Afrique : mutations et enjeux stratégiques

Les coups d’État militaires en Guinée et aux Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad, Gabon et Soudan entre 2020 et 2023 s’inscrivent dans un cadre géopolitique plus large, où apparaissent de nouveaux acteurs.

Ce thème a fait l’objet d’un colloque organisé, le 3 octobre 2024 à Paris, par la Fondation pour la recherche stratégique. Y sont notamment intervenus : Niagalé Bakayoko, responsable du programme Afrique à la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques ; Élisa Domingues dos Santos, chercheuse à l’Institut français des relations internationales ; Sonia le Gouriellec, maîtresse de conférences à l’Université catholique de Lille ; Jonathan Guiffard, expert à l’Institut Montaigne.

Les échecs d’acteurs extérieurs. Le événements des quinze dernières années démontrent le peu de prise des acteurs multilatéraux sur les évolutions de l’Afrique, estime Niagalé Bakayoko. Leurs échecs portent sur les opérations de maintien de la paix, les programmes d’ingénierie institutionnelles et la politique de développement. Comme la France avec l’opération « Barkhane » au Sahel, la Russie éprouve des difficultés à changer, militairement, la situation sur le terrain au Mali, en Libye et au Mozambique, et, politiquement, à Madagascar. Toutefois, elle manifeste son efficacité en matière informationnelle partout dans le monde. Les pays ouest-européens et nord-américains semblent découvrir une réalité qu’ils n’ont pas voulu voir émerger. Les exercices navals multinationaux participent aux stratégies d’influences de la Chine et de l’Occident. Or, tout dépend du positionnement des acteurs africains. En matière de politique étrangère, souligne Niagalé Bakayoko, la stratégie consiste à s’adapter à un environnement et non pas à y venir pour y imposer un ordre.

Le poids de la Turquie. Dès les années 1990, de petites et moyennes entreprises turques ont recherché des débouchés en Afrique subsaharienne, où des réseaux privés et religieux se sont développés, indique Élisa Domingues dos Santos. Puis, au début des années 2000, le gouvernement turc met en œuvre un plan d’institutionnalisation des relations avec le continent africain. Le nombre d’ambassades est passé de 12 en 2002 à 44 en 2024. Sur le plan économique, le volume des échanges commerciaux de l’Afrique, de 5 Mds$ avec la Turquie en 2003, a atteint 30,7 Mds$ en 2021, contre 58 Mds$ avec la France, 288 Mds$ avec l’Union européenne, 230 Mds$ avec la Chine, 89,5 Mds$ avec l’Inde et seulement 17,7 Mds$ avec la Russie. En outre, la Turquie implante des instituts culturels, construit des hôpitaux et finance des organisations humanitaires. Ainsi, lors de la famine de 2011 en Somalie, Ankara apporte une aide humanitaire puis une assistance technique pour renforcer les capacités de l’État et a y inauguré un centre de formation militaire en 2017. La Turquie investit aussi dans les infrastructures portuaires, aéroportuaires et ferroviaires africaines. Au Sénégal, elle va participer à la construction d’un chemin de fer entre Dakar et la ville nouvelle de Damniadio avec des entreprises françaises et locales. Elle développe aussi des partenariats de sécurité avec une vingtaine de pays africains, incluant formation, équipements et ventes d’armements (drones, avions, hélicoptères et véhicules blindés). Toutefois, la trop grande présence turque suscite des réticences dans certains pays d’Afrique, dont l’Algérie dans le secteur du fer et de l’acier et le Soudan pour une affaire de corruption. Par ailleurs, de nombreux Africains se rendent en Turquie pour des activités commerciales, ou des études. Quelque 60.000 étudiants africains sont formés dans les universités turques et ensuite, généralement, employés dans des entreprises transnationales entre la Turquie et leur pays d’origine. Mais depuis 2023, le resserrement de la politique d’immigration en Turquie dégrade leurs conditions de vie. Les contrôles, arrestations, expulsions et campagnes de discriminations sur les réseaux sociaux ternissent l’image de la Turquie parmi les populations africaines.

L’importance de la Corne de l’Afrique. La mer Rouge et le golfe d’Aden constituent le flanc Ouest d’un nouveau théâtre de compétition entre les grandes puissances dans l’océan Indien, indique Sonia le Gouriellec. Entre 16.000 et 18.000 navires y transitent chaque année, soit plus de 10 % du fret mondial. La Chine, le Japon, la Corée du Sud, l‘Inde, l’Afrique du Nord et l’Europe dépendent des échanges commerciaux qui y passent, dont le pétrole des pays du golfe Arabo-Persique. Environ 34 % du commerce extérieur de Djibouti et du Soudan transite par le canal de Suez. La région est traversée par un réseau de 17 câbles sous-marins représentant 90 % des capacités de bandes passantes entre l’Asie et l’Union européenne, dont la maintenance paraît difficile en cas d’attaque en mer. La liberté de navigation va de pair avec la protection du commerce maritime et de la mer Rouge. Djibouti accueille des contingents militaires français, allemand italien, espagnol, chinois, japonais et américain. Cette présence permet de sécuriser les flux commerciaux, menacés récemment par les attaques des rebelles Houthis au Yémen, et de lutter contre le terrorisme et les trafics de drogues et d’êtres humains. L’Arabie saoudite possède six ports de commerce, dont la moitié est gérée par des sociétés des Émirats arabes unis. Ces derniers contrôlent une grande partie des ports de la mer Rouge et jouent un rôle politique important dans la Corne de l’Afrique. Ils ont rejoint les « BRICS » en janvier 2024, comme l’Égypte, l’Éthiopie, l’Arabie saoudite et l’Iran qui occupent une place cruciale sur le littoral de la mer Rouge. L’organisation des BRICS, qui regroupait à l’origine le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, conteste l’hégémonie des puissances occidentales, notamment celle des États-Unis dont le dollar domine le commerce mondial. De son côté, la Chine développe plusieurs projets d’infrastructures dans la région, dans le cadre de son projet des « Nouvelles Routes de la Soie » lancé en 2013.

L’influence française. La France se désengage des pays francophones de l’Afrique de l’Ouest et Centrale pour se délester du poids de l’histoire coloniale, estime Jonathan Guiffard. Cela implique de cesser de rendre coup pour coup aux attaques d’influence d’adversaires politiques stratégiques, notamment la Russie et ses alliés locaux. Or, les intérêts français et européens restent très forts en Afrique de l’Ouest. Sur le plan sécuritaire, la situation au Sahel s’est dégradée et se fragmente durablement avec des territoires qui seront contrôlés par des forces variées incapables de s’imposer les unes aux autres. Les bases militaires françaises en Côte d’Ivoire et aux Sénégal, Gabon et Tchad, devraient voir leurs effectifs diminuer et leurs missions changer. Les pays du golfe de Guinée, touchés par la menace djihadiste, deviennent les priorités de l’assistance militaire française. En outre, la France semble s’investir plutôt dans les domaines économiques et culturel. Par ailleurs, un sommet France-Afrique doit se tenir en 2026 au Kenya, manifestant ainsi une volonté de développer la coopération avec les pays l’Afrique de l’Est, où la France n’aura pas à gérer de passé colonial ni de problèmes sécuritaires. La coopération économique visera à poursuivre les échanges, notamment l’agriculture, le pétrole, les minerais, les terres rares et les nouvelles technologies, en Ouganda et en République démocratique du Congo et les développer avec le Kenya. Toutefois, le terrorisme djihadiste persiste au Nigeria, en République démocratique du Congo, en Ouganda et en Tanzanie. L’influence de la Russie se fait sentir en Ouganda, au Soudan et en Afrique du Sud. Sur le plan politique, les régimes sont contestés au Mali, au Soudan, au Kenya et au Mozambique. Selon Jonathan Guiffard, la difficulté réside dans l’impossibilité de faire abstraction des valeurs et du modèle démocratique européens face aux réalités sécuritaire et politique des pays d’Afrique de Est. Le risque existe de manquer de cohérence entre les valeurs annoncées et les actions concrètes pour des objectifs économiques.

Loïc Salmon

Afrique : golfe de Guinée, zone de coopération stratégique

Mer Rouge : trafic maritime international perturbé, riposte américano-britannique

Russie : partenariats en Afrique, son principal marché d’exportation d’armement

Turquie : recherche de puissance militaire et diplomatique




Stratégie : l’Indopacifique, vision du monde et concept militaire

Face à la montée en puissance de la Chine, les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud l’Inde, l’Australie et la France, seule nation de l’Union européenne présente, considèrent l’Indopacifique comme un espace libre et ouvert à sécuriser. Taïwan, la Corée du Nord et la tension indo-pakistanaise constituent des points chauds.

L’Indopacifique a fait l’objet d’un colloque organisé, le 12 juin 2024 à Paris, par l’association 3AED-IHEDN en partenariat avec l’Institut des hautes études de défense nationale. Y sont notamment intervenus : Christian Lechervy, ancien ambassadeur pour le Pacifique au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ; le capitaine de vaisseau Samuel Quéré, chargé de l’anticipation et de la synthèse, notamment pour le Proche-Orient et le Pacifique, à l’État-major des armées. A cette occasion, 3AED-IHEDN a publié un rapport intitulé « L’influence, pilier de la puissance au XXe siècle », dont une partie traite des aspects stratégiques de Taïwan et de l’Australie.

Le contexte géostratégique. Pour contenir la volonté d’expansion de la Chine, indique l’ambassadeur Lechervy, les États-Unis veulent associer l’Inde, puissance démocratique et maritime, à leur politique en Indopacifique, similaire à celle au Proche et Moyen-Orient avec Israël et les Émirats arabes unis, afin de contrôler la mer d’Arabie et le détroit d’Ormuz. Ce mécanisme, informel, ressemble à celui que la Russie a créé avec l’Iran, la Chine et la Corée du Nord pour soutenir son effort de guerre contre l’Ukraine. Aux importantes implantations de la Chine en océan Indien correspond la présence de l’Inde aux Maldives (29.000 médecins, infirmières, enseignants, ingénieurs et gestionnaires y travaillent). De son côté, la Chine a mis en place une plateforme de dialogue avec l’Afghanistan, le Népal et le Boutan, mais qui exclut l’Inde. Par ailleurs, la politique américaine s’intéresse aussi au Nord du Pacifique, théâtre possible d’une confrontation nucléaire. En outre, la sécurité de Taïwan, l’un des rares sujets consensuels entre les partis Démocrate et Républicain, s’inscrit dans la perspective d’un conflit avec la Chine. Actuellement environ 50.000 soldats américains sont répartis entre le Japon et la Corée du Sud. Par suite de la modernisation des arsenaux de la Chine et de la Corée du Nord, les États-Unis développent une coopération opérationnelle avec des pays constituant des points d’appui aériens. Ce soutien aéroportuaire s’étend du Pacifique insulaire à l’Asie du Sud-Est et à l’Afrique. Pour empêcher un blocus de Taïwan par la Chine, les États-Unis renforcent leurs moyens d’intervention aux Philippines, avec qui existe un traité de défense mutuelle (comme avec le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Thaïlande). Les missiles balistiques nord-coréens étant susceptibles de frapper leur territoire, les États-Unis concentrent le tiers de la capacité de leurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engins dans la région. De son côté, la France poursuit le dialogue avec des pays de l’Indopacifique qui ne veulent pas d’alliance totale avec les États-Unis ni de partenariat stratégique avec la Chine. Ce mécanisme inclut des rencontres annuelles avec les ministres des Affaires étrangères des États membres de l’Union européenne. Par ailleurs, la Nouvelle Calédonie et la Polynésie française se trouvent au centre du câblage sous-marin entre l’Asie du Sud-Est et l’Amérique du Sud, enjeu militaire et industriel majeur pour le transit des données et la protection des télécommunications. Ces projets nécessitent des financements publics multilatéraux, notamment français et européens. Or Google, grand producteur américain privé de services informatiques, y est devenu le principal investisseur.

L’action de la France. En 2024, la zone Indopacifique, centre de gravité du monde, représente 60 % de sa population et 60 % de son produit inséreur brut, rappelle le capitaine de vaisseau Quéré. Les cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et détenteurs reconnus de l’arme nucléaire, y maintiennent une présence, à savoir les États-Unis, la Russie, la Chine, la France et la Grande-Bretagne (île de Diego Garcia). S’y ajoutent l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord, également détenteurs de l’arme nucléaire. La stratégie de la France se décline de manière régionale avec quatre sous-régions : le Nord de l’océan Indien ; le Sud de l’océan Indien ; le Pacifique-Sud ; le Nord-Est de la mer de Chine avec Taïwan. Elle vise à protéger ses territoires d’outre-mer, ses ressortissants (1,6 million), ses voies de communication, y compris numériques (câbles sous-marins). Elle contribue à la liberté de navigation maritime et aérienne ainsi qu’à la lutte contre la prolifération d’armes de destruction massive. La France a entamé des négociations avec le Japon, l’Indonésie et l’Inde sur l’accès réciproque aux ports et aéroports permettant un soutien aux forces armées. Les visites ministérielles, le dialogue stratégique, les réunions des états-majors et surtout l’activité de ses forces crédibilise la stratégie d’influence de la France, perçue comme une puissance légitime d’équilibre et d’initiatives en Indopacifique. Dans un contexte de rivalité sino-américaine, de risque de montée rapide aux extrêmes et de possibilité importante d’être instrumentalisée, la France développe ses capacités d’appréciation autonome de la situation par une présence régulière dans la zone pour pouvoir sentir l’ambiance et voir comment les dynamiques évoluent. Cela nécessite des moyens de renseignement et justifie des points d’appui réguliers dans la zone. Il convient de suivre les évolutions des crises en cours, notamment les guerres en Ukraine et au Proche-Orient, qui donneront plus ou moins la liberté d’intervenir éventuellement et selon un cadre juridique à définir. Outre les essais de son troisième porte-avions, la Chine a montré sa capacité de grands déploiements par des exercices navals et aériens autour de Taïwan, notamment lors de l’investiture du nouveau président Lai Tching-té en mai 2024. La France ne pourrait résoudre une crise seule, mais ses moyens aériens, amphibies et terrestres restent crédibles pour protéger ses intérêts et sa souveraineté et aussi rassurer ses partenaires dans des zones d’instabilité. Avec l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Australie, le Canada, la Coré du Sud, le Japon et la Nouvelle-Zélande, elle participe à la mission de l’ONU sur l’embargo contre la Corée du Nord en identifiant les manœuvres d’approvisionnement à couple entre navires marchands suspects et navires nord-coréens, quand les quotas d’importation de pétrole, de charbon et d’acier sont dépassés. Enfin, la mission annuelle « Pégase » de l’armée de l’Air et de l’Espace en Indopacifique complète les déploiements ponctuels du Groupe aéronaval ou de la mission « Jeanne d’Arc » (porte-hélicoptères amphibie et frégate) de la Marine nationale en Indopacifique.

Taïwan et l’Australie. Selon le rapport de 3AED-IHEDN, la Chine pourrait déployer ses forces armées vers le Pacifique à partir de l’île de Taïwan. Déjà, elle parvient à susciter l’intérêt des micro-États en Océanie, afin de limiter les influences de la France et de l’Australie et constituer un front anti-Taïwan dans le Pacifique-Sud. Dans la perspective d’un affrontement avec la Chine en cas de tentative de reconquête de Taïwan par la force, les États-Unis ont signé, en 2021, l’accord de coopération militaire « ANKUS » avec la Grande-Bretagne et l’Australie. Cet accord permettra à l’Australie de se doter de sous-marins à propulsion nucléaire (mais sans armes nucléaires) à long rayon d’action et très discrets. L’Australie pourra alors jouer un rôle plus actif dans la région avec les autres pays membres du « QUAD », à savoir un dialogue quadrilatéral pour la sécurité entre l’Inde, le Japon, les États-Unis et l’Australie. L’AUKUS vise ainsi à empêcher une hégémonie régionale de la Chine. Celle-ci annexe des îlots et des hauts-fonds en mer de Chine méridionale, pour les transformer en bases militaires, accroître sa zone économique exclusive, au détriment de la Malaisie, de Brunei, du Viêt Nam et des Philippines, et enfin étendre son influence jusqu’au détroit de Malacca.

Loïc Salmon

Stratégie : l’action de la France dans la zone indopacifique

Armée de l’Air et de l’Espace : « Pégase 24 » en Indopacifique

Grande-Bretagne : coopération militaire avec la France malgré le « Brexit » et l’AUKUS




Moyen-Orient : vers des guerres d’usure sans perspective de victoire stratégique

Après l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre 2023, Israël a riposté et remporté des succès à Gaza, au Liban et en Cisjordanie, mais dont les effets nourrissent des sentiments de revanche. Sa guerre d’attrition ne semble pas sous-tendue par une stratégie politique réaliste.

La situation a été analysée dans une note de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), publiée le 27 septembre 2024 à Levallois-Perret (banlieue parisienne) et rédigée par Laure Foucher, maître de recherche à la FRS, et Elisabeth Marteu, chargée de cours à l’Institut d’études politiques de Paris.

Interconnexion des crises. En mai 2024, la prise de contrôle par Tsahal (forces armées israéliennes) du « corridor de Philadelphie », qui longe la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza, a anéanti toute perspective de cessez-le-feu entre Israël et le Hamas. Un retrait de Tsahal de ce corridor, considéré comme un point de passage stratégique, dépend d’un accord avec l’Égypte qui répondrait aux exigences de sécurité d’Israël, à savoir le maintien d’un contrôle, direct ou indirect, sur l’ensemble du territoire. La majorité des hauts gradés de Tsahal reconnaît l’impossibilité d’atteindre l’ensemble des objectifs déclarés et que seule une solution diplomatique permettrait de conforter les résultats obtenus sur le plan militaire. Pour le Hamas, le retrait israélien du corridor de Philadelphie constitue un élément non négociable pour un cessez-le-feu. Le Hezbollah libanais, soutenu par l’Iran, conditionne l’arrêt de ses attaques contre le territoire israélien à un cessez-le-feu à Gaza. Il se trouve plongé dans une escalade, dont il a perdu le contrôle. Depuis le 17 septembre, Israël a saboté ses outils de communication, tué plusieurs de ses chefs et effectué des frappes aériennes massives contre ses infrastructures, son arsenal et des zones où il habite, réduisant considérablement ses capacités de combat. Selon les dirigeants israéliens, l’Iran ne devrait pas intervenir directement contre Israël afin d’éviter de tomber dans le piège d’une guerre totale. L’enchaînement futur de guerres sur plusieurs fronts dépend de la riposte du Hezbollah et aussi de la volonté des États-Unis de laisser Israël agir comme il l’entend, malgré les très nombreuses victimes collatérales. Or, du Proche-Orient au golfe Arabo-Persique, aucune crise n’a été résolue depuis des années. La région connaît des conflits pas vraiment gelés et sans fin, comme en Syrie et au Yémen, sur un fond d’exacerbation des fragilités structurelles comme en Égypte et au Liban. Outre un retour à la course aux armements, s’y ajoutent des menaces persistantes sur la sécurité, à savoir le renforcement capacitaire et politique des groupes armés, la poursuite du programme nucléaire iranien et la résilience des groupes djihadistes. Au Liban, le Hezbollah profite des fragilités endémiques de l’État pour décider seul de la guerre ou de la paix. En Jordanie et en Égypte, les débordements possibles des violences à Gaza et en Cisjordanie sur leur territoire mettent en péril la stabilité intérieure. Ils s’accompagnent du risque de la montée de la contestation interne de ses dirigeants qui ont choisi la paix avec Israël. En Jordanie, le parti d’opposition Front d’action islamique, affilié à l’organisation islamiste transnationale Frères Musulmans, a remporté les élections législatives en septembre en raison de la grave crise économique du pays et de l’hostilité anti-israélienne d’une partie de la population en majorité palestinienne. L’intensité de l’action de Tsahal à Gaza et au Liban suscite, dans toute la région, un regain de popularité à l’égard des mouvements islamistes, quoique durablement affaiblis après l’échec des révoltes du « Printemps arabe » de 2011. Elle a aussi fourni un prétexte de démonstration de solidarité avec la cause propalestinienne à « l’Axe de la Résistance ». Ce dernier consiste en une alliance politique et militaire entre la Syrie laïque, l’Iran et le Hezbollah musulmans chiites et le Hamas musulman sunnite ainsi que d’autres factions armées palestiniennes. Outre son hostilité envers l’Occident, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, il appelle à l’élimination de l’État d’Israël dont il refuse l’existence.

Rivalités de puissances. Pour sortir Israël de son isolement diplomatique régional et contrer l’Iran, les États-Unis ont obtenu les « Accords d’Abraham ». Ceux-ci consistent en traités de paix d’Israël avec les Émirats arabes unis (EAU) et Bahreïn, signés à Washington en 2020. Puis le Soudan et le Maroc ont rejoint les Accords d’Abraham. Ces quatre États sunnites y ont vu des intérêts économique et sécuritaire. Israël a ainsi évacué la question d’un État palestinien, constitué d’une partie de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem-Est (annexé pendant la guerre de 1967). Toutefois, ses ripostes contre le Hamas et le Hezbollah menacent la stabilité régionale, essentielle à la prospérité économique de la péninsule arabique. L’Arabie saoudite et les EAU veulent affaiblir l’Iran et son influence et sécuriser leur territoire. Malgré un refroidissement de leurs relations bilatérales avec Israël, ils le laissent conduire la guerre contre leurs adversaires de l’Axe de la Résistance. La logique de l’endiguement des crises de Gaza, du Yémen et de la Syrie prévaut dans la région, par suite d’un sentiment d’impuissance et de l’illusion que chaque crise peut se traiter isolément. Pourtant, les EAU, l’Arabie saoudite, le Qatar, la Jordanie et l’Égypte poursuivent des négociations diplomatiques sur le dossier de Gaza. En outre, les pays arabes du golfe Arabo-Persique tentent de maintenir de bonnes relations avec l’Iran, malgré les tensions. La normalisation des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite, rétablies en 2023, permet d’éviter une confrontation directe entre l’Iran et Israël. Cependant, Téhéran maintient son soutien à ses partenaires et affidés, tandis que Ryad ne favorise guère la coopération économique. L’Arabie saoudite et les EAU espèrent toujours l’affaiblissement de l’Iran qui, de son côté, tente de convaincre les opinions publiques régionales que Ryad trahit la cause musulmane. Enfin, pour la communauté internationale, la multiplication des foyers de tensions et de conflits au Proche et Moyen-Orient les rend difficilement surmontables.

Rôle des États-Unis. Grâce aux Accords d’Abraham, les États-Unis espèrent réduire leur engagement au Proche-Orient, afin de porter leurs efforts miliaires vers la zone Indopacifique, considérée comme prioritaire. Mais ils doivent désormais arrêter la guerre à Gaza, limiter la contagion régionale tout en affaiblissant l’Iran et ses partenaires, rétablir la sécurité maritime en mer Rouge et, au-delà de l’escalade en cours, stopper le programme balistique de l’Iran et empêcher la militarisation de son programme nucléaire. Le 13 avril, les attaques contre Israël par des missiles balistiques iraniens ont incité les États-Unis à y déployer le système THAAD de défense antimissile à haute altitude mis en œuvre par des militaires américains. (Le 13 octobre, après un second envoi de missiles iraniens, Washington a annoncé un nouveau déploiement de THAAD en Israël). L’Arabie saoudite, qui bénéficie d’un « protocole d’entente » non contraignant et portant sur sa sécurité par les États-Unis (contre la garantie d’approvisionnement en pétrole bon marché depuis 1945), négocie un accord de défense avec eux. Les EAU sont qualifiés par les États-Unis de « partenaires de défense majeurs ». Les États-Unis, s’enlisent dans des conflits qui étirent leurs capacités militaires et affaiblissent leur crédit diplomatique auprès des opinions publiques locales. La Russie et la Chine en profitent pour y étendre leur influence. Ni l’une ni l’autre ne cherchent à offrir des garanties de sécurité ni à résoudre les conflits, mais plutôt à maintenir au pouvoir les dirigeants de leurs pays partenaires. Par ailleurs, malgré son opération « Aspidès » de protection du transport maritime en mer Rouge, l‘Union européenne n’est plus perçue comme « forte » sur les plans diplomatique et militaire aux Proche et Moyen-Orient.

Loïc Salmon

Israël : ripostes militaires de précision au Hamas de Gaza

Moyen-Orient : rivalités entre Arabie Saoudite, Iran et Turquie

Etats-Unis : influence religieuse sur la politique étrangère

 




Stratégie : influence et puissance

Fonction stratégique, l’influence d’une nation consiste à promouvoir ses atouts auprès des autres pays et ainsi les convaincre de sa puissance. Elle repose sur des acteurs, des techniques et des vecteurs dans le champ des perceptions.

Ce concept complexe a fait l’objet d’un colloque organisé, le 12 juin 2024 à Paris, par l’association 3AED-IHEDN en partenariat avec l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Y sont notamment intervenus : le général de corps d’armée Bruno Durieux, président de l’Académie de défense de l’École militaire ; le général de brigade (2S) François Chauvancy, rédacteur en chef de la revue Défense de l’Union des associations de l’IHEDN ; Charles Thépaut, diplomate spécialisé sur la région Afrique du Nord-Moyen-Orient au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

Tentatives de définition. L’influence vise à amener les autres à faire, refuser de faire ou les empêcher de faire quelque chose, explique le général Durieux. Elle consiste à infléchir leur comportement sans contrainte et sans qu’ils en aient conscience. Il faut donc bien les connaître, notamment pour les exportations d’armement. Dans ce domaine, les déboires résultent probablement d’une mauvaise compréhension du marché, du client et de son contexte. Les auditeurs de l’IHEDN réfléchissent sur la défense nationale à travers quatre cercles concentriques. Le premier concerne la défense militaire, à savoir la contrainte physique et l’effort de volonté, domaine de la guerre et de la paix où l’influence n’y joue pas un rôle clé. Le deuxième cercle, plus large que celui de la défense nationale et qui intègre le premier, consiste à protéger la population contre toutes les menaces, militaires ou non, qui portent atteinte aux intérêts de la France en tant que puissance dans les domaines de l’économie, de la société, par la subversion, et de la diplomatie. La défense nationale, souligne le général Durieux, ne vise pas à afficher sa volonté mais à affaiblir la puissance de l’adversaire ou, éventuellement, infléchir son influence. Le troisième cercle, qui englobe les deux précédents, porte sur la sécurité nationale et, en ajoutant les risques liés par le champ d’influence, s’étend à la sécurité internationale. Aujourd’hui, le champ politique international a perdu de sa visibilité du temps de la guerre froide (1947-1991) et ouvre un champ plus vaste à l’influence. Il va s’agir de créer des coalitions de circonstance, de rallier des partenaires, y compris dans le champ industriel. En outre, depuis quelques années, la place du secteur privé, à savoir individus, groupes ou grandes entreprises, s’agrandit. Toutefois, le rôle des États conserve son importance primordiale avec des moyens d’influence, qui incluent l’usage du numérique. Il s’agit de savoir comment et pourquoi une influence s’exerce. Cela repose d’abord sur la compréhension de la situation, la connaissance de l’environnement et celle de la « cible ». Ensuite, il faut la volonté d’agir, par exemple en communiquant, et, surtout, de bien élaborer le message à faire passer. C’est vrai dans le débat démocratique, le champ d’influence et celui de la compétition internationale. Il s’agit d’être capable de distinguer la guerre de la paix, les faits de l’opinion sur les faits, l’intérieur de la nation de l’extérieur. Le développement de la pensée stratégique, estime le général Durieux, repose sur une vision à long à terme et la connaissance précise des objectifs à atteindre contre quoi ou vis-à-vis de qui.

Rapports de force. Les États n’ont que des intérêts qu’ils doivent défendre, rappelle le général Chauvancy. Le monde connaît à nouveau la réalité de la guerre, à savoir celle de l’Ukraine contre la Russie depuis le 22 février 2022 et celle d’Israël contre l’organisation islamiste Hamas à Gaza depuis le 7 octobre 2023, ainsi qu’une forme d’insurrection internationale contre l’Occident. Ce discours anti-occidental, comparable à celui de la guerre froide et fortement renouvelé, réactive la guerre informationnelle, stratégie des États communistes pour contourner la lutte armée. Ce bouleversement implique deux impératifs concomitants. Le premier concerne la conception et la promotion des idées et des valeurs de l’Occident ainsi que son action politico-militaire. Le second investit le champ des perceptions sur les plans des valeurs et des émotions pour soutenir la parole publique, tout en participant à la déconstruction des narratifs des pays compétiteurs. L’influence, sixième fonction stratégique après la connaissance-compréhension-anticipation, la dissuasion, la protection-résilience, la prévention et l’intervention, se décline selon quatre axes majeurs. Le premier consiste à concevoir et expliquer les positions politico-militaires énoncées par les autorités étatiques. Le deuxième axe mobilise les différents cercles militaires pour construire des coalitions au sein de l’OTAN ou de l’Initiative européenne d’intervention. Le troisième garantit la circulation de l’information sur l’action en cours et la récupération des analyses des pays partenaires. Il entretient le dialogue avec les pays compétiteurs et les groupes infra-étatiques qui passent par des États tiers. L’influence se diffuse par des réseaux institutionnels, dont les attachés de défense face à la déstabilisation de la France à l’étranger, au sein des organisations internationales et via la recherche stratégique par la connaissance académique. L’influence d’un pays reflète sa puissance, constituée par une économie capable d’infliger des sanctions à l’adversaire, un outil militaire crédible, une culture, résultant d’une langue et d’une histoire communes, et enfin des institutions solides non remises en cause. Il convient d’agir avec détermination et une force mesurée, en évitant de donner des leçons. La guerre redevient une option, notamment contre l’agression des frontières nationales, après une longue période de diplomatie.

Contre-ingérence. Activités hostiles, agressions et polémiques d’origines étrangères dans les pays démocratiques constituent les symptômes de la transformation du champ informationnel au cours des dix dernières années et ouvre des espaces de conflictualité, indique Charles Thépaut. La stratégie d’influence montre la capacité de « rendre des coups », à savoir comprendre la situation puis proposer des options de réponses pertinentes et susceptibles d’exercer des effets dans le champ médiatique. Le ministère des Affaires étrangères a renforcé ses réseaux de veille existantes pour obtenir des remontées beaucoup plus rapides sur les signaux faibles et les dynamiques possibles dans des écosystèmes étrangers, afin d’informer les autorités politiques de ce qui se prépare à l’étranger et risquant de bousculer l’ordre public international. Dénoncer une ingérence étrangère nécessite la connaissance de la menace et la possession de leviers de communication, pour élaborer une explication vis-à-vis de la presse, et non pas des manœuvres de réponses aux contenus erronés sur les réseaux sociaux. Il ne s’agit pas de casser la « viralité » (diffusion rapide et imprévisible de photos et vidéos sur internet) d’une information authentique, mais de partager avec le public un niveau de connaissance de réseaux sociaux qui vont l’induire en erreur ou le manipuler. La seule parole de l’État ne suffit pas à créer de la crédibilité et de la confiance. Mais le partage de données brutes sur des valeurs démocratiques pendant plusieurs semaines permet de valider, de manière indépendante par d’autres États, l’enquête qui sera rendue publique par l’autorité politique. Ainsi dès octobre 2021, les États-Unis ont sensibilisé l’opinion publique internationale par le partage d’analyses et de renseignements sur l’attaque probable de la Russie contre l’Ukraine en 2022. La Commission européenne a élaboré un règlement sur les services numériques, entré en vigueur en août 2023, pour réagir aux menaces et lutter contre la désinformation. Toutefois, la mobilisation dans le champ informationnel, renforcée techniquement par l’intelligence artificielle, ne réduit pas la négociation diplomatique.

Loïc Salmon

Défense : lutte informatique d’influence et respect du droit

Cyber : champ de lutte informatique et d’influence

Etats-Unis : influence religieuse sur la politique étrangère




Technologie : futurs drones de combat au sein du SCAF

L’avenir des capacités aériennes se construit autour du système de combat aérien futur (SCAF), combinant des avions pilotés de plus en plus performants et onéreux avec des drones moins chers. Tous vont évoluer dans un environnement de haute intensité, où les défenses antiaériennes améliorent leur efficacité.

Ce thème a fait l’objet d’un rapport publié, en avril 2024 à Levallois-Perret (banlieue parisienne), par la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et rédigé par Philippe Gros, maître de recherche à la FRS, et Jean-Jacques Patry, ancien fonctionnaire au ministère des Armées.

Anticipation des évolutions. Les drones sont passés du statut de capteurs d’appoint à celui de pilier du renseignement puis de capteurs et effecteurs au cours des guerres récentes en Lybie (2011) et en Ukraine (depuis 2022). La robotisation du combat aérien se poursuit. Face à l’évolution de la menace, l’emploi des drones doit s’intégrer dans le concept d’opérations « multi-milieux et multi-champs », afin d’optimiser les synergies entre les plateformes ISR (renseignement, surveillance et reconnaissance), les plateformes effectrices aériennes, navales et terrestres ainsi que les munitions et autres charges utiles. Cela influe sur la doctrine tactique du C2 (commandement et contrôle) pour la mise en œuvre des drones, l’évolution des fonctions des chefs de patrouille, du commandement de la mission et de la gestion du combat aérien, mais aussi de la fonction C2 à l’échelle interarmées. Sur le plan opérationnel, les drones peuvent transformer toutes les missions. Pour celles de renseignement, ils fournissent des réseaux de capteurs pénétrants étendant la couverture ISR. Pour la supériorité aérienne, ils fournissent des capacités déportées de leurrage, de brouillage, de ciblage et d’engagement, en collaboration avec les chasseurs maintenus en arrière. Ils permettent des modes d’action de désorientation et de saturation, indispensables à l‘aveuglement et à la désintégration des défenses antiaériennes adverses, et créent des ciblages d’opportunité dans le temps long et dans un environnement d’intensité moyenne. Pour la supériorité terrestre, ils accroissent la masse pénétrante en début de campagne puis maintiennent plus longtemps le dispositif couvrant de grandes zones et ainsi démultiplier les capacités de ciblage d’opportunité nécessaires à l’appui aérien rapproché. Enfin, grâce à la fourniture de réseaux de capteurs avancés et de relais de transmission, les drones augmentent la portée et la robustesse de la fonction « gestion du champ bataille (échange d’informations sur le terrain), commandement et contrôle ». Par ailleurs, l’intelligence artificielle facilitera des évolutions technologiques : systèmes partiellement autonomes ; « cloud tactique » (réseau pour la distribution de données et le partage d’informations) permettant la décentralisation, au niveau des plateformes, des capacités de décision actuellement réservées à des postes de commandement à distance, voire hors théâtre ; services collaboratifs entre les systèmes de mission de diverses plateformes ; miniaturisation des équipement et armements. Enfin, la simulation nécessite moins d’heures de vol réelles pour la préparation opérationnelle. Par ailleurs, le combat collaboratif entre avions et drones nécessite un « « cloud de combat », dont la création, pour une coalition, dépend de la réalisation du projet de réseau multi-senseurs et multi-effecteurs et pose la question de l’interopérabilité. Or depuis la guerre du Golfe (1991), les dispositifs aériens de coalition s’accommodent mal des zones de responsabilité nationale. L’évaluation commune de la situation tactique exige de prendre en compte l’interopérabilité entre les systèmes américain NGAD, français SCAF, britannique GCAP et les autres dès leur conception, afin de développer des liaisons de données, des outils de traduction et surtout des procédures de partage du C2, comme pour la gestion de combat actuelle avec les avions de chasse.

Projet américain. Après des années d’atermoiements, l’armée de l’Air et la Marine américaines développent l’aéronef de combat collaboratif (CCA en anglais) pour renforcer leurs flottes aériennes de combat, considérée comme insuffisantes face à une agression chinoise. Ces CCA s’intégreront dans le système de systèmes dénommé « dominante aérienne de nouvelle génération » (NGDA) centré sur un avion de chasse. Cette vaste architecture de combat collaboratif doit permettre d’acquérir la supériorité aérienne en remplissant diverses missions, dont la chasse, la neutralisation des défenses antiaériennes ennemies, le déni d’accès, l’appui aérien rapproché et le relais de communications. Deux projets sont en cours de réalisation et concernent surtout des engins récupérables basés à terre, à savoir le drone de combat furtif XQ-58, fabriqué par Kratos, et le drone furtif multi-rôles, construit par Boeing. L’armée de l’Air devrait acquérir au moins mille exemplaires du modèle retenu, destinés à opérer avec l’avion furtif multi-rôles F-35, puis le chasseur NGAD. Ces futurs systèmes reposeront sur une architecture ouverte modulaire et sur le drone Skyborg, piloté par l’intelligence artificielle et déjà mis au point. Des travaux sont aussi en cours sur des drones consommables aérolargués.

Projet français. Les réflexions d’Airbus et de MBDA sur le SCAF français rejoignent celles sur le NGAD américain. Selon la trajectoire fixée par la loi de programmation militaire 2024-2030, le SCAF devrait bénéficier de multiples avancées capacitaires, notamment pour réaliser le chasseur de nouvelle génération, successeur du Rafale. En matière de drones, il s’agira de réduire le « coût par effet » en utilisant des systèmes consommables ou récupérables avec des mises à poste variées. Cela implique de développer : des équipements et des munitions spécifiques ; l’architecture de connectivité ; des solutions d’autonomie pour la plateforme habitée, dont l’équipage gérera les missions des drones, et pour les drones ailiers eux-mêmes mais selon des règles d’engagement très strictes. Tout dépendra du contexte opérationnel, notamment de l’environnement électromagnétique plus ou moins déconnecté ou intermittent et qui affecte le fonctionnement du « cloud de combat ».

Projets d’autres pays. La Grande-Bretagne développe le programme de combat aérien global (GCAP). BAE Systems met au point deux types de drones, lancés depuis le sol et récupérables mais avec des niveaux technologiques différents. L’Australie coopère avec Boeing pour la fabrication du drone furtif multi-rôles MQ-28 Ghost Bat, selon un concept similaire à l’aéronef de combat collaboratif américain. La Corée du Sud s’en inspire aussi pour développer un drone ailier pour accompagner les nouvelles versions de son chasseur polyvalent KF-21 Boramae. Avec l’aide des États-Unis, le Japon développe un drone capable d’opérer avec son futur chasseur F-X dans les années 2030. De son côté, la Russie développe le drone ailier S-70 Okhotnik, lourd (25 t) et furtif, et le Kronshadt Grom destiné à opérer avec l’avion de défense aérienne Su-35 et le chasseur furtif multi-rôles Su-57. Toutefois, ces programmes sont ralentis en raison des sanctions de pays occidentaux et de l’absence de solution quant au mode de propulsion. La Chine développe une famille de systèmes de combat aérien collaboratif avec le chasseur J-20, le drone FH-95 Feihung, dédié à l’ISR et à la guerre électronique, et le drone de combat FH-97, tous deux proches des modèles américains récupérables. L’Inde développe le système de systèmes CATS de Hindoustan Aeronautics Limited, comprenant le chasseur Tejas et plusieurs drones, dont le CATS Warrior, proche des MQ-28 et XQ-58 américains, et un drone de type missile de croisière récupérable, ainsi que des munitions rôdeuses (drones suicides) Alfa. La Turquie développe son propre chasseur F-X Kaan, le drone supersonique Kizilelma, le drone furtif Anka-3 et les drones consommables Super Simsek et Autonomous Wingman Concept.

Loïc Salmon

Défense : démonstrateur SCAF, missile ANL et futur site du Commandement de l’espace

Drones : applications à la guerre d’aujourd’hui et de demain

Défense : l’IA dans le champ de bataille, confiance et contrôle

 




Défense : la désinformation, la comprendre puis la contrer

Les outils numériques sont devenus un champ de bataille, où les discours de propagande sur les réseaux sociaux visent à saper la démocratie. La résilience, qui doit préserver la liberté d‘expression, commence par la formation des citoyens.

La désinformation a fait l’objet d’un colloque organisé, le 3 juin 2024 à Paris, par l’Académie de défense de l’École militaire (ACADEM). Y sont notamment intervenus : le général de corps d’armée Bruno Durieux, président de l’ACADEM ; Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, organisme créé en 2021 et rattaché au Secrétariat général la défense et de la sécurité nationale ; le général de brigade Pascal Ianni, chef de la cellule « Anticipation stratégique et orientations » de l’État-major des armées ; Frédérick Douzet, directrice de « Géopolitique de la datasphère » à l’Université Paris 8.

Lever les ambiguïtés. Il faut d’abord distinguer la ruse de guerre et la désinformation du temps de paix, souligne le général Durieux. Considérer la désinformation comme un acte de guerre introduit une sorte de « complexe obsidional » (sentiment d’être assiégé ou persécuté), guère souhaitable dans une démocratie. La désinformation se distingue de l’opinion dissidente, expression de la liberté de contester. Il s’agit de distinguer les faits du jugement sur les faits, l’objectivité de la subjectivité. Le refus de la vérité factuelle facilite la désinformation. Celle-ci, planifiée de l‘extérieur, se distingue de la rumeur correspondant à un état de l’opinion. Les entreprises de désinformation, contrôlées par des puissances étrangères ou, parfois, par des groupes terroristes, cherchent à instrumentaliser le fonctionnement des nations démocratiques. Elles portent atteinte à la légitimité des institutions en distillant le doute sur la probité ou la capacité des élites avec le risque de réactions de défiance envers le fonctionnement de la démocratie. Or la chasse à une opinion mensongère, demi-mensongère ou très peu mensongère conduit très vite à la dictature. La lutte contre la désinformation, estime le général Durieux, passe par la formation des citoyens pour leur permettre de juger les faits et sur ce qui est dit des faits, par la culture générale, le développement des convictions et le débat sans restriction.

Circonscrire les menaces. Les réseaux sociaux et les plateformes en ligne deviennent la fabrique de l’opinion publique, indique Marc-Antoine Brillant. La menace touche tous les enjeux du débat public, tous les sujets et toutes les thématiques, afin de pouvoir instrumentaliser très rapidement des faits de société ou d’actualité, des événements ou des conflits en manipulant l’information. L’intelligence artificielle générative permet de créer très vite du faux contenu, crédible et réaliste, sur internet pour animer, avec une activité quasiment humaine, des photos sur les réseaux sociaux puis de les coordonner et les diffuser sur plusieurs plateformes pour saturer un débat public. Ce mode opératoire, emprunté à la cybercriminalité, usurpe numériquement une identité, en créant un site web dans un domaine très proche de la sphère électorale. En France, les chartes graphiques de grands médias ont été imitées pour y diffuser du contenu assez éloigné de leurs normes habituelles. Même l’identité du ministère des Affaires étrangères et celle du ministère de l’Intérieur ont été usurpées, grâce à des technologies encore plus sophistiquées. Une deuxième menace porte sur « l’intermédiation », quand les commanditaires recourent à des sous-traitants, issus de l’intelligence économique, de la communication numérique ou du marketing, pour desservir un thème particulier. Ainsi, lors des élections présidentielles aux États-Unis (2020) et en France (2022), des puissances étrangères (Russie et Chine) ont dénigré les institutions chargées du processus électoral et tenté de promouvoir la candidature d’un parti politique. Une troisième menace consiste à instrumentaliser le débat sur une thématique clivante, par exemple sur les violences policières ou l’immigration, pour cibler une catégorie de citoyens. Une autre stratégie concerne le dénigrement des médias traditionnels pour entraîner leur audience sur des médias alternatifs pratiquant la désinformation. La résilience, indique Marc-Antoine Brillant, implique la sensibilisation du public par la publication de rapports. Des instances interministérielles se réunissent à cet effet très régulièrement pour partager des informations. Il s’agit de dévoiler l’adversaire et ses infrastructures puis de le gêner en révélant ses adresses IP. A un moment donné, il va devoir réfléchir, modifier sa stratégie et riposter.

Créer un écosystème de riposte. La Chine, la Russie, et l’Azerbaïdjan exercent sur les armées une menace permanente, massive et rationnelle dans le champ informationnel, souligne le général Ianni. Il s’agit alors de gagner la bataille des perceptions, qui dépasse le symbolique et s’inscrit dans une sorte de dialectique, qui oppose un champ narratif du Sud à un champ narratif du Nord, notamment par la production cinématographique de l’organisation paramilitaire russe Wagner en Centrafrique. Il s’agit, par un effet miroir mais dans le respect de la démocratie, d’occuper l’espace informationnel, de le saturer et de ne pas rester uniquement dans une posture défensive. Cela passe par la production, en masse et de façon cohérente, de l’information, de photos et de dessins animés en langues locales. En Afrique, la musique rap et le sport constituent d’importants vecteurs d’influence. Faute de suivre le rythme de l’intelligence artificielle générative, il deviendra difficile, dans quelques années, de distinguer le vrai du faux. La notion d’influence stratégique relevant de la sécurité nationale, la France en discute avec la Suède, l’Estonie et l’Italie, confrontées à la désinformation, indique le général Ianni. Les adversaires utilisent les vulnérabilités des démocraties, notamment la liberté d’expression et celle de la presse.

Arriver à penser des solutions. Quoique phénomène très ancien, la désinformation bénéficie aujourd’hui de la révolution numérique, qui accélère la diffusion de l’information, et de l’intelligence artificielle, qui permet l’industrialisation de la production et la falsification de contenus à grande échelle. Il s’ensuit des interactions multiples, complexes et permanentes, estime Frédérick Douzet. Ces phénomènes sont d’autant plus difficiles à combattre qu’ils se déroulent dans un environnement intrinsèquement dual, à la fois civil et militaire. Sur les théâtres d’opérations, les armées françaises et occidentales sont confrontées quotidiennement à des manœuvres informationnelles pour délégitimer leurs actions, provoquer un rejet par les populations locales et causer des dommages profonds à leur réputation. Les acteurs manipulent les infrastructures de l’internet pour contrôler le chemin des données et de l’information, en vue d’enfermer les populations locales ans des « bulles cognitives » et, par ailleurs, de susciter ou nourrir des controverses pour activer le clivage des sociétés occidentales et les pousser à renoncer à leurs valeurs. La résilience, souligne Frédérick Douzet, nécessite d’imaginer les nouveaux cadres de la démocratie à l’ère de la révolution numérique. Il s’agit de réfléchir à comment ne pas subir ces phénomènes et tirer parti des possibilités numériques pour restaurer la confiance dans les médias et les institutions démocratiques, tout cela dans un cadre juridique solide. La gouvernance et la régulation de l’écosystème numérique impliquent tous les acteurs publics et privés. La résilience nécessite un travail de sensibilisation et d’éducation, afin de favoriser l’esprit crique ou la capacité de discernement. Il s’agit d’un travail culturel destiné à favoriser l’émancipation des citoyens grâce à l’apport de la recherche dans toute les disciplines, notamment les mathématiques, l’informatique, les sciences sociales et les sciences cognitives.

Loïc Salmon

Guerre de l’information et information de guerre

Soldat de la cyberguerre

Défense : les forces morales, la nation et son armée




La Colombie : un pays en quête de paix et de justice

En Colombie, des zones pacifiées et prospères côtoient des territoires aux conditions de sécurité et de développement économique fortement dégradées. Les militaires doivent y combattre les groupes dissidents des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et les narco-trafiquants.

Une douzaine de membres de l’Association des auditeurs de l’Institut national des hautes études de défense nationale l’ont constaté lors d’un voyage d’études du 19 au 29 mai 2024 et au cours de rencontres avec des responsables civils et militaires, des journalistes et des diplomates.

Une histoire unique en Amérique latine. La constitution de 1991, particulièrement progressiste et adoptée par référendum, se voulait un « modèle », mais le pays n’a pas eu les moyens de ses ambitions. La réforme agraire n’a pas été promulguée, l’éducation gratuite et l’amélioration du système de santé restent à l’état de promesses. Pourtant, la population aspire à vivre et travailler en paix. Depuis son indépendance de l’Espagne en 1819, la Colombie n’a pas connu de coups d’État militaires, sauf pendant quatre ans dans les années 1950. La population, instruite, est attachée à la démocratie et les militaires doivent uniquement protéger le territoire et la nation. Le fonctionnement institutionnel et le développement économique se fondent sur des principes démocratiques stables, où le respect de l’état de droit a toujours été recherché. Toutefois, une recrudescence des actes criminels, sans pourtant de référence idéologique systématique, est constatée et à laquelle s’ajoute le narcotrafic, source inépuisable de revenus.

Le combat contre le narcotrafic. La Colombie ne dispose pas de cadastre, la terre appartenant à de grands propriétaires. Le gouvernement actuel s’est engagé à distribuer 16 millions d’hectares de terre aux paysans, afin de les inciter à produire et commercialiser autre chose que la seule feuille de coca. Cette réforme, jugée trop lente et insuffisante, permettrait de réduire le narcotrafic et la guérilla…qui y trouve une partie de son financement !

Les responsabilités des armées. Configuration inédite, les forces armées colombienne sont parmi les rares au monde à combattre sur leur propre territoire depuis plusieurs décennies. L’armée de Terre assume l’essentiel de la sécurité intérieure sur l’ensemble du territoire, en sus de sa mission fondamentale de défense des intérêts souverains et vitaux du pays vis-à-vis de menaces extérieures. La police relevant du ministère de la Défense, l’armée de Terre assure donc les missions de sécurité extérieure et intérieure, notamment dans les nombreuses zones isolées et/ou en état de guerre. Selon un général, « les priorités sont d’assurer la sécurité de la population, de réduire la menace, de protéger les instances de gouvernance de l’État et également de renforcer les moyens nécessaires aux forces armées ». De son côté, la Marine doit assurer la sécurité extérieure et intérieure sur 2.900 km de côtes sur l’océan Pacifique et la mer des Caraïbes, un million de km² de la Zone économique exclusive et 2.000 km de fleuves et rivières. A la protection du territoire maritime et des infrastructures critiques du pays, s’ajoutent des actions auprès d’autres acteurs de l’État et de la société, à savoir pouvoirs publics centraux et locaux, services étatiques, entreprises publiques et privées, organisations sociales non gouvernementales (communautés religieuses, fondations et associations).

La construction de la paix. En 2016, les accords conclus avec les FARC et d’autres organisations armées prévoyaient plusieurs étapes jusqu’au cessez-le-feu définitif et au désarmement de toutes les forces non-gouvernementales. Cependant, la société civile a rejeté ces accords. En 2018, les activités violentes des factions dissidentes des FARC et celles, illégales, des groupes mafieux alimentés par le trafic de drogue ont repris. La crise sanitaire du Covid-19 a réduit l’efficacité des actions de l’Etat et des opérations militaires et a favorisé une remontée en puissance des groupes armés, plus nombreux et plus déterminés. Le trafic de drogue, celui de migrants et l’extraction illégale de l’or génèrent des sommes importantes et donnent aux trafiquants un grand pouvoir d’intimidation et de coercition. Mais ces diverses activités permettent de donner du travail aux populations locales, qui se soumettent à la loi du plus fort. Au cours des cinq premiers mois de l’année 2024, 210 tonnes de cocaïne ont été saisies, soit une hausse de 36 % par rapport à la même période en 2023. Cependant, le processus de construction de la paix reste au centre de la vie politique colombienne depuis de nombreuses années. Les accords de paix de 2016, malgré des difficultés d’application, constituent la base du projet actuel de reconstruction de la société colombienne. La nouvelle présidence de 2022 s’est engagée à faire appliquer les accords de paix de 2016 sur six points : réforme agraire complète ; participation de tous à la vie politique ; fin du conflit ; solution au problème des drogues illicites ; accord sur les victimes du conflit ; mécanismes de vérification des plaintes mettant en place la « Juridiction spéciale pour la paix ». Trois institutions composent le « Système intégré pour la vérité », car sans elle, il n’y a pas de réconciliation possible et le risque d’une reprise des combats par les FARC persiste. Pendant quatre ans, une commission, dite de la « vérité », a recueilli les témoignages de 30.000 personnes et étudié 1.236 dossiers de diverses organisations pour comprendre les faits et les motifs d’une guerre de près de 60 ans. Son rapport final de 900 pages, publié en juin 2022, met en évidence les principales caractéristiques du conflit et formule des recommandations pour un avenir plus serein. Il est divisé en 10 volumes : 6 à caractère général sur les droits de l’Homme, le droit international humanitaire et le droit de la Guerre appliqués à la Colombie ; 4 sur les ethnies, les jeunes (garçons et filles), les femmes et l’exil. La Commission estime à 700.000 les homicides sur un total de 9 millions de morts dus au conflit entre 1964 et 2019, dont 80 % de civils non-combattants. En outre, la « Juridiction spéciale pour la Paix », instance judiciaire, vise à redonner confiance dans les institutions. Elle diffère de la « Commission de la Vérité » et de « l’Unité de recherche des disparus », processus extrajudiciaires à caractère humanitaire. Il s’agit en effet d’un tribunal colombien autonome et non d’une juridiction internationale. Elle doit satisfaire les droits des victimes et dispose de 38 juges et d’une unité d’enquête. Même les auteurs des crimes participent à la recherche grâce à la justice transitionnelle, dite « restaurative » et qui établit un dialogue entre les accusés et les victimes. Par ailleurs, conformément à l’article 6.3.3 de l’accord de paix de 2016, le conseil de sécurité de l’ONU a mis en place une « Mission de vérification des nations unies en Colombie » avec un mandat initial de 12 mois, renouvelable tous les trois ans et dont le dernier remonte à octobre 2023. En outre, le 29 juin 2024, le chef de l’État Gustavo Petro et le groupe dissident des FARC « Segunda Marquetalia» ont signé un accord sur un cessez-le-feu unilatéral dès l’entrée en vigueur du décret présidentiel sur les opérations militaires offensives. Les deux parties doivent établir le calendrier de la désescalade et l’identification des projets sociaux. Le lien entre amélioration socio-économique et stabilisation politico-militaire y est à nouveau souligné. Une véritable réforme agraire avec une répartition équitable des terres, accompagnée de projets de développement menés par l’Etat dans toutes les parties du territoire, permettrait une reconstruction du lien social et diminuerait l’emprise des trafiquants. En dépit de longues années de guerre civile, la Colombie a réussi à préserver ses institutions, basées sur des principes démocratiques et une diversité de partis politiques. Malgré les difficultés restant à surmonter, une pacification totale et la reconstruction d’une Colombie stable et réconciliée apparaît comme un projet ambitieux mais pas utopique.

Hélène Mazeran

Mexique : ambition économique mais violence récurrente

Guyane : zone stratégique sur le continent sud-américain

Lutte contre le trafic de drogue : réponse internationale




Russie : la BITD s’adapte pendant la guerre contre l’Ukraine

Par suite de la raréfaction des livraisons d’armes occidentales, la base industrielle de technologie et de défense (BITD) russe se prépare à un affrontement de longue durée et organise ses approvisionnements à l’étranger.

Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique, l’explique dans le numéro de juin 2024 de la revue Défense & Industries.

Tâtonnements et reprise. En septembre 2022, après la mobilisation de 300.000 hommes, le président russe Vladimir Poutine ordonne à l’industrie d’armement de concentrer ses efforts sur les besoins des forces armée engagées sur le front ukrainien. Or la BITD souffre de coûts élevés de fonctionnement et du manque de personnels qualifiés. Loin d’en améliorer l’efficacité, la création de grands groupes industriels, au milieu des années 2000, a favorisé la corruption et le népotisme. Devant l’insuffisance des rythmes de production, des négociations portent sur des achats massifs de drones iraniens et la fourniture de munitions par la Corée du Nord. En outre, des pièces de rechange de chars et de missiles sont rachetées dans l’urgence à l’Inde et à la Birmanie. Rien qu’en décembre 2022, 24 M$ ont été dépensés pour racheter 6.000 télescopes de visée et 200 caméras pour moderniser les chars T-72 en stock. Un missilier russe a racheté au ministère indien de la Défense ses propres composants pour missiles anti-aériens au prix de 150.000 $. Puis, à l’automne 2023, les entreprises russes d’armement accroissent la production de systèmes, d’obus, de lance-roquettes multiples et de munitions guidées. Le budget de la défense passe de 3,9 % du produit intérieur brut en 2023 à 6,7 % en 2024. Pour pallier le manque de personnel qualifié, estimé à 160.000 personnes, de nouveaux recrutés sont formés avant d’être employés sur les chaînes de production. L’économie russe profite des dépenses de l’État pour satisfaire les demandes de l’industrie d’armement, notamment d’acier, de matériels informatiques et électroniques, d’instruments de navigation et d’équipements électriques. La production globale de 2023, supérieure à celle de 2022, inclut les équipements issus des stocks, à savoir chars, pièces d’artillerie et blindés de transport de troupes réparés ou modernisés. Celles des missiles Iskander et Kalibr continuent. Celles des drones de diverses catégories ont considérablement augmenté ainsi que celles des munitions d’artillerie de différents calibres. Selon certains économistes, la Russie peut produire des matériels peu sophistiqués en grandes quantités et sans limite de temps. En revanche, elle subit les conséquences des sanctions occidentales et de la faiblesse de l’électronique nationale pour les équipements plus complexes. Environ 80 % des besoins des forces armées russes sur le front ukrainien sont assurés par le groupe Rosteckh, qui emploie 660.000 personnes et inclut notamment l’entreprise aéronautique OAK, les fabricants de moteurs, la société Hélicoptères de Russie et la centrale d’exportation d’armement Rosoboronexport. Selon le président-directeur général de Rostekh, Seguei Tchermezov, le ministère de la Défense tente de faire baisser les prix d’achat en rognant sur les marges des industriels, qui ne sont plus motivés pour améliorer leur productivité. En outre, la présence des agents de la Sécurité intérieure s’affirme de plus en plus sur les sites industriels. Ceux de la Sécurité extérieure s’efforcent de reconstituer des chaînes d’approvisionnement de matériels de haute technologie et de contourner les restrictions occidentales.

Dépendance mais bonnes connexions. Après l’invasion de la Crimée en 2014 et les premières sanctions occidentales, la BITD russe avait dû élaborer des programmes de substitution de centaines de pièces de rechange et de composants achetés dans les pays occidentaux et en Ukraine. Depuis l’invasion de celle-ci en 2022, le démontage de matériels russes récupérés sur le champ de bataille atteste de l’emploi massif de composants étrangers. La Chine en est devenue le premier fournisseur, y compris pour les machines-outils utilisées. D’autres technologies et matériels, construits en Europe ou aux États-Unis, sont réexportés en Russie par des pays qui ne se considèrent pas tenus de respecter les sanctions occidentales contre la Russie. L’accès aux composants militaires faisant l’objet de contrôles plus sévères, il s’agit en général de produits civils ou à double usage. Ainsi certains d’entre eux, considérés comme « hautement prioritaires » par les pays occidentaux, ont été découverts dans les missiles Kalibr, les missiles de croisière aériens Kh-101, les drones Orlan-10, les munitions rôdeuses Lancet et les hélicoptères Ka-52 Alligator. En 2023, leur nombre aurait à nouveau atteint celui d’avant l’invasion de l’Ukraine en février 2022, avantageant considérablement la Russie dans sa guerre d’attrition contre elle. Par ailleurs, la Russie s’inspire des expériences de l’Iran et de la Corée du Nord, qui parviennent à produire des armements malgré les sanctions internationales de longue durée à leur encontre. La centrale Rosoboronexport anticipe une montée en puissance des partenariats technologiques pour la réalisation de matériels militaires, susceptibles de couvrir jusqu’à 40 % du marché mondial d’ici à 2030. Le partage de technologies et de compétences pour la production d’armements à l’étranger devrait permettre aux pays partenaires de développer leur propre BITD et aux entreprises russes de se concentrer sur la satisfaction des besoins des forces armées nationales. Cela souligne la détermination de Moscou à restaurer, à terme, la place occupée précédemment par sa BITD sur le marché mondial de l’armement. Indépendamment de la guerre en Ukraine, les entreprises russes d’armement anticipent des commandes importantes dans la prochaine décennie, en vue de reconstituer les stocks dans la perspective d’une confrontation militaro-politique de longue durée ave l’OTAN.

Perspectives à l’exportation. La guerre en Ukraine a fortement ralenti l’exportation d’armements russes, dont le montant moyen annuel est passé de 15 Mds$, depuis plusieurs années, à 8 Mds$ en 2022, baisse poursuivie en 2023. Toutefois, Rosoboronexport continue de prospecter à l’étranger en vue de l’après-guerre. Selon elle, l’expérience ainsi acquise stimule l’innovation et l’élaboration de nouvelles solutions techniques pour améliorer les performances des matériels militaires. Comme lors des opérations russes en Syrie (depuis 2015) ou d’exercices nationaux, des équipements ont été expérimentés sur le champ de bataille en Ukraine et modifiés en fonction du retour d’expérience. Selon la presse russe, plusieurs armées étrangères ont signalé leur intérêt pour les matériels suivants, après leur emploi en conditions réelles de combat : drones ; munitions rôdeuses Lancet et Kub ; équipements anti-drones ; missiles aériens, dont missiles antiradars ; hélicoptères de reconnaissance et d’attaque Ka-52 et MI-28N et leurs moyens antichars utilisables à distance du champ de bataille ; missiles Vikhr ; systèmes de protection contre les  « manpads » (systèmes portatifs de défense anti-aérienne) ; véhicules de soutien du char Terminator ; véhicules de soutien d’infanterie ; systèmes anti-aériens ; fusils d’assaut AK-12 ; systèmes Tor contre les munitions de Himars (lance-roquettes multiples américains) ; toute la gamme des moyens d’artillerie jusqu’aux missiles balistiques Iskander à courte et moyenne portées. Malgré le conflit ukrainien, des contrats auraient été signés avec des clients étrangers, en toute confidentialité pour éviter des sanctions ultérieures américaines. En outre, pour contourner les sanctions occidentales sur les institutions bancaires, de nouveaux schémas de paiement sont utilisés ou à l’étude, comme les paiements en monnaies nationales hors dollar et euro, le troc et la cryptomonnaie. Ainsi, la BITD russe disposerait d’un carnet stable de commandes, réalisables après la guerre, estimé à 50-55 Mds$.

Loïc Salmon

Russie : confit en Ukraine, mobilisation partielle et fragilités

Chine et Russie : affirmations de puissance et difficultés internes

OTAN : 75ème anniversaire, soutien accru à l’Ukraine et partenariats extérieurs

 




Armée de l’Air et de l’Espace : les enjeux du spatial militaire

Le Commandement de l’espace (CDE) monte en puissance pour améliorer la surveillance de l’espace, en vue de la protection et la défense des intérêts français. Il complète ses capacités par une coopération internationale renforcée.

Son commandant, le général de division aérienne Philippe Adam l’a expliqué au cours d’une rencontre organisée, le 14 mai 2024 à Paris, par l’Association des journalistes de défense.

Les menaces. L’espace, où se croisent les mondes civil et militaire, commence à 100 km d’altitude au-dessus du niveau de la mer et continue son expansion en permanence. Même si les risques de collision entre les 2.000 satellites en orbite restent relativement faibles, ils augmentent avec l’accroissement de l’activité des opérateurs étatiques et privés, sans compter le nombre accru de débris. La compétition et la facilité d’accès à l’espace permettent d’exercer de nouvelles activités, cachées par d’autres tout à fait licites, souligne le général Adam. Les menaces existantes sont vues, observées et suivies. Il ne s’agit pas systématiquement d’actes hostiles, agressifs ou directement malveillants, mais d’activités très suspectes et préoccupantes sur ce qui pourrait se produire. Dans l’espace, elles consistent en menaces orbitales, écoute et brouillage. Les armes à énergie dirigée sont encore trop volumineuses pour être envoyées dans l’espace. Mais, du sol, le brouillage, l’illumination laser et les missiles antisatellites peuvent causer des dégâts considérables. Le sabotage menace les antennes, les centres de calcul et ceux de stockage de données, vulnérables aux attaques cyber. Les attaques, bien préparées, ne se découvrent qu’à leur déclenchement. Outre ses nombreuses cyberattaques en cours contre la France, la Russie se livre à de activités bizarres dans l’espace. Ainsi, en 2018, des satellites russes se sont rapprochés des satellites français, sans explication ni coordination ni justification. A l’époque, la ministre de la Défense Florence Parly avait dénoncé des manœuvres inamicales. L’écoute des fréquences des satellites de communications pourrait permettre d’interrompre leurs services n’importe quand. La Chine effectue des manœuvres de satellites en orbite géostationnaire avec des trajectoires compliquées, très difficiles à observer. La Russie et la Chine mélangent les activités civiles et militaires, voire entretiennent un flou permanent sur la distinction entre les deux. Enfin, le CDE doit aussi surveiller la Corée du Nord, l’Iran et quelques autres acteurs non précisés.

La défense. Comme la police du ciel dans l’espace aérien, indique le général Adam, la « défense active » consiste à détecter les situations problématiques dans l’espace, les observer et les surveiller, puis les analyser, les comprendre et agir. Il convient d’abord d’envoyer dans l’espace un moyen de récupérer des informations supplémentaires avant d’utiliser la force. La posture défensive de la France repose sur la légitime défense, comme pour toutes ses opérations militaires. Outre les grands opérateurs et industriels de l’espace connus du ministère des Armées, de nombreuses startups et beaucoup d’entreprises moyennes, actives dans d’autres domaines, s’y lancent aussi. Le CDE doit réussir à exploiter leurs bonnes idées afin d’avancer rapidement. Il dispose en propre du Laboratoire d’innovation spatiale, installé à Toulouse (voir plus loin) et qui pratique le « benchmarking », à savoir l’ensemble des actions aidant à évaluer et comparer les produits, méthodes et services d’autres acteurs, en vue de s’assurer un avantage sur eux. Selon un document du CDE, celui-ci développe les coopérations internationales avec les principaux acteurs de l’espace. En 2020, la France et l’Allemagne ont rejoint le forum « Combined Space Operations », qui regroupe les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ce forum permet de discuter des sujets capacitaires, juridiques ou opérationnels, afin de coordonner les capacités alliées dans un futur proche, d’en augmenter la résilience pour assurer le soutien aux opérations multi-milieux et multi-champs, de garantir un accès libre à l’espace et d’y protéger les moyens spatiaux. En outre, la France entretient des coopérations bilatérales dans le domaine opérationnel avec les États-Unis, l’Allemagne, l’Italie, la Norvège, l’Inde, le Japon et les Émirats arabes unis. En mars 2020, elle a signé avec l’Allemagne un cadre de coopération sur la surveillance de l’espace à des fins de défense et de sécurité.

La préparation opérationnelle. L’expertise dans le domaine spatial nécessite des entraînements militaires à différents niveaux. Le document du CDE en présente quatre exemples internationaux : « Schriever Wargame », exercice politico-stratégique multinational ; « Global Sentinel », exercice de niveaux tactique et opératif multinational dédié à la surveillance de l’espace ; « Sprint Advanced Concept Training », exercice destiné au développement technologique pour la surveillance de l’espace dans un environnement très concurrentiel avec une cinquantaine d’opérateurs commerciaux ; « AsterX », exercice d’entraînement tactique et opératif organisé par la France depuis 2021. L’édition 2024 s’est déroulée à Toulouse du 4 au 15 mars avec un scénario géopolitique inspiré des menaces actuelles et futures sur l’ensemble du spectre de la guerre spatiale. Organisée par le CDE avec 7 partenaires industriels français et 15 partenaires étrangers, elle a mobilisé 140 participants civils et militaires, 27 joueurs étrangers et 30 observateurs étrangers. En outre, 4.000 objets spatiaux, 23 événements simulés, 14 menaces différentes, 11 systèmes missions et 1 supercalculateur ont été mis en œuvre. Visant une combinaison des effets planifiés, « AsterX » a été conduit par : les unités du CDE (voir plus loin) ; les composantes des armées Terre, Air, Marine et Cyber ; la Direction du renseignement militaire (DRM) et la Direction interarmées des réseaux d’infrastructures et des systèmes d’information ; le Centre national d’études spatiales ; le Centre d’excellence de l’OTAN pour l’espace, implanté à Toulouse, et le Centre français de recherche aérospatiale.

Les unités du CDE. Le Commandement de l’espace compte trois unités et en disposera d’une quatrième centrée sur l’intelligence artificielle en 2025. A Paris, le Centre de commandement et de contrôle des opérations spatiales permet d’établir la situation spatiale et d’effectuer des analyses de niveau opératif au profit des autorités de niveau stratégique. Il conduit les opérations nationales, souvent en coopération multinationale, par l’orientation de capteurs, l’analyse de la situation spatiale et le renseignement d’intérêt spatial. Il assure l’appui aux opérations en fournissant la météorologie solaire, la précision du signal GPS et celle du survol des satellites. Enfin, il concourt à la diffusion de l’alerte lors des rentrées atmosphériques à risque. A Creil, le Centre militaire d’observation par satellites (CMOS) garantit l’accès permanent du ministère des Armées à l’imagerie spatiale. Il maintient les liens et transmet les données requises pour assurer le service entre : les utilisateurs en France ; les pays partenaires du Musis (système multinational d’imagerie spatiale pour la surveillance, la reconnaissance et l’observation), à savoir l’Allemagne, la Belgique, l’Italie et la Suède, ainsi que ceux des systèmes Cosmo-Skymed (Italie) et Sar-Lupe (Allemagne) ; les contrôleurs opérationnels charge utile (DRM) et plateforme (CDE) ; les centres de maintien à poste des satellites. Le CMOS rejoindra les nouvelles installations du CDE à Toulouse en 2025. A Lyon-Mont-Verdun, le Centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux(Cosmos) maintient une situation spatiale autonome de référence. Il détecte et analyse tout évènement spatial menaçant. Il assure la capacité d’alerte avec les pays alliés et apporte un soutien spatial aux opérations. Le Cosmos rejoindra Toulouse en 2024. Toulouse abrite déjà le Laboratoire d’innovation spatiale des armées, chargé de favoriser l’émergence de solutions pour les besoins du CDE.

Loïc Salmon

Espace : composante clé dans un conflit de haute intensité

Espace : résurgence de la menace antisatellites

Armée de l’Air et de l’Espace : enjeux de la très haute altitude

 




Armée de l’Air et de l’Espace : 90 ans d’innovations en continu

L’innovation, processus évolutif plus ou moins long, cumule la prise de risques, pour ne pas subir celle de l’adversaire, et l’agilité intellectuelle pour déroger aux normes sclérosantes. Son succès dépend d’un contexte institutionnel facilitant le dialogue continu entre ses acteurs.

L’innovation, ainsi définie par le général Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE), a fait l’objet d’un colloque organisé, le 18 janvier 2024 à Paris, par le Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA). Y sont notamment intervenus : le général d’armée aérienne Luc de Roncourt, inspecteur général des armées Air et Espace ; le général de brigade aérienne Emmanuel Boiteau, directeur du CESA ; le colonel Fabrice Imbo, chef du Centre d’analyses pour les opérations aériennes.

Travail d’équipe. Depuis l’Antiquité, l’innovation militaire a joué un rôle dans la conduite de la guerre, dans l’amélioration des tactiques et des armes, rappelle le général de Roncourt. Elle découle d’un processus technique, social ou opérationnel et souvent les trois en même temps. Les partenariats académiques dans les sciences économiques, sociales et « dures » (physique, mathématiques, astronomie, géologie et géographie) favorisent les capacités à apprendre les uns des autres. S’y ajoutent les partenariats industriels et opérationnels ainsi que les échanges internationaux. Toutes ces initiatives permettent de mettre en réseau les laboratoires des équipes chargées de l‘innovation. Une idée lumineuse ne suffit pas. Il s’agit de la faire adopter et la voir transformer la réalité pour qu’elle réussisse. L’innovation demande beaucoup de persévérance et d’audace, pour surmonter les préjugés, et d’intelligence pour se différencier sans s’aliéner le cadre institutionnel existant. Favoriser la créativité au sein de l’AAE consiste à imaginer des processus, la récompenser et, surtout, accepter le risque de l’échec, malgré une culture qui pousse à le limiter. Dans l’univers de l’AAE, fondé sur la science et la technologie, l’innovation s’impose dans la façon dont elle est utilisée pour créer un avantage. L’intelligence artificielle ajoute à la complexité et à l’incertitude du monde actuel, souligne le général de Roncourt. Son potentiel de rupture et de transformation nourrira la majeure partie de l’innovation. Facteur clé de la sécurité à très court terme, elle pourrait aboutir à un changement de nature de la guerre, dont elle transforme déjà la conduite. Il convient de se donner les moyens d’identifier les tendances émergentes, les besoins futurs, les nouveaux acteurs et les scénarios possibles d’un environnement sous tensions. L’innovation permet de concrétiser les visions futures, identifiées par la prospective, en proposant des solutions pour préparer l’avenir.

« Morane » et « Rapace ». Depuis la fin de la guerre froide (1991), indique le général Boiteau, le nombre d’avions de chasse a été divisé par 4 en Europe et par 2 aux États-Unis, alors que ceux des pays de l’Est et du Sud-Est ont été multipliés. Malgré la protection des systèmes sol-air longue portée, la sécurité des base aériennes se trouve contestée par la prolifération des drones. En outre, il s’agit de repenser la projection de force aérienne à l’heure de la contestation militaire de haute intensité. L’adaptation aux nouvelles menaces implique une rupture culturelle. Pendant trente ans, les moyens ont été regroupés dans une logique d’efficience (rapport entre ressources utilisées et résultats obtenus), entraînant la fermeture de bases. Des expérimentations, entreprises dès 2001, ont porté sur les ressources humaines, les munitions, le commandement et les moyens de communications pour aboutir au concept opérationnel « Morane » de base aérienne élargie. Ce dernier a été expérimenté en octobre 2023 avec le déploiement, sous très faible préavis, de trois chasseurs Rafale et d’un avion de transport tactique A400 M Atlas en Roumanie avec du matériel de maintenance, des équipements relatifs aux systèmes d’information et de communication, du matériel pour le Commando parachutiste de l’air N°10 et des équipements de protection individuelle contre les risques nucléaire, radiologique, biologique et chimique. Grâce aux avions ravitailleurs MRTT, les différentes missions de projection « Pégase » vers la zone Indopacifique ont permis de dynamiser le réseau « Rapace » (Réseau aérien de points d’appui, de coopération et d’engagement), partagé avec d’autres nations, à Djibouti, aux Émirats arabes unis, à La Réunion, à Singapour, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et en Guyane. L’innovation a aussi porté sur la formation des mécaniciens et la navigabilité pour améliorer la sécurité aérienne en encadrant la traçabilité et les conditions de maintenance. Dans une mission, une patrouille aérienne conserve l’initiative si, dans un conflit de haute intensité, les satellites sont attaqués et les liaisons de communications brouillées. Depuis vingt ans, l’AAE a mis en place la gestion du risque opérationnel selon des normes particulières et exceptionnelles, définies à l’avance, afin de prendre la bonne décision au bon niveau de responsabilité.

Environnement du commandement. Dans un conflit, le cyber, le spectre électromagnétique et le champ informationnel se sont ajoutés aux milieux physiques, à savoir la terre, la mer et les airs, rappelle le colonel Imbo. Il s’agit donc d’en synchroniser les effets. Par exemple, des forces spéciales sont envoyées pour reconnaître une batterie de défense sol-air mobile, qui menace les Rafale arrivant sur une base aérienne. Une cyberattaque va la rendre inopérante et assurer une plus grande discrétion à l’action des forces spéciales. D’autres menaces consisteraient en des drones électromagnétiques, à la recherche de drones encore au sol, ou en un aveuglement de satellites dans l’espace. Malgré sa prolifération, le drone n’est plus un élément essentiel après deux ans de guerre entre la Russie et l’Ukraine, car l’utilisation du spectre électromagnétique permet d’en réduire l’utilisation. Dans le cyberespace, la temporalité entre en jeu. Une cyberattaque se prépare très en amont, afin d’exécuter uniquement les décisions politiques. Après l’attaque elle-même, l’adversaire va développer les moyens de s’en protéger, d’où l’importance de la temporalité et du niveau de décision. Le chef de guerre va affronter la démultiplication de tous les capteurs générant un accroissement exponentiel de données disponibles en sources ouvertes. Au début d’un conflit, il ne sera plus en mesure d’arriver à distinguer le vrai du faux et la pertinence avérée ou non d’un fait. La question se pose de l’apport de l’innovation dans l’évolution du rôle du commandeur. Plutôt que de faire de l’innovation, les simulations massives en réseaux permettent de s’entraîner avec un niveau élevé de qualité. Les nouveaux systèmes de collecte d’informations sur internet permettent de les valoriser par des canaux, des correspondances ou des corrélations. L’extraction d’une information particulière facilite l’aide à la décision. Pour les aviateurs, elle permet d’accélérer la boucle « observation, orientation, décision action ». Il s’agit de s’insérer dans celle de l’adversaire pour aller plus vite que lui en automatisant la boucle. Mais, pour atteindre la vitesse maximale, il faudrait…automatiser la décision ! Or, l’innovation doit seulement aider le commandeur à décider. Choisir entre aller plus vite ou décider constituera un dilemme pour le chef de guerre. Une autre difficulté porte sur la transparence du champ de bataille dans la conduite d’une opération. Même avec une supériorité aérienne localisée, l’invisibilité complète vis-à-vis de l’adversaire n’est plus garantie. La transparence du champ de bataille et les moyens de communications modernes irriguent d’informations toutes les strates décisionnelles, du niveau tactique à l’opératif puis au politique, comme le suivi de la neutralisation de Ben Laden (2011). Certaines autorités politiques auront tendance à décider à la place de l’opérateur sur le terrain.

Loïc Salmon

Armée de l’Air et de l’Espace : encourager l’innovation pour vaincre et convaincre

Ukraine : accélération de l’innovation en temps de guerre

Défense : l’innovation, pour la supériorité opérationnelle et l’autonomie stratégique