Ukraine : ascendant opérationnel incertain dans le conflit en cours

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Dans la perspective de la contre-offensive annoncée, les forces armées ukrainiennes disposent d’une assistance occidentale massive en termes de renseignement et de soutien, mais doivent combiner la culture militaire soviétique avec les pratiques de l’OTAN. (Carte : situation au 26-4-2023)

Dans une note publiée en région parisienne en avril 2023 par la Fondation pour la recherche stratégique, Philippe Gros, maître de recherche, et Vincent Tourret, chercheur associé, fondent leur analyse sur les sources ouvertes et la littérature technico-militaire russe, mais restent prudents en raison de la propagande des deux camps, des informations erronées et des lacunes dans les données disponibles.

Une organisation perfectible. Depuis l’invasion russe de la Crimée en 2014, les forces armées ukrainiennes se sont préparées à une guerre défensive globale sur les plans doctrinaire, capacitaire et opérationnel en s’inspirant de la culture miliaire de l’OTAN. Toutefois, des officiers supérieurs, formés au modèle soviétique, laissent difficilement une marge d’initiative à leurs subordonnés. En outre, les unités régulières cohabitent avec des volontaires et des unités de défense territoriales dans le maintien d’une forte centralisation administrative. Cette hétérogénéité se retrouve dans la compétence des chefs, la gestion des ressources humaines, l’entraînement et les équipements des unités. Outre des critiques virulentes, elle entraîne trop de pertes pour pouvoir soutenir une guerre longue contre les forces russes. Cependant, les généraux et les états-majors ont démontré leur capacité à concevoir une manœuvre au niveau d’un théâtre grâce à leur maîtrise de l’offensive, par le siège et le mouvement, et à leur savoir-faire pour l’adapter aux menaces et à l’environnement. Dans le renseignement, le système de drones Delta, mis au point en 2016 par les développeurs civils nationaux selon les standards de l’OTAN, est déployé dans les sept zones de front. Il réalise une fusion des données ISR (renseignement multi-sources, surveillance et reconnaissance), accessible aux unités tactiques sur les tablettes ou les téléphones portables, via le réseau satellitaire privé américain Starlink. Si la parité avec les Russes apparaît au niveau des capteurs (mini-drones) au front, les Ukrainiens les surpassent pour le renseignement dans la profondeur du dispositif adverse, grâce d’abord à l’énorme capacité spatiale occidentale. Cette dernière combine la diffusion de renseignements de la part des pays alliés et les réponses rapides aux demandes de renseignement ukrainiennes. La production inclut le renseignement d’intérêt immédiat, celui de situation et celui d’appui au ciblage, avec une précision de 7 mètres pour la mise en œuvre des roquettes américaines Himars/M270 guidées par recalage GPS. En outre, les Ukrainiens disposent de nombreuses sources de renseignements d’origine humaine dans les zones occupées par les forces russes, mais peu dans le Donbass, et des moyens pour les récupérer et les fusionner dans le système Delta. En matière de soutien, le système ukrainien, très centralisé, manque de coordination et de plateformes logistiques aux échelons tactiques et repose sur des lignes de communications longues et confuses. Il dépend en grande partie de l’assistance des populations locales et des réseaux bénévoles ukrainiens et internationaux. Le ravitaillement, fourni par les États alliés et coordonné par des structures américaine, OTAN et européenne, se heurte à l’interopérabilité limitée des moyens mis en œuvre et à la réglementation des transports au sein de l’Union européenne. Le dysfonctionnement du service de santé auprès des unités en première ligne est compensé par l’assistance occidentale, à savoir équipements et formation pour les structures locales et accueil des blessés dans les hôpitaux des pays alliés. L’évacuation des blessés graves et des grands brûlés vers les hôpitaux de l’arrière, souvent entravée par l’état catastrophique des routes, se fait surtout par des trains médicalisés.

Des troupes à former. Les forces armées ukrainiennes, estimées à 120.000 hommes, subissent de lourdes pertes évaluées à plusieurs dizaines de morts et de blessés par jour, notamment parmi les troupes expérimentées et celles formées dans les pays de l’OTAN. Le grand nombre de contrats d’engagements militaires courts, souscrits durant la guerre dans le Donbass entre 2014 et 2022, a permis à l’Ukraine de disposer d’une certaine réserve expérimentée. Mais ce vivier a été mal exploité en raison de l’hétérogénéité des unités, de la guerre d’usure et d’une mauvaise gestion, comme l’envoi de conscrits au front sans un entraînement préalable de plusieurs semaines. La plupart des 400.000 « mobilisables » n’a aucune expérience militaire. La remontée en puissance des forces ukrainiennes repose donc sur la formation dans les pays alliés. L’opération britannique « Orbital » a ainsi formé 22.000 soldats entre 2015 et 2022. Puis l’opération « Interflex », qui rassemble plus de 800 instructeurs britanniques, australiens, danois, canadiens, lituaniens, néerlandais, néo-zélandais, norvégiens, finlandais et suédois, a organisé des stages de trois semaines à 10.000 hommes en 2022, chiffre qui devrait doubler en 2023. Un programme international, sous commandement américain et incluant des instructeurs britanniques, canadiens et lituaniens, a formé 23.000 officiers et sous-officiers entre 2015 et 2022. Entre avril et août 2022, la « Task Force Gator » (américaine) a formé 1.600 militaires sur 16 systèmes d’armes…américains ! En juin 2023, l’initiative « European Union Military Assistance Mission », qui rassemble 23 pays européens dont la Pologne, l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie, aura formé 12.000 combattants et 2.800 spécialistes dans des stages de 30 jours.

Des armements lourds insuffisants. Malgré les captures d’équipements russes, dont seulement 30 % réutilisables, et les livraisons d’armes occidentales, l’usure opérationnelle et les pertes freinent la montée en puissance des parcs ukrainiens. Celui des chars, qui en a déjà perdu de 800 à 1.000, n’en compterait qu’entre 700 et 1.000. En raison de la perte plausible de 2.000 véhicules ukrainiens, le parc d’engins blindés atteindrait 3.000, grâce à la capture de quelques centaines de véhicules russes et surtout aux livraisons occidentales de 3.500 véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI), transports de troupes blindés et autres véhicules. S’y ajouteront les livraisons, promises et échelonnées sur plusieurs mois, de 300 chars tous modèles confondus, 200 VBCI, 450 véhicules tout terrain, 300 MRAP (véhicules conçus pour résister aux engins explosifs improvisés et aux embuscades) et 120 canons autopropulsés, qui subiront aussi des pertes et dont il faudra assurer le maintien en condition opérationnel. Leur expérience du combat, acquise depuis 2014, et leur formation à l’américaine ont permis aux Ukrainiens de réagir dans l’emploi de l’artillerie. Ils disposent de bombes de petit diamètre lancées du sol (bombes guidées planantes) combinant longue portée et précision, de lance-missiles balistiques Vilkha-M ukrainiens et de canons Caesar français et PzH 2000 allemands. Très utilisés, ces canons subissent une usure accélérée. Des centres de maintien en condition opérationnelle ont donc été installés en Lituanie, Pologne et Slovaquie.

Des stocks de munitions limités. L’intensité des combats entraîne des cadences de tirs de 5.000 à 7.000 obus/jour et réduit les stocks. Les 1.500 canons d’origine soviétique tirent des obus de 122 mm et 152 mm, mais les canons « occidentaux » surtout des obus de 155 mm. Or les tirs d’obus de 155 mm atteignent 3.500/jour. Entre mai 2022 et février 2023, les États-Unis ont livré 1,1 million d’obus de ce calibre et les autres pays alliés (France, Grande-Bretagne, Canada, Finlande, Allemagne, Italie, Norvège, Espagne et Suède) 100.000, soit en tout trois mois de munitions au rythme actuel. Enfin, le brouillage russe réduit le stock des drones. En moyenne, le drone d’une unité d’infanterie ne dure qu’un jour contre 40 pour une unité d’artillerie.

Loïc Salmon

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