-marins et 2 porte-aéronefs. En cas de crise, le ministère de la Défense exerce un contrôle direct sur les garde-côtes, qui dépendent du ministère des Territoires, des Infrastructures et du Tourisme. Partage d’informations et rapprochement opérationnel ont déjà eu lieu. Le ministère de la Défense devrait prendre à sa charge une partie du budget des garde-côtes. Par ailleurs, il pourra participer au financement de la recherche et du développement du pays en général et à celui des infrastructures publiques. En décembre 2022, le gouvernement japonais a décidé de porter le budget de la défense à 2 % du produit intérieur brut d’ici à 2027, pour donner suite aux demandes répétées des États-Unis et correspondant à l’objectif de l’OTAN. Le budget de la loi de programmation militaire 2023-2027 atteindra alors 315 Mds$. Celui de l’année fiscale 2023-2024 (avril-mars) se monte à 51 Mds$ avec une hausse annuelle de 26,3 %, la plus élevée depuis 1952.

Japon : protection et évacuation des ressortissants en cas de crise en Corée et à Taïwan

Missiles : amélioration de la technologie de la Corée du Nord

Japon : multilatéralisme dans un contexte stratégique tendu

 




Renseignement : les « sources ouvertes », nouvelles perspectives

Internet et réseaux sociaux rendent le monde transparent en temps quasi réel. Combinés à l’intelligence artificielle, ces « OSINT », renseignements gratuits en source ouverte, apportent un appui indispensable à la presse, à la recherche académique et aux enquêtes criminelles.

Ce thème a été débattu lors d’une table ronde organisée, le 5 juin 2023 à Paris, par l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Y sont notamment intervenus : le général de corps d’armée Benoît Durieux, directeur de l’IHEDN et de l’enseignement militaire supérieur ; Alexandra Jousset, journaliste et productrice de l’émission « Sources » sur la chaîne de télévision Arte ; Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et études slaves à l’Université Paris 8 ; Frédéric Lenfant, expert judiciaire.

L’OSINT. Le renseignement en source ouverte, « open source intelligence » (OSINT) en anglais, existe depuis longtemps, mais les nouvelles technologies de l’information l’ont transformé, souligne le général Durieux. Dans le monde du renseignement, il s’agit de savoir ce qui est accessible en source ouverte mais aussi de savoir ce qui ne l’est pas ou ce qui ne l’est pas encore. Tout le monde peut suivre de façon assez précise le conflit en Ukraine, sans avoir accès aux chroniques des services de renseignement, à condition de bien choisir les sources de vérification et de les mettre en concurrence. Inversement, les militaires et les personnes intéressées par la défense et la sécurité nationale cherchent d’abord à connaître ce qui reste masqué dans ce conflit. Ensuite, dans ce contexte de transparence apparente, il s’agit d’élaborer les futures opérations possibles de « déception » au sens militaire du terme, à savoir principes, manœuvres et moyens techniques pour inciter l’adversaire à réagir de façon préjudiciable à ses intérêts. Mais pouvoir tout savoir soulève la question éthique des dérives possibles d’une transparence totale.

L’investigation de presse. Le documentaire intitulé « Les mercenaires russes Wagner » sur Arte a été réalisé avec l’aide de journalistes spécialisés dans l’OSINT, indique Alexandra Jousset. Ils ont récupéré des données sur les échanges de Wagner avec des entreprises en Centrafrique et à Madagascar, complétant l’enquête sur le terrain (témoignages de mercenaires). Chaque semaine, la découverte de nouveaux outils permet de vérifier si une photo a été truquée ou de récupérer des données sur le suivi de bateaux. Il faut vérifier les informations au moyen de bases de données publiques, de listes de sanctions ou de déclarations fiscales. Grâce à des images satellites, le quotidien américain New York Times a établi la véracité du massacre de Boutcha en Ukraine (27 février-31 mars 2022) par l’armée russe, qui l’avait accusé de désinformation. Les images d’un drone, transmises aux médias français, ont permis de démontrer la mise en scène par Wagner d’un faux charnier au Mali pour discréditer l’armée française. Les « fuites » de données que reçoivent les journalistes ne sont publiées, en toute indépendance, qu’après consultations d’avocats ou de juristes, précise Alexandra Jousset.

La recherche académique. Étude des phénomènes de pouvoir sur un territoire, la géopolitique inclut la maîtrise des réseaux qui maillent le cyber, explique Kevin Limonier. Les traces numériques de l’OSINT rendent visibles de nouvelles formes de réseaux encore totalement invisibles il y a quelques années et permettent de cartographier des pans entiers de logiques de pouvoir. Le protocole BGP, qui structure internet, fait apparaître la configuration des routeurs de données. Depuis l’invasion de la Crimée en 2014, la Russie a rerouté les données locales vers des points d’échange à Moscou sans passer par l’Ukraine. Pendant la guerre civile dans le Donbass, la détection des manipulations de routeurs communiquait des informations sur l’espace occupé par les belligérants. Leur recoupement à des niveaux géopolitiques fournissait une information stratégique sur l’évolution de la ligne du front. Aujourd’hui, dans les territoires occupés par la Russie, les populations n’ont accès à internet que via les pares-feux et les sources des autorités russes. Lors de la libération de villages par les chars et véhicules blindés ukrainiens, une camionnette de télécommunications suit pour rebrancher les réseaux. Par ailleurs, la guerre en Ukraine marque une véritable rupture dans le comportement des autorités politiques américaines, qui ont révélé l’imminence de l’invasion russe mais sans démontrer comment elles le savaient pour ne pas compromettre des sources et des procédés, notamment de renseignement électronique. Plutôt que de garder secrètes ces informations, elles ont préféré exposer l’intention de la Russie avant qu’elle agisse. La recherche académique cherche à comprendre comment la Russie délègue son influence et son activité géopolitique dans certaines régions du monde à des entreprises, comme la société militaire privée russe Wagner en Afrique, et d’en analyser le modèle économique. Par ailleurs, l’OSINT permet d’utiliser des outils numériques à des fins ethnographiques. Toutefois, le « terrain numérique » ne remplacera pas l’enquête sur le terrain réel, qui deviendra de plus en plus difficile en Russie, indique Kevin Limonier.

L’enquête criminelle. Frédéric Lenfant, qui a effectué des enquêtes judiciaires de gendarmerie, rappelle que l’expression du besoin constitue la première étape du renseignement. L’OSINT d’origine cyber permet de récupérer de l’information à analyser pour compléter ce qui est déjà connu en interne ou par d’autres canaux, en vue de décider et réaliser une opération qui répond au besoin initial. Par exemple dans une enquête sur la fraude, il s’agit de confronter des faits pour trouver des points communs, en vue d’un élément d’identification (donnée très technique) du fraudeur, qui veut rester le plus anonyme possible. Certains outils d’OSINT permettent de remonter jusqu’à une personne morale, puis physique pour identifier des lieux, des numéros de téléphone et des adresses de courriels à recouper pour matérialiser une organisation criminelle et ses modes opératoires, utilisables par d’autres. Les nombreux outils et sources accessibles sur internet comme « societe.com » proposent de multiples éléments à agréger pour obtenir une synthèse globale, notamment sur la corruption ou le blanchiment du financement du terrorisme. Ils permettent aussi la réversibilité de l’investigation par la traçabilité, en sens inverse, de son cheminement du point de départ jusqu’à celui d’arrivée. Toutefois, il convient, pour les services régaliens, de ne pas diffuser l’analyse d’informations recueillies en source ouverte, en raison des conséquences publiques éventuelles pour le suivi de l’enquête et l’intérêt des acteurs. En outre, une enquête repose sur la légalité de la preuve. Cela exclut l’usage de données recueillies sur internet par piratage avec le risque d’accusation de recel. En revanche, une « fuite » de donnés publiée sur un site de lanceurs d’alerte peut contribuer à l’enquête sur une personne morale étrangère et…à l’interrogatoire de personnes physiques ! Par ailleurs, la technologie permet d’usurper la voix d’une personne en lui faisant dire ce qu’elle n’a pas dit et, au moyen de l’intelligence artificielle, lui ajouter un masque lui ressemblant. Toute la difficulté réside dans la discrimination du vrai du faux. Dans la guerre en Ukraine, chaque citoyen devient acteur en filmant beaucoup d’événements avec son téléphone portable et en les diffusant ensuite sur les réseaux sociaux. Le risque existe d’une manipulation volontaire de l’information…en vue d’une interprétation servant l’intérêt de l’auteur de sa diffusion ! Son amplification par les réseaux sociaux lui donne une certaine « crédibilité », qui va influencer l’opinion publique. Enfin, tout passage sur internet laissant des traces, les progrès de chiffrement compliquent la collecte discrète d’informations récupérables en sources ouvertes.

Loïc Salmon

Renseignement : innover sur les plans technique et conceptuel

DRM : des moyens de haute technologie pour le recueil de renseignements

Cyberdéfense : soutien pour le renseignement, la protection, la prévention et l’action

 




Inde : actualisation du partenariat stratégique avec la France

La stabilité de la zone Indo-Pacifique et sa sécurité maritime constituent les principaux objectifs du partenariat stratégique franco-indien, en vigueur depuis 1998 et dont le développement va du fond des mers au domaine spatial en passant par le cyberespace.

Olivia Penichou, déléguée à l’information et à la communication de la défense, et le général de division Patrik Steiger, chef du service des affaires de sécurité internationales de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), ont présenté la coopération de défense entre la France et l’Inde, lors d’un point de presse le 6 juillet 2023 à Paris.

Enjeux et souvenirs communs. Puissance nucléaire, l’Inde est devenue un acteur majeur dans la zone Indo-Pacifique et la France le seul pays européen à y disposer d’une présence militaire permanente, rappelle Olivia Penichou. La stratégie française dans la région définit cinq objectifs principaux : la protection des intérêts français ; la promotion d’une coopération au profit de la sécurité de la région ; la préservation de l’accès aux espaces communs ; la promotion du multilatéralisme pour le maintien de la paix et de la stabilité ; la lutte contre le changement climatique. En raison de l’importance du partenariat stratégique entre les deux pays, le Premier ministre indien Narendra Modi a été invité à assister au défilé militaire du 14 juillet à Paris. Les participations de 240 soldats des forces armées indiennes et de 3 avions Rafale indiens ont permis d’honorer la mémoire des 74.000 soldats indiens morts pendant la première guerre mondiale.

Dialogues de hauts niveaux. Le partenariat stratégique entre la France et l’Inde se caractérise par une relation de confiance et une cinquantaine d’actions de coopération, dont la moitié porte sur le domaine maritime, souligne le général Steiger. Le dialogue initial, mené par le président de République, se décline chaque année au niveau du ministre des Armées avec l’aide du haut comité de défense, dont font partie la directrice générale de la DGRIS et le ministère indien de la Défense. En parallèle ou en même temps, un sous-comité militaire du niveau de l’État-major des armées travaille avec un sous-comité armement pour préparer les décisions du dialogue annuel de défense. Tout ceci est accompagné ou précédé par des réunions d’états-majors de chaque armée. Ce dispositif décline les orientations et les décisions prises au niveau politique. Dans l’autre sens, il a vocation à nourrir et à contribuer au dialogue des autorités. Cette relation bilatérale, renforcée par des visites ministérielles réciproques, est portée sur le terrain par les missions de défense de l’ambassade de France en Inde, deuxième en importance du réseau diplomatique français après celle aux États-Unis. Au niveau régional, les autorités militaires commandant de zones, à savoir l’émiral « Alindien » pour l’océan Indien et l’amiral « Alpaci » pour le Pacifique, animent ce dialogue à leur niveau dans un cadre bilatéral ou multilatéral comme l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS, Symposium naval de l’océan Indien). Ce dernier permet de coopérer avec les pays de la zone pour le secours aux populations et la lutte contre les catastrophes naturelles. Soutenue par l’Inde, la France a obtenu la présidence de l’IONS de 2021 à 2023 et a organisé, en 2022, l’exercice « Imex » qui a réuni 16 nations sur des scénarios de réponse à des catastrophes naturelles. L’IONS permet de réunir, autour d’une même table, les Marines de l’Iran, de la Grande-Bretagne, de l’Australie, des Émirats arabes unis, de la France et de l’Inde et, ainsi, de maintenir un contact entre ces pays. Par ailleurs, dans le domaine spatial, la France accompagne le programme indien depuis 1964. En juin 2023, toutes deux ont lancé un dialogue sur la sécurité spatiale. Dans le cyber, la feuille de route franco-indienne de 2019 sur la sécurité numérique a donné lieu à cinq réunions bilatérales et interministérielles avec les ministères de l’Europe et des Affaires étrangères, des Armées et de l’Intérieur et l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information.

Déclinaisons militaires

Selon le général Steiger, le partenariat stratégique franco-indien se traduit par la réalisation d’exercices militaires conjoints, de nombreuses visites d’autorités militaires et des échanges dans le domaine de la formation et de l’enseignement militaire supérieur. Comme lors de la présidence française de l‘Union européenne au premier semestre 2022, celle de l’IONF a mis en avant le partenariat avec l’Inde, notamment par la co-organisation d’un forum sur la sécurité et la coopération dans l’Indo-Pacifique au niveau politique. En océan Indien, la dimension maritime se décline selon trois axes. Le premier concerne les séquences d’entraînement bilatéral lors des escales de la mission « Jeanne d’Arc » (École d’application des élèves officiers de marine) et du groupe aéronaval avec des exercices, échanges d’experts et actions de soutien. Le deuxième axe porte sur les activités bilatérales dans la zone Sud de l’océan Indien, à partir de La Réunion, avec des patrouilles coordonnées entre les unités indiennes et françaises. Le troisième consiste en l’organisation d’échanges quotidiens d’informations maritimes à la suite de l’accord de mars 2018, renforcé par l’affectation d’un officier de liaison français au Centre de fusion des informations maritimes de la Marine indienne à New Delhi depuis 2019. A titre indicatif, sept escales françaises ont eu lieu en Inde depuis septembre 2022 : frégate Aconit en novembre 2022 ; porte-avions Charles-de-Gaulle et deux frégates en janvier 2023 ; porte-hélicoptères amphibie Dixmude(mission « Jeanne d’Arc) en mars ; frégate La-Fayette en mars ; bâtiment hydrographique Beautemps-Beaupré en juin ; frégate Surcouf en juin ; frégate multi-missions Lorraine en juillet. L’accord de soutien logistique mutuel, conclu en mars 2018, facilite l’accès aux ports militaires indiens et français. Par ailleurs, plusieurs exercices navals majeurs se sont déroulés au cours du premier semestre 2023. En janvier, l’exercice bilatéral « Varuna », dont la première édition remonte à 2001, a mis en œuvre le groupe aéronaval, des bâtiments de la Marine indienne et des aéronefs indiens. En mars, outre la mission « Jeanne d’Arc » avec des bâtiments indiens, le grand exercice international « La Pérouse » a inclu les participations de l’Inde, de la France, des États-Unis, du Japon et de l’Australie dans le golfe du Bengale. Dans le domaine terrestre, la coopération devrait se développer. Actuellement, elle s’articule autour de missions d’expertise, comme le combat en montagne et la lutte contre les engins explosifs improvisés, et l’exercice biannuel « Shakti » au niveau section, dont la huitième édition est prévue en octobre 2023. En outre, l’exercice « Frinjex » s’est tenu en marge de l’escale de la mission « Jeanne d’Arc », en raison de la présence d’un groupement tactique embarqué à bord du porte-hélicoptères amphibie Dixmude. La coopération aérienne militaire est organisée autour de l’exercice bilatéral franco-indien « Garuda » et la mission « Pégase » de projection de puissance en Indo-Pacifique par des avions de l’armée de l’Air et de l’Espace partis de France et d‘autres pays de la zone. Elle se renforce à la faveur de la montée en puissance des avions Rafale de l’armée de l’Air indienne. Dans cette perspective, quatre Rafale indiens ont participé à l’exercice bilatéral « Volfa », qui a été intégré à l’exercice interarmées de haute intensité « Orion ». Les missions ont porté sur la défense aérienne et l’attaque au sol. L’intégration des Rafale indiens a permis d’optimiser les procédures de coopération. Les 36 avions Rafale, commandés en France en 2016 pour 8 Mds€, ont tous été livrés, malgré la pandémie de Covid-19 (2020-2021). Enfin, dans le domaine de l’enseignement militaire supérieur, un officier indien suit la scolarité de l’École de guerre à Paris, laquelle devrait en accueillir deux en 2025. Du côté français, le futur attaché de défense suit celle du « National Defence College » (son équivalent) à New Delhi.

Loïc Salmon

Indo-Pacifique : éviter l’escalade nucléaire malgré la compétition stratégique accrue

Océan Indien : espace de coopération internationale

Union européenne : penser les opérations maritimes futures




Technologie : guerre électronique, cyber et renseignement

Déjà champ d’action des opérations de brouillage dans un conflit armé, le spectre électromagnétique est devenu celui des cyberattaques dans les zones sous tensions et va renforcer celui du renseignement.

Ces thèmes ont fait l’objet d’un colloque organisé, en juin 2023 à Paris, par l’association Guerrelec avec la participation de spécialistes civils de haut niveau et des responsables militaires de rang élevé.

Le spectre électromagnétique. Pendant le salon européen Cysat sur la cybersécurité et le spatial, tenu à Paris les 26-27 avril 2023, une équipe de cybersécurité du groupe d’électronique de défense Thalès est parvenue à prendre le contrôle à distance d’un satellite de l’Agence spatiale européenne, au cours d’un exercice de simulation. Le code malveillant, qu’elle a introduit dans le système de bord, a modifié des images destinées à être transmises vers la terre et a masqué certains sites géographiques. Dès mars 2022 peu après le déclenchement de la guerre en Ukraine, des cyberattaquants russes ont perturbé le fonctionnement d’un satellite de télécommunications utilisé par les forces armées ukrainiennes. En outre, la Russie a harcelé les satellites militaires de la coalition pro-Kiev. Ainsi, son satellite espion Kosmos 2558 a attaqué à plusieurs reprises le système satellitaire français d’observation CSO (composante spatiale optique). Son mode opératoire consiste à approcher au plus près les sources d’émission de ses cibles pour en perturber les transmissions vers les stations de réception au sol. De son côté, la Chine travaille sur des techniques visant à rendre inopérants des satellites adverses en imitant leurs signaux de transmissions. Par ailleurs, selon l’association France Cyber Maritime, les cyberattaques contre le transport maritime ont considérablement augmenté depuis le début du conflit en Ukraine. Ainsi, le nombre d’incidents détectés et recensés a crû de 235 % entre 2020 et 2022. Certains correspondent à des demandes de rançons, d’autres sont dus à des hackers soupçonnés d’agir au service d’États, notamment la Russie.

Le conflit numérique des Spratleys. L’archipel de récifs et d’atolls des Spratleys en mer de Chine méridionale, zone riche en hydrocarbures et située sur la route des importations pétrolières chinoises, fait l’objet de contestations par la Chine, Taïwan, le Viêt Nam, les Philippines, la Malaisie et Brunei. La guerre numérique pourrait dégénérer en conflit de haute intensité sur et sous la mer, sur les terres émergées, dans les airs, y compris à très haute altitude, et dans l’espace. Après la collecte de renseignements à distance et les actions coordonnées cyber et guerre électronique, les menaces indirectes possibles consistent en manœuvres et déploiement de missiles balistiques, de croisière ou hypersoniques multi-milieux aux frontières de l’archipel. Les menaces directes portent sur le déni d’accès à partir du continent ou de bases insulaires, sur des actes isolés depuis des espaces maritimes non contrôlés et sur des opérations à partir de la mer, de l’air et de l’espace. En cas de conflit armé, des alliances régionales semblent probables : OTAN et ASEAN (dix pays d’Asie du Sud-Est) ; coalitions particulières ; alliance Chine-Russie avec une contribution éventuelle de la Corée du Nord. Les domaines d’intérêt stratégique sont multiples : forces adverses et leurs zones de déploiement ; bases aériennes et navales ; occupation d’atolls des Spratleys et des Paracels ; zones frontières entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord, où sont concentrés commandement, forces et installations logistiques ; infrastructures dédiées au renseignement et à la surveillance, à savoir radars, centres de guerre électronique et d’actions cyber et enfin stations d’ancrage. Face à la Chine, la Russie et la Corée du Nord, les coalitions d’autres pays chercheront à garantir la liberté de navigation maritime et aérienne, maintenir l’accès aux ressources communes dans l’espace et le cyberespace, surveiller toute action militaire dans les différents milieux, anticiper et prévenir la montée aux extrêmes, enfin contrer par une gradation des moyens et des effets si la dissuasion s’est révélée insuffisante.

Le renseignement du futur. L’Agence de l’innovation de défense (AID) a tiré des enseignements de l’emploi du numérique dans la guerre en Ukraine. Alors que le système français Atlas de gestion et de transmissions automatiques d’informations, transmises par les équipes d’un régiment, donne l’ordre d’un tir d’artillerie en 1 minute 30 secondes, le logiciel ukrainien GIS-Art le déclenche…en 30 secondes ! Outre la diversité de ses recherches (voir encadré), l’AID s’intéresse au renseignement de demain. Le spectre électromagnétique évolue par suite de l’imbrication des usages des radars et des moyens de communication, de l’hybridation de ses emplois civils et militaires, de la généralisation du chiffrement et de l’agilité des émetteurs. Des opportunités apparaissent avec la miniaturisation des récepteurs et la polyvalence des senseurs. De nouvelles possibilités se présentent dans le domaine du renseignement pour la conception et l’exploitation de systèmes combinant les capacités étatiques et privées. Ainsi, des services spatiaux commerciaux proposent des imageries visible, infrarouge et de radar à synthèse d’ouverture (images en deux dimensions ou reconstitutions tridimensionnelles de paysages). D’autres collectent des fréquences radio et des signaux AIS (systèmes d’identification automatique entre navires de nuit, par temps de brume ou de faiblesse des échos radars). L’exploitation de ces données se fera par leur traitement massif à base d’intelligence artificielle et par l’augmentation des puissances de calcul. Il s’agit de développer, en synergie, les capacités en renseignement d’origine électromagnétique, guerre de la navigation (NAVMAR), cyber et autoprotection. La surveillance du spectre électromagnétique bénéficiera de divers développements : technologies quantiques, à savoir capteurs ultra-sensibles, simulateurs de comportements de systèmes, protection d’une information transmise par fibre optique et calculateurs hyperperformants ; future génération de capteurs spatiaux d’imageries visible et infrarouge ; imagerie hyper-spectrale à la résolution très supérieure à l’imagerie spatiale. Cela implique de préparer et d’optimiser les moyens de traitement et d’exploitation des données recueillies. L’AID a établi des feuilles de route au sein des domaines d’innovation. L’une concerne la persistance renforcée des capteurs, leur couverture géographique et l’extension de leurs fréquences au moyen de vecteurs autonomes, de drones et de constellations de nanosatellites. Une autre porte sur les traitements de plusieurs capteurs et de diverses sources par le développement d’outils de sources ouvertes et par la détection, la localisation et la caractérisation des interférences GNSS (positionnement par satellites). L’accélération de la boucle OODA (observer, orienter, décider et agir) permettra de produire du renseignement et de l’exploiter plus rapidement que l’adversaire. La multiplication de capteurs d’opportunités remplacera le petit nombre de capteurs spécialisés. Enfin, il faudra savoir traiter les flux de données et les partager par la connectivité. L’AID a mis en œuvre une « Red Team » regroupant des auteurs de science-fiction, qui imaginent de nouvelles menaces. Un scénario propose un casque de réalité virtuelle permettant à un pilote de drones d’observation de contrôler mentalement plusieurs engins et d’agréger les connaissances obtenues en temps réel, grâce à des filtres de synthèse cognitive pour traiter les flux de données.

Loïc Salmon

L’Agence de l’innovation de défense aborde un large éventail de domaines : études opérationnelles et technico-opérationnelles ; socle des technologies émergentes de défense ; supériorité informationnelle ; espace ; cyberdéfense et NAVMAR (guerre de la navigation) ; combat naval et lutte sous la mer ; combat aérien et frappe air-sol ; combat terrestre ; armes non cinétiques ; recherche académique, captation d’innovations et innovations d’usage.

La guerre électronique : nouvel art de la guerre

Défense : le cyber, de la conflictualité à la guerre froide

Indo-Pacifique : éviter l’escalade nucléaire malgré la compétition stratégique accrue




Indo-Pacifique : éviter l’escalade nucléaire malgré la compétition stratégique accrue

Russie, Chine, Inde, Pakistan et Corée du Nord, détenteurs de l’arme nucléaire et aux intérêts stratégiques divergents, fondent leur dissuasion sur l’ambiguïté, mais adoptent des mesures pour réduire le risque de conflit nucléaire dans la zone Indo-Pacifique aux territoires contestés.

Emmanuelle Maitre, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, l’explique dans une note publiée en mars 2023 à Paris. L’accord militaire AUKUS, conclu entre l’Australie, la Grande-Bretagne et les États-Unis en septembre 2021, témoigne de la compétition stratégique dans la zone. En effet, la Chine développe son arsenal nucléaire sur les plans quantitatif et qualitatif et la dissuasion nucléaire de la Corée du Nord devient opérationnelle.

Les arsenaux. Selon le rapport annuel 2021 de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, les États-Unis disposent de 5.550 têtes nucléaires, réparties entre les composantes terrestre, aérienne et sous-marine, chiffre en diminution par rapport à l’année précédente. Cette tendance apparaît aussi pour la Russie, qui compte 6.255 têtes réparties entre les mêmes composantes. Les chiffres restent stables pour trois pays : France, 290 ogives (composantes aérienne et sous-marine) ; Grande-Bretagne, 225 ogives (composante sous-marine) ; Israël, 90 ogives (composantes terrestre, aérienne et probablement sous-marine). En revanche, ils progressent pour quatre pays asiatiques : Chine, 350 têtes (composantes terrestre, aérienne et sous-marine) ; Pakistan, 165 têtes (composantes terrestre et aérienne) ; Inde, 156 têtes (composantes terrestre, aérienne et sous-marine) ; Corée du Nord, 45 ogives (composantes terrestre et sous-marine). Les diplomates chinois, indiens et pakistanais répètent régulièrement que la maîtrise des armements ne doit être envisagée que si elle ne diminue en rien la sécurité d’aucune des parties (voir encadré). En conséquence, souligne Emmanuelle Maitre, Chine, Inde et Pakistan considèrent certaines propositions en ce sens comme inacceptables, vu qu’ils estiment ne pas avoir encore développé de capacités suffisantes à leur protection. En raison d’intérêts militaires, politiques ou de prestige, la constitution d’une force de dissuasion nucléaire vise à renforcer davantage les capacités de défense, plutôt qu’à réduire la menace adverse. En outre, l’asymétrie des arsenaux conduit généralement le pays le plus faible à refuser toute mesure susceptible de pérenniser son infériorité et le pays le plus fort à rejeter tout cadre juridique prévoyant l’égalisation de capacités. Cela s’observe entre l’Inde et la Chine et entre l’Inde et le Pakistan. De plus, la Chine et l’Inde excluent d’envisager des limites à leurs arsenaux, alors que les États-Unis et la Russie continuent de posséder des arsenaux très importants. La supériorité des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine se manifeste par leurs armes stratégiques, missiles à vocation duale de portée intermédiaire, armes nucléaires tactiques, défense antimissile et capacité de frappe conventionnelle à longue portée. La Chine estime que sa participation à un traité, similaire à celui sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI, 1987-2019) entre les États-Unis et l’l’URSS puis la Russie, éliminerait 95 % de ses capacités missiles sans contrepartie notable. La Chine craint une première frappe massive des États-Unis, dont la Russie redoute la défense antimissile. Le mélange des armes conventionnelles et nucléaires par la Chine inquiète les États-Unis, dont la Russie souligne le développement de nouveaux types d’armes nucléaires.

Les doctrines. Pendant la guerre froide (1947-1991), les États-Unis et l’URSS ont choisi une stratégie de volume et de redondance, qui leur a permis de disposer d’arsenaux nucléaires massifs. Par la suite, les efforts de Washington et de Moscou en faveur de la non-prolifération ont été perçus comme leur volonté de conserver leur hégémonie, indique Emmanuelle Maitre. En outre, tous les États d’Asie se méfient des exemples de maîtrise des armements tirés de l’Occident et estiment les expériences européennes ou américano-russes inadaptées à leurs cultures stratégiques nationales. Pour l’Inde, l’arsenal nucléaire joue surtout un rôle politique vis-à-vis du Pakistan, avec qui toute ouverture diplomatique peut être interprétée comme un signe de faiblesse du gouvernement en place. Pour le Pakistan, son infériorité en armement conventionnel justifie le rôle de l’arme nucléaire dans la politique de défense et toute négociation passerait pour une concession indue. Afin de garantir la survie de son arsenal nucléaire, la Chine entend l’accroître et rester discrète sur ses armes et leurs sites de déploiement. La visite d’inspecteurs internationaux et l’envoi de notifications sont perçus comme des risques pour la crédibilité de la dissuasion…en rendant possible une première frappe adverse dévastatrice ! En outre, les décisions des États-Unis de mettre fin à des régimes de maîtrise des armements (Traités ABM, FNI et Open Skies) sont interprétées comme des reniements pour maximiser leur puissance. La maîtrise des armements est décrite comme un outil de pouvoir, pour prolonger leur avantage sur les puissances émergente et non pas pour rechercher des intérêts mutuels pour accroître la sécurité commune. Pour la Corée du Nord, la maîtrise des armements permet de gagner du temps et de poursuivre ses intérêts de sécurité sans concession majeure.

Les cadres bilatéraux. En dehors des accords multilatéraux ou unilatéraux de maîtrise des armements, précise Emmanuelle Maitre, les États asiatiques détenteurs de l’arme nucléaire ont adopté des mesures de confiance, non contraignantes, pour réduire les risques. Depuis 1991, un accord entre l’Inde et le Pakistan permet l’échange d’informations sur les coordonnées de leurs installations nucléaires. La même année, un deuxième accord porte sur la pré-notification des exercices militaires, manœuvres et mouvements de troupes et un troisième sur la prévention de violations des espaces aériens nationaux. Un accord de 2005, reconduit en 2011, exige la notification, avec 72 heures de préavis, des tirs de missiles balistiques et limite leurs trajectoires et les zones d’impact visées. Un autre concerne les risques d’accidents liés aux armes nucléaires. Comme avec le Pakistan, l’Inde connaît des tensions frontalières avec la Chine. Dans les années 1990, New Delhi et Pékin ont adopté des mesures de confiance, sans aborder le niveau nucléaire, pour limiter ces tensions par l’interdiction d’exercices majeurs à la frontière ou d’ouvrir le feu le long de la ligne de contrôle et par la mise en place d’une communication opérationnelle. En 1994, la Chine et la Russie ont signé une déclaration mutuelle de non-emploi de l’arme nucléaire en premier et de non-ciblage. Un accord de 2010, renouvelé en 2020 pour dix ans, porte sur la notification, avec un préavis de 24 heures, d’un tir de missile balistique de plus de 2.000 km de portée ou d’un lancement spatial. Enfin, des mesures de confiance existent entre la Chine et les États non nucléaires, à savoir le Japon, la Corée du Sud et l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (dix pays).

Loïc Salmon

Il existe neuf traités et mécanismes de maîtrise des armements : Traité sur l’espace ; Traité de non-prolifération (TNP) ; Convention d’interdiction des armes chimiques (CIAC) ; Convention d’interdiction des armes biologiques et des toxiques (CIABT) ; Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) ; Code de conduite de La Haye contre la prolifération des missiles balistiques (HCoC) ; Convention sur la sécurité nucléaire (CSN) ; Convention sur la protection physique des matières nucléaires (CPPMN) ; Convention sur la notification des accidents nucléaires (CNAN). La Russie a ratifié tous ces traités et adhère à tous ces mécanismes. La Chine n’a pas ratifié le TICE et n’adhère pas au HCoC. Le Pakistan n’a pas ratifié le TNP ni le TICE et n’adhère pas au HCoC. L’Inde n’a pas ratifié le TNP ni le TICE. La Corée du Nord a ratifié uniquement le Traité sur l’espace.

Forces nucléaires : l’enjeu stratégique de la prolifération des missiles balistiques

Indo-Pacifique : convergence stratégique possible entre les Etats-Unis et la France

Indo-Pacifique : les partenariats de sécurité des Etats insulaires




Russie : confit en Ukraine, mobilisation partielle et fragilités

Durant l’hiver 2022-2023, les forces armées russes ont repris l’initiative. Elles limitent leurs frappes aériennes à distance de sécurité, portent leurs efforts sur le combat terrestre et accroissent leurs effectifs par une mobilisation partielle. Toutefois, la base industrielle et technologique de défense peine à suivre.

Dans une note publiée en région parisienne en avril 2023 par la Fondation pour la recherche stratégique, Philippe Gros, maître de recherche, et Vincent Tourret, chercheur associé, fondent leur analyse sur les sources ouvertes et la littérature technico-militaire russe, mais restent prudents en raison de la propagande des deux camps, des informations erronées et des lacunes dans les données disponibles.

Absence de supériorité aérienne. Lors du déclenchement de la guerre (24 février 2022), les forces aérospatiales russes (VKS) pouvaient déployer 300 avions de combat et environ 300 hélicoptères, souvent assez modernes, face à la centaine d’appareils et aux systèmes de défense anti-aérienne, vieillissants et parfaitement connus, de l’armée de l’Air ukrainienne. Pourtant, celle-ci a contraint les VKS à une posture largement défensive, voire passive, par des vols rasants et nocturnes, en deçà de la couverture radar, et par des frappes, sommaires mais efficaces, sur les bases aériennes russes. L’attrition qui s’ensuivit a dissuadé les VKS de s‘engager trop profondément dans l’espace aérien ukrainien. Selon la conception soviétique puis russe, l’aviation se réduit à une artillerie aéroportée, complémentaire de l’arsenal balistique pour la frappe en profondeur contre les centres de commandement et de conduite, aérodromes et systèmes anti-aériens stratégiques. En outre, elle doit protéger les systèmes de défense anti-aériens russes et saturer l’adversaire par ses feux, sans tenter de maîtriser l’espace de la manœuvre aérienne. La doctrine russe préconise le canon, la roquette, le missile et la guerre électronique pour percer des « corridors aériens » permettant le passage de l’aviation. Elle a privilégié le développement des missiles à longue portée Tochka-U et Iskander, pour des tirs à distance de sécurité depuis les bombardiers lourds Tu-160, Yu-95 et Tu-22, et le maintien d’un stock de bombes et de roquettes, non guidées et moins coûteuses, pour les bombardiers légers Su-30, Su-34 et Su-35. Par ailleurs, les équipages d’avions de combat ne volent qu’une centaine d’heures par an, contre 180 heures selon le standard OTAN, et les exercices avec des munitions guidées restent trop limités. En conséquence, les 66 hélicoptères et 67 avions russes déjà abattus ont entraîné la mort de 127 personnels navigants, dont 105 officiers. En outre, les appareils russes nécessitent une maintenance complexe, aggravée par le manque de pièces de rechange, une externalisation incohérente, un personnel insuffisamment qualifié et une documentation obsolète. Les frappes aériennes contre les villes et les infrastructures ukrainiennes critiques ou les dépôts de carburants et les lignes de communications dénotent un manque de stratégie d’interdiction basée sur les effets, vu la superficie de l’Ukraine, le nombre de ses infrastructures à cibler et sa capacité à réparer les matériels détruits. Le maintien des salves de missiles dans la durée dépend des stocks et de la production. De plus, les VKS ne disposent pas de capacités ISR (renseignement, surveillance et reconnaissance) pour le ciblage d’opportunité sur des objectifs délocalisables, comme les PC tactiques, ou liés aux activités d’une infrastructure. Dans le domaine spatial, la capacité de renseignement d’origine image varie entre l’obsolescence, voire la fin d’activités, des trois satellites Persona, l’échec de la mise en orbite des minisatellites Razbeg et le retard des deux grands programmes de remplacement : la famille de satellites de reconnaissance optique Razdan, équivalente au KH-11 américain ; la constellation de minisatellites de surveillance de la terre tout temps Berkut.

Effectifs terrestres affaiblis. Le volume des pertes russes depuis le début de la guerre s’avère difficile à évaluer. L’État-major de l’Union européenne les estiment à 60.000 morts et 250.000 blessés. Selon la terminologie russe les « pertes irrémédiables » incluent les morts, les prisonniers et les portés disparus, les blessés étant comptabilisés par le Service de santé. Le nombre des prisonniers aux mains des Ukrainiens se monterait à plusieurs milliers. En outre, il convient de tenir compte des milliers de soldats russes qui refusent de servir, préférant la sanction disciplinaire à la mort ou ne voulant pas tuer des Ukrainiens dans une guerre qu’ils estiment injustifiée. Pendant les premières semaines de guerre, de lourdes pertes ont été constatées parmi les unités les plus expérimentées, à savoir les « Spetsnaz » (forces spéciales), les parachutistes et l’infanterie de Marine. Le corps des officiers a été particulièrement touché, de l’ordre de 6.000 à 16.000 mis hors de combat (tués ou blessés graves). Or selon la doctrine russe du « commandement par un seul homme », les officiers assurent aussi une grande partie de l’expertise technique et de l’encadrement, fonctions confiées…aux sous-officiers dans les armées occidentales. Pour rétablir la parité numérique avec les forces armées ukrainiennes, le Kremlin a décidé une mobilisation partielle de 300.000 hommes, auxquels il faut ajouter les 50.000 repris de justice recrutés par la société paramilitaire privée Wagner. Mais ce flux de volontaires s’est tari après la mise hors de combat de 30.000 d’entre eux, dont 9.000 tués. Plus de 70 % des soldats mobilisés seraient inaptes au combat pour diverses raisons. D’abord, la formation initiale de deux semaines est considérée comme inadaptée et insuffisante. Démotivée, la plupart des recrues ne croit guère à la propagande sur la « dénazification » de l’Ukraine ni à l’objectif affiché de sa « démilitarisation ». Les troupes, souvent composées de conscrits, ne sont pas encadrées par des soldats plus expérimentés. S’y ajoutent les actes de sabotage, intentionnels ou non, les défaillances du Service de santé, le manque d’appui d’artillerie et l’insuffisance des moyens de communications.

Érosion de l’armement lourd. Au début des hostilités, les forces armées russes disposaient de 7.000 chars, dont 1.200 à 1.600 auraient été engagés, de la fourniture de 250 chars neufs par an et de 700 réparés et stockés. Depuis, elles en auraient déjà perdu 3.000 au combat, en panne définitive ou « cannibalisés ». Le maintien en condition opérationnelle (MCO) a surtout porté sur les chars anciens, moins compliqués à moderniser. En 2021, l’artillerie disposait de 4.000 canons automoteurs, 12.000 canons tractés et plus de 3.000 lance-roquettes en stocks. Elle pouvait déployer en opération 2.000 canons automoteurs (1.750 de 152 mm), 150 canons tractés, 1.000 lance-roquettes multiples (LRM) et 1.500 mortiers lourds. Selon la doctrine en vigueur sur la tactique, la manœuvre terrestre emploie l’artillerie comme effecteur principal et non pas comme appui des unités de mêlée. Déjà, les pertes sont estimées à 360 canons automoteurs, 180 LRM et 185 mortiers lourds et canons tractés. S’y ajoutent celles en artilleurs (25 % d’officiers), en drones (guidage et correction des feux) et dans le ravitaillement en munitions. L’inefficacité, voire l’absence, de l’artillerie d’appui a été compensée par les tirs des chars. Le rationnement des munitions de l’artillerie résulte de la baisse de production et des mauvaises conditions de leur stockage à l’air libre, où les grands écarts de température dégradent les charges propulsives. Par ailleurs, le rythme des salves accélère l’usure des pièces. Au-delà de 2.000 coups par canon, le tube risque de se déformer et donc de réduire la précision puis, à terme, d’éclater. Les pertes au combat et les déficiences du MCO auraient provoqué des diminutions des parcs : 45% pour les chars ; 40 % pour les véhicules blindés ; 30 % pour l’artillerie ; 25 % pour les LRM. Cette réduction de la puissance de feu ne permet plus aux forces russes les mêmes tactiques de manœuvre.

Loïc Salmon

Ukraine : ascendant opérationnel incertain dans le conflit en cours

Russie : perception et premier bilan de la guerre en Ukraine

Ukraine : sous-estimations stratégiques de la Russie




Turquie : recherche de puissance militaire et diplomatique

Dans sa volonté d’autonomie vis-à-vis de l’Occident, la Turquie entretient des relations compliquées avec la Russie. Elle maintient des influences multiformes dans les régions de l’ex-Empire ottoman (XIVème-XXème siècles) et continue de les étendre jusqu’en Afrique subsaharienne.

Georges Berghezan, chercheur au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité, l’explique dans un rapport rendu public le 6 avril 2023 à Bruxelles.

Alliée rebelle de l’Occident. Membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a autorisé les États-Unis à déployer des armes nucléaires tactiques sur la base aérienne d’Incirlik dès 1959. Depuis, Washington y entrepose une cinquantaine de bombes thermonucléaires B-61, dont la puissance varie de 0,3 kt (tactique) à plus de 100 kt (stratégique). Pendant la guerre froide (1947-1991), la Turquie était le seul pays membre de l’OTAN à partager une frontière avec l’URSS et constituait un poste avancé à la frontière de l’Iran et à proximité du golfe Arabo-Persique. Les relations entre Ankara et Washington ont commencé à se dégrader lors de la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, de celle de l’OTAN en Libye en 2011 et au cours de la guerre civile en Syrie en 2014. Elle se sont durablement détériorées en 2017 lors de l’accord d’achat par la Turquie de systèmes anti-missiles russes S-400. L’année suivante, le Congères américain a bloqué la plupart des exportations d’armes vers la Turquie. L’annonce d’une co-production russo-turque des nouveaux missiles anti-aériens et antibalistiques mobiles S-500 a entraîné, de la part des États-Unis, l’exclusion de la Turquie du programme d’avion de combat américain F-35 en 2019 et l’annulation de la vente d’une centaine d’exemplaires. Les relations de la Turquie avec l’Union européenne (UE) se sont dégradées lors de la crise migratoire de 2015, quand près d’un million de réfugiés, surtout syriens, afghans et irakiens, ont franchi illégalement les frontières entre la Turquie, la Grèce et la Bulgarie. Le 18 mars 2016, la Turquie a accepté le retour des clandestins et s’est engagée à empêcher une nouvelle intrusion de réfugiés, en échange d’une aide européenne de plusieurs milliards d’euros pour mieux les accueillir sur son sol. Pourtant quelques mois plus tard, le Parlement européen a demandé un « gel provisoire » des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE à la suite de la répression disproportionnée d’Ankara après la tentative de coup d’État des 15 et 16 juillet 2016. La candidature turque a été déposée en 1987 et acceptée en 1999, mais les négociations, commencées en 2005, n’avancent pas. En août 2020, la Turquie a envoyé, sous escorte militaire, un navire de recherches sismiques prospecter d’éventuels gisements gaziers dans des eaux revendiquées par la Grèce et Chypre, suscitant ensuite des exercices navals grecs puis turcs. Par ailleurs, Ankara déploie près de 40.000 soldats sur la partie Nord de l’île de Chypre, occupée depuis 1974 sous le nom de « République turque de Chypre-Nord » non reconnue par les autres pays du monde. Avant le début du conflit russo-ukrainien (24 février 2022), la Turquie a vendu une vingtaine de drones tactiques Bayraktar TB-2 à l’Ukraine, qui en aurait acquis une cinquantaine d’autres, dont quelques-uns à titre gratuit, durant les premiers mois de combat. La Turquie a condamné à plusieurs reprises l’invasion et l’annexion de territoires ukrainiens par la Russie, mais a refusé de s’aligner sur les sanctions économiques prises par les États-Unis et l’UE à son encontre. En juillet 2022, elle a joué un rôle actif entre Kiev et Moscou dans les négociations sur un accord de libre passage des navires transportant des céréales dans la mer Noire et sur celui de l’échange de prisonniers en septembre.

Relations ambigües avec la Russie. Les sanctions économiques contre la Russie ont profité…à la Turquie ! En effet, celle-ci lui a acheté des hydrocarbures à prix réduits et a accru ses échanges commerciaux avec elle. Les importations provenant de la Russie ont augmenté de 213 % et les exportations vers elle de 113 % entre mars et octobre 2022 par rapport à la période 2017-2021. En outre, fin 2022, du gaz russe alimente la Macédoine du Nord, la Serbie et le Hongrie via le gazoduc TurkStream (inauguré le 8 janvier 2020), qui passe sous la mer Noire et débouche dans la partie européenne de la Turquie. La Russie double ainsi ses livraisons de gaz vers la Turquie, qui en reçoit depuis 2003 par le Blue Stream traversant l’Est de la mer Noire. Depuis 2015, la Russie construit la première centrale nucléaire turque. Les relations commerciales bilatérales russo-turques incluent l’armement. L’accord de 2017 sur l’achat de systèmes S-400 (voir plus haut) d’un montant de 2,5 Mds$ porte sur quatre batteries, à savoir deux fabriquées en Russie et deux assemblées en Turquie. La première a été installée en septembre 2019 sur la base aérienne de Mürted Akinci près d’Ankara. Un éventuel achat supplémentaire a été démenti en septembre 2022 par la Turquie, en raison de dysfonctionnements lors des essais et de l’insuffisance des transferts de technologie. Sur le plan opérationnel, les forces armées russes et turques se sont trouvées dans des camps opposés lors de guerres, notamment en Azerbaïdjan et en Syrie. En septembre 2020, les hostilités ont repris entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour le contrôle de la région du Nagorno-Karabakh. La première achète des armes principalement à la Russie, qui y maintient une base militaire. Le second s’approvisionne en Russie, en Israël et, récemment, en Turquie avec laquelle il a conclu plusieurs accords de coopération militaire depuis 1992. L’Azerbaïdjan a reconquis la plus grande partie du Nagorno-Karabakh en six semaines, grâce notamment à des exercices préalables avec la participation de 11.000 soldats turcs et surtout aux drones Bayraktar TB2. Le cessez-le-feu de novembre 2020 a conduit à la sécurisation d’un corridor entre l’Arménie et le Nagorno-Karabakh par une force de maintien de la paix constituée de 2.000 militaires russes. En outre, un centre conjoint russo-turc a été ouvert en janvier 2021 pour contrôler le cessez-le-feu, qui a subi plusieurs violations sanglantes en novembre 2021 et septembre 2022. A la suite du « printemps arabe » de 2011, la Syrie connaît une guerre civile, attisée en sous-main par la CIA américaine (livraisons d’armes et formation de combattants) et la Turquie qui soutient une partie des rebelles. En septembre 2015, alors qu’il ne contrôle plus qu’un tiers du territoire, le régime en place reçoit un soutien militaire massif de la Russie (plusieurs milliers de soldats et des dizaines d’avions de combat), qui retourne la situation en sa faveur. Le 24 novembre 2015, dans l’espace aérien turc, un chasseur turc F16 abat un bombardier russe Su24, qui s’écrase en Syrie. La Russie impose alors des sanctions économiques à la Turquie et bombarde ses alliés turkmènes en Syrie. Puis en août 2016, Moscou et Ankara se réconcilient et organisent des négociations entre Damas et une partie de son opposition armée, lesquelles aboutissent à une désescalade.

Intérêt croissant pour l’Afrique. Conséquence de son « plan d’action pour une ouverture sur l’Afrique » de 1998, la Turquie obtient le statut d’observateur à l’Union africaine en 2005. Le nombre de ses ambassades y passe de 12 en 2009 à 43 en 2022. Sa diplomatie combine identification religieuse, discours anticolonialiste, aide humanitaire et investissements économiques. Parti de 4,09 Mds$ en 2000, le volume de son commerce avec l’Afrique atteint 29,4 Mds$ en 2021. Des accords de coopération en matière de sécurité ont été conclus, surtout en 2017 et 2018, avec 30 pays africains et portent sur la formation de personnels parmi les forces armées, la police et les garde-côtes. La Turquie dispose déjà d’une base militaire en Somalie. Elle a vendu des véhicules blindés à une quinzaine de pays et exporte vers l’Afrique des systèmes de surveillance et de capteurs électro-optiques, des véhicules de déminage et des fusils. Les exportations de matériels aéronautique et de défense y sont passées de 83 Mds$ en 2020 à 460 Mds$ en 2021 !

Loïc Salmon

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Exposition « La haine des clans, guerres de religion 1559-1610 » aux Invalides

Huit guerres entre catholiques et protestants ensanglantent la France, conflits où interviennent les rivalités aristocratiques exacerbées par les images et les rhétoriques. La tolérance religieuse finale débouchera sur la laïcité…en 1905 !

Le contexte. Au milieu du XVIème siècle, la France, pays le plus peuplé d’Europe qui dispose de riches terres agricoles et d’une importante production manufacturière, prend conscience du sentiment national. L’autorité royale se renforce et l’administration se centralise. Par le Traité de Cateau-Cambrésis de 1559 conclu à l’issue des guerres d’Italie, la France récupère Calais sur l’Angleterre et les évêchés de Metz, Toul et Verdun sur le Saint-Empire romain germanique, mais l’Espagne devient la première puissance européenne. Toutefois, comme la France a renoncé à la majorité de ses possessions italiennes, sa noblesse, qui se voit privée de son champ d’honneur et de richesses, ressent un déclassement social. Cette année-là, Henri II, roi depuis 1547, meurt accidentellement dans un tournoi sans héritier en âge de régner. En outre, l’État se trouve en banqueroute et la société confrontée à la hausse des prix, aux disettes et au retour des épidémies de peste. Elle se tourne alors vers Dieu mais perd confiance dans l’Église romaine et le clergé, de quoi susciter une grande angoisse et des conversions à la « Réforme ». Celle-ci remonte aux 95 thèses du moine allemand Martin Luther (1521) et à l’ouvrage « Institution de la religion chrétienne » par le théologien français Jean Calvin (1536). L’imprimerie les diffusent dans toute l’Europe. Les premières communautés protestantes, mises en place en France en 1555, regroupent près de 2 millions de fidèles en1562, soit 10 % de la population, dans diverses couches de la société. Les querelles théologiques prennent une dimension politique par la conversion de princes protestants, auxquels s’allie le roi catholique François 1er (1515-1547), lors de ses guerres contre l’empereur d’Allemagne et roi d’Espagne Charles-Quint (1519-1558), pourtant catholique lui aussi.

Les guerres civiles. En 1560, le jeune roi François II fait entrer ses oncles François de Lorraine, duc de Guise, et Charles, cardinal de Lorraine, au Conseil royal. Des nobles protestants tentent alors de l’enlever à Amboise pour le soustraire à leur influence. Cette conjuration donne lieu à une sanglante répression contre les protestants. A François II, mort la même année, succède son frère Charles IX, encore mineur. La reine-mère Catherine de Médicis exerce alors la régence et tente, sans succès, des réconciliations en 1560, 1561 et 1562. Le massacre de protestants à Wassy en 1562, par les troupes du duc de Guise, déclenche la première guerre de religion, qui se termine l’année suivante par l’édit d’Amboise accordant la liberté de conscience aux protestants avec une liberté de culte limitée. La tentative d’enlèvement à Meaux de la famille royale par les protestants, en septembre 1567, provoque la deuxième guerre de religion qui dure jusqu’en mars 1568. Au cours de la troisième guerre de religion, commencée en août de la même année, Louis 1er de Bourbon, prince de Condé, principal chef protestant et impliqué dans la conjuration d’Amboise, est assassiné sur le champ de bataille de Jarnac (1569) et remplacé par l’amiral Gaspard de Coligny. Cette guerre se termine en 1570 par la paix de Saint-Germain. Pour réconcilier les deux partis, Catherine de Médicis organise, deux ans plus tard, de grandes fêtes à l’occasion du mariage de sa fille Marguerite de Valois, qui entrera dans l’Histoire sous le nom de « Reine Margot », avec le roi de Navarre Henri de Bourbon, neveu de Louis 1er et qui a abjuré le protestantisme. Le 24 août, jour de la Saint-Barthélemy et lendemain de la cérémonie, l’amiral de Coligny et les chefs protestants présents à Paris sont assassinés, prélude à trois jours de massacre de protestants dans la capitale et plusieurs villes du royaume. La quatrième guerre de religion, qui s’ensuit, s’achève en 1573. L’année suivante, Henri III succède à son frère Charles IX, décédé, et les hostilités reprennent. La cinquième guerre de religion se termine en 1576 avec la « Paix de Monsieur », frère du roi et duc d’Alençon. Les victimes de la Saint-Barthélemy sont réhabilitées et les protestants se voient accorder la liberté générale de culte, sauf à Paris et dans les villes royales. La sixième guerre de religion, la plus courte, dure du 15 mars au 14 septembre 1577. La paix de Bergerac y met fin, puis l’édit de pacification de Poitiers accorde le droit au culte réformé dans les faubourgs. La septième guerre de religion (1579-1580) se clôt par la paix du Fleix, qui confirme les édits de Poitiers puis de Nérac (1579) accordant 14 places de sûreté supplémentaires aux protestants pendant six mois. En septembre 1584, le clan des Guise crée la Ligue (catholique) parisienne. La huitième et dernière guerre de religion dure du 31 mars au 30 avril 1598 avec plusieurs faits marquants. A Paris, la « Journée des Barricades » des 12-13 mai 1588 consiste en un soulèvement organisé par le duc de Guise, au motif qu’Henri III envisage de désigner Henri de Bourbon (redevenu protestant en 1576) comme son successeur. Les 23 et 24 décembre 1588 à Blois, la seconde génération des chefs du clan des Guise est assassinée : Henri dit le Balafré, duc de Guise et fils de François de Lorraine ; le cardinal Louis de Lorraine, son frère et neveu du cardinal Charles. Le 1er août 1589 à Saint-Cloud, Henri III est assassiné par le moine Jacques Clément. Le 25 juillet 1593 à Saint-Denis, Henri de Bourbon, qui lui a succédé, abjure le protestantisme. Le 27 février 1594 à Chartres, Henri IV est sacré roi de France. Le 30 avril 1598, l’édit de Nantes garantit les libertés religieuses et met fin à quarante ans de guerres civiles. Le 2 mai 1598, la paix de Vervins termine celle avec l’Espagne, déclenchée en 1595.

L’activité diplomatique. Entre 1559 et 1589 et au-delà des différences religieuses, la royauté française constitue le réseau d‘ambassadeurs permanents auprès des cours étrangères le plus étendu d’Europe. Catherine de Médicis propose une politique matrimoniale impliquant ses enfants. Son fils Henri, duc d’Anjou, est élu roi de la Confédération de Pologne en 1573 et gouverne 7 millions de sujets catholiques, protestants et orthodoxes. Devenu roi de France l’année suivante, il met sur pied le premier « ministère » des Affaires étrangères. Dès 1555, l’amiral de Coligny lance des expéditions au Brésil et en Floride, où d’éphémères colonies donnent vie au rêve d’un Empire français aux Amériques où cohabiteraient catholiques et protestants. Mais, l’Espagne et le Portugal y voient une menace pour leur propre Empire colonial et…la foi catholique ! L’Angleterre, protestante, soutient financièrement ses coreligionnaires allemands, français et ceux des Provinces-Unies (qui deviendront l’État des Pays-Bas) en révolte contre l’Espagne, dont Londres veut contenir la puissance. Le traité de Blois de 1572 entre la France et l’Angleterre établit une alliance contre l’Espagne et assure la neutralité de l’Angleterre dans les guerres civiles en France. Par ailleurs, les Pays-Bas et le Palatinat allemand, États protestants, procurent argent et troupes aux « huguenots » français, moins par solidarité religieuse que par appât du gain ou des considérations politiques. L’alliance de la France avec les cantons suisses, conclue en 1516 et renouvelée en 1521, 1582 et 1602 sauf avec celui de Zurich (protestant), fournit des mercenaires à l’armée royale.

Loïc Salmon

L’exposition « La haine des clans, guerres de religion » (5 avril–30 juillet 2023), organisée par le musée de l’Armée, se tient aux Invalides à Paris. Cette époque fait l’objet de deux autres expositions : « Visages des guerres de religion au château de Chantilly (4 mars- 21 mai) ; Antoine Caron (1521-1599), le théâtre de l’Histoire » au Musée national de la Renaissance, château d’Écouen (5 avril-3 juillet). L’exposition aux Invalides présente des tableaux, armes, armures, objets, livres et archives. Visites guidées, conférences et concerts sont prévus. Renseignements : www.musee-armee.fr

Les guerres de religion, 1559-1610, la haine des clans

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Ukraine : ascendant opérationnel incertain dans le conflit en cours

Dans la perspective de la contre-offensive annoncée, les forces armées ukrainiennes disposent d’une assistance occidentale massive en termes de renseignement et de soutien, mais doivent combiner la culture militaire soviétique avec les pratiques de l’OTAN. (Carte : situation au 26-4-2023)

Dans une note publiée en région parisienne en avril 2023 par la Fondation pour la recherche stratégique, Philippe Gros, maître de recherche, et Vincent Tourret, chercheur associé, fondent leur analyse sur les sources ouvertes et la littérature technico-militaire russe, mais restent prudents en raison de la propagande des deux camps, des informations erronées et des lacunes dans les données disponibles.

Une organisation perfectible. Depuis l’invasion russe de la Crimée en 2014, les forces armées ukrainiennes se sont préparées à une guerre défensive globale sur les plans doctrinaire, capacitaire et opérationnel en s’inspirant de la culture miliaire de l’OTAN. Toutefois, des officiers supérieurs, formés au modèle soviétique, laissent difficilement une marge d’initiative à leurs subordonnés. En outre, les unités régulières cohabitent avec des volontaires et des unités de défense territoriales dans le maintien d’une forte centralisation administrative. Cette hétérogénéité se retrouve dans la compétence des chefs, la gestion des ressources humaines, l’entraînement et les équipements des unités. Outre des critiques virulentes, elle entraîne trop de pertes pour pouvoir soutenir une guerre longue contre les forces russes. Cependant, les généraux et les états-majors ont démontré leur capacité à concevoir une manœuvre au niveau d’un théâtre grâce à leur maîtrise de l’offensive, par le siège et le mouvement, et à leur savoir-faire pour l’adapter aux menaces et à l’environnement. Dans le renseignement, le système de drones Delta, mis au point en 2016 par les développeurs civils nationaux selon les standards de l’OTAN, est déployé dans les sept zones de front. Il réalise une fusion des données ISR (renseignement multi-sources, surveillance et reconnaissance), accessible aux unités tactiques sur les tablettes ou les téléphones portables, via le réseau satellitaire privé américain Starlink. Si la parité avec les Russes apparaît au niveau des capteurs (mini-drones) au front, les Ukrainiens les surpassent pour le renseignement dans la profondeur du dispositif adverse, grâce d’abord à l’énorme capacité spatiale occidentale. Cette dernière combine la diffusion de renseignements de la part des pays alliés et les réponses rapides aux demandes de renseignement ukrainiennes. La production inclut le renseignement d’intérêt immédiat, celui de situation et celui d’appui au ciblage, avec une précision de 7 mètres pour la mise en œuvre des roquettes américaines Himars/M270 guidées par recalage GPS. En outre, les Ukrainiens disposent de nombreuses sources de renseignements d’origine humaine dans les zones occupées par les forces russes, mais peu dans le Donbass, et des moyens pour les récupérer et les fusionner dans le système Delta. En matière de soutien, le système ukrainien, très centralisé, manque de coordination et de plateformes logistiques aux échelons tactiques et repose sur des lignes de communications longues et confuses. Il dépend en grande partie de l’assistance des populations locales et des réseaux bénévoles ukrainiens et internationaux. Le ravitaillement, fourni par les États alliés et coordonné par des structures américaine, OTAN et européenne, se heurte à l’interopérabilité limitée des moyens mis en œuvre et à la réglementation des transports au sein de l’Union européenne. Le dysfonctionnement du service de santé auprès des unités en première ligne est compensé par l’assistance occidentale, à savoir équipements et formation pour les structures locales et accueil des blessés dans les hôpitaux des pays alliés. L’évacuation des blessés graves et des grands brûlés vers les hôpitaux de l’arrière, souvent entravée par l’état catastrophique des routes, se fait surtout par des trains médicalisés.

Des troupes à former. Les forces armées ukrainiennes, estimées à 120.000 hommes, subissent de lourdes pertes évaluées à plusieurs dizaines de morts et de blessés par jour, notamment parmi les troupes expérimentées et celles formées dans les pays de l’OTAN. Le grand nombre de contrats d’engagements militaires courts, souscrits durant la guerre dans le Donbass entre 2014 et 2022, a permis à l’Ukraine de disposer d’une certaine réserve expérimentée. Mais ce vivier a été mal exploité en raison de l’hétérogénéité des unités, de la guerre d’usure et d’une mauvaise gestion, comme l’envoi de conscrits au front sans un entraînement préalable de plusieurs semaines. La plupart des 400.000 « mobilisables » n’a aucune expérience militaire. La remontée en puissance des forces ukrainiennes repose donc sur la formation dans les pays alliés. L’opération britannique « Orbital » a ainsi formé 22.000 soldats entre 2015 et 2022. Puis l’opération « Interflex », qui rassemble plus de 800 instructeurs britanniques, australiens, danois, canadiens, lituaniens, néerlandais, néo-zélandais, norvégiens, finlandais et suédois, a organisé des stages de trois semaines à 10.000 hommes en 2022, chiffre qui devrait doubler en 2023. Un programme international, sous commandement américain et incluant des instructeurs britanniques, canadiens et lituaniens, a formé 23.000 officiers et sous-officiers entre 2015 et 2022. Entre avril et août 2022, la « Task Force Gator » (américaine) a formé 1.600 militaires sur 16 systèmes d’armes…américains ! En juin 2023, l’initiative « European Union Military Assistance Mission », qui rassemble 23 pays européens dont la Pologne, l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie, aura formé 12.000 combattants et 2.800 spécialistes dans des stages de 30 jours.

Des armements lourds insuffisants. Malgré les captures d’équipements russes, dont seulement 30 % réutilisables, et les livraisons d’armes occidentales, l’usure opérationnelle et les pertes freinent la montée en puissance des parcs ukrainiens. Celui des chars, qui en a déjà perdu de 800 à 1.000, n’en compterait qu’entre 700 et 1.000. En raison de la perte plausible de 2.000 véhicules ukrainiens, le parc d’engins blindés atteindrait 3.000, grâce à la capture de quelques centaines de véhicules russes et surtout aux livraisons occidentales de 3.500 véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI), transports de troupes blindés et autres véhicules. S’y ajouteront les livraisons, promises et échelonnées sur plusieurs mois, de 300 chars tous modèles confondus, 200 VBCI, 450 véhicules tout terrain, 300 MRAP (véhicules conçus pour résister aux engins explosifs improvisés et aux embuscades) et 120 canons autopropulsés, qui subiront aussi des pertes et dont il faudra assurer le maintien en condition opérationnel. Leur expérience du combat, acquise depuis 2014, et leur formation à l’américaine ont permis aux Ukrainiens de réagir dans l’emploi de l’artillerie. Ils disposent de bombes de petit diamètre lancées du sol (bombes guidées planantes) combinant longue portée et précision, de lance-missiles balistiques Vilkha-M ukrainiens et de canons Caesar français et PzH 2000 allemands. Très utilisés, ces canons subissent une usure accélérée. Des centres de maintien en condition opérationnelle ont donc été installés en Lituanie, Pologne et Slovaquie.

Des stocks de munitions limités. L’intensité des combats entraîne des cadences de tirs de 5.000 à 7.000 obus/jour et réduit les stocks. Les 1.500 canons d’origine soviétique tirent des obus de 122 mm et 152 mm, mais les canons « occidentaux » surtout des obus de 155 mm. Or les tirs d’obus de 155 mm atteignent 3.500/jour. Entre mai 2022 et février 2023, les États-Unis ont livré 1,1 million d’obus de ce calibre et les autres pays alliés (France, Grande-Bretagne, Canada, Finlande, Allemagne, Italie, Norvège, Espagne et Suède) 100.000, soit en tout trois mois de munitions au rythme actuel. Enfin, le brouillage russe réduit le stock des drones. En moyenne, le drone d’une unité d’infanterie ne dure qu’un jour contre 40 pour une unité d’artillerie.

Loïc Salmon

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