Aujourd’hui, les belligérants manœuvrent entre actions d’éclat spectaculaires, manipulations (médias, réseaux sociaux et cybermenaces) et utilisation d’institutions étatiques instables. Ils profitent des failles et opportunités d’un monde en pleine mutation, interdépendant et technologiquement fragile.
Ce thème a été abordé lors d’un colloque organisé, le 10 février 2016 à Paris, par le Centre de doctrine d’emploi des forces de l’armée de terre. Y sont notamment intervenus : Patricia Adam, présidente de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale ; le général de corps d’armée Didier Castres, sous-chef « opérations » de l’État-major des armées ; Élie Tenenbaum, Institut français des relations internationales ; le général de division Jean-François Parlenti, Centre interarmées de concepts, de doctrine et d’expérimentations.
Le système Daech. Le terrorisme salafiste, représenté par Al Qaïda et Daech, constitue un ennemi immédiat et pour longtemps, estime le général Castres. Les crises récentes en Irak, Syrie et Libye, interconnectées, ne peuvent être réglées successivement, mais doivent être traitées comme un « système » et par une stratégie globale, à savoir interarmées, interministérielle et internationale. Selon le général, pour empêcher que les différents foyers de Daech se rejoignent, il faut d’abord : cloisonner les zones, la Syrie et l’Irak de l’Égypte et la Libye de l’Égypte ; s’en prendre à ses flux financiers et d’armements dans un cadre international. Daech a fait passer ses effectifs de 7.000 combattants en juin 2014 à 37.000 début 2016. Il sera contenu par un appui à ses forces adverses, régulières et irrégulières, en termes de formation, équipement et aide au commandement. L’assistance aux pays voisins (Tunisie, Égypte et Sud de la Libye) confinera le développement de Daech, déjà capable de se fondre dans les populations et de décider où et quand entreprendre une action grâce à son réseau de renseignement. En face, les armées régulières doivent contrôler un espace de dimension variable et y effectuer des transferts de forces. A titre d’exemples, le théâtre du Kosovo s’étend sur environ 11.000 km2, celui du Levant sur 550.000 km2, soit la superficie de la France, et celui de la bande sahélo-saharienne sur 2,4 fois la France. Daech est organisé en réseaux structurés, redondants et protégés par des moyens efficaces. Il appuie son action par des capacités bon marché : engins explosifs improvisés, armes chimiques, combats en zone urbaine, dissimulations dans les foules et combattants au suicide. Chaque semaine, près de 200 étrangers rejoignent ses rangs. Selon le général Castres, la riposte à Daech repose sur quatre principes. Il s’agit d’abord d’inverser le principe d’incertitude en prenant l’initiative et en gardant l’ascendant. La fréquence et l’intensité des opérations doivent se poursuivre jusqu’à la disparition de l’ennemi. Le principe d’ubiquité porte à agir partout où il se dévoile. Celui de foudroyance consiste à ne pas rater sa neutralisation quand il commet une faute. Enfin, il convient de ne pas lui laisser l’exclusivité de l’action dans le champ des perceptions, à savoir : contester, retourner et interdire sa propagande ; proposer une alternative aux populations, clé de la sortie de crise.
La guerre « hybride ». Selon Élie Tenenbaum, la guerre « hybride » consiste en une seule manœuvre de guerre « régulière » et « irrégulière », avec des applications distinctes au Levant et en Ukraine. La guerre régulière, qui implique chars, artillerie et ligne de front, comme relevant de l’État depuis le XVIème siècle, avec pour objectif la destruction de l’ennemi. La guerre irrégulière inclut la guérilla, la propagande et les guerres de libération nationale en Asie, Afrique, Amérique latine et même Europe. En 2005, deux officiers supérieurs américains analysent la situation militaire en Irak comme une concentration de guerre civile, de terrorisme international et de risque de dissémination d’armes de destruction massive. En 2012 au Liban, l’armée israélienne est mise en difficulté par le mouvement paramilitaire chiite Hezbollah, adversaire asymétrique disposant pourtant d’une puissance de feu et de moyens techniques jusque-là utilisés par une armée nationale régulière. En Ukraine depuis 2014, la Russie soutient militairement le mouvement politique rebelle du Donbass. La menace hybride consiste à placer une armée régulière dans le dilemme insoluble de concentration de ses efforts sur un théâtre extérieur et leur dispersion pour protéger le territoire national, livré à la propagande et au terrorisme adverses. La force de l’adversaire réside dans sa capacité à passer, très vite, du stade de guerre irrégulière à celui de guerre régulière et inversement. La manœuvre révolutionnaire consiste à transformer un outil paramilitaire irrégulier et défensif en une armée régulière et offensive (Mao Tsé Toung en 1949 et Daech en 2014). La possession de missiles sol/air à courte portée, chars, mines antipersonnel et missiles antinavires procure un effet tactique à une armée irrégulière. S’y ajoute l’accès facile à des moyens techniques autrefois réservés aux services de renseignement des États : observation satellitaire par « Google Earth » et transmission de messages dans les pays visés par les réseaux sociaux.
Les vulnérabilités. L’instabilité du monde résulte de révolutions technologique et sociale, indique le général Parlenti, Le numérique place les opinions publiques au cœur des enjeux et provoque une addiction aux informations. La perception d’un monde plus confus et plus ambigu affecte les sociétés. Les violences vues à la télévision ou sur internet surprennent toujours, avec un décalage quant au sens des mots et à celui de la vie humaine. Il s’ensuit une érosion de la confiance en l’État et le sentiment que l’ennemi est partout et nulle part. Or, la puissance d’un État repose notamment sur sa diplomatie et ses assises juridique, économique et culturelle. Toute montée aux extrêmes de l’un des facteurs déséquilibre l’ensemble. L’immédiateté médiatique influe sur le raisonnement politique. Certains États saisissent alors l’occasion d’augmenter leur puissance ou de revenir sur la scène mondiale, en contournant le droit international. La guerre hybride leur paraît la plus adaptée pour parvenir à leurs fins, sans perdre leur statut ni déclencher une escalade difficilement maîtrisable.
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Loïc Salmon
Selon Patricia Adam, Daech, monstre froid et manipulateur, est une organisation qui pratique la « guerre hybride », alliant bataille rangée au Levant, action psychologique, cyberguerre et terrorisme ciblé notamment sur la France. L’éradication de cet adversaire, qui suit une logique de guerre totale, exige : la protection des citoyens par l’opération « Sentinelle » ; la reconquête de territoires pour empêcher sa prédation de richesses pétrolières et archéologiques (opérations « Chammal » et « Barkhane ») ; de redonner la sécurité aux pays du Levant et à leurs minorités. Les forces armées apportent leur appui aux forces de sécurité, mais les soldats ne sont pas officiers de police judiciaire. Si la frontière juridique entre défense et sécurité tombe, ce serait une victoire pour Daech, souligne Patricia Adam.