La paix, situation interétatique ou intra-étatique temporaire, se trouve menacée par les nouvelles formes de conflictualité, la prolifération nucléaire, la destruction de la biodiversité et le rejet du multilatéralisme.
Ce thème a fait l’objet d’une conférence-débat organisée, le 4 juin 2019 à Caen, par la Région Normandie, à l’occasion de la 2ème édition du Forum pour la paix. Y sont notamment intervenus : Hervé Morin, président de la région et ancien ministre de la Défense (2007-2010) ; le professeur Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales à l’Institut d’études politiques de Paris ; Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002).
Plaidoyer pour la paix. Environ 250 personnes participent à la conférence plénière du Forum, intitulée « Humaniser la paix ». Dans son discours d’ouverture, Hervé Morin rappelle que ni la paix de Westphalie (1648) ni l’arme nucléaire ni l’ONU n’ont mis fin à la guerre. Celle-ci est partout, moins entre Etats, davantage interne et plus meurtrière. A titre d’exemple, la Guerre de Sécession (1860-1685) a causé plus de morts que toutes celles menées par les Etats-Unis. Au 21ème siècle, la guerre devient commerciale et médiatique avec l’ingérence numérique. Le système international parvient à un point de rupture. La loi du plus fort devient le mode de règlement ordinaire des conflits. Leurs causes varient de la religion au nationalisme ou au réchauffement climatique. Dans 10-20 ans, le besoin d’accès aux ressources alimentaires et à l’eau devrait l’emporter sur le risque de la prolifération nucléaire. La grandeur d’un pays s’acquiert dans la lutte pour la paix et la démocratie, en souvenir des héros de 1944, conclut l’ancien ministre de la Défense, qui présente le « Manifeste Normandie pour la paix dans le monde » (voir encadré). Ce dernier, inspiré du « Manifeste Russell-Einstein » de 1955, a été rédigé notamment par quatre prix Nobel de la paix : l’Egyptien Mohamed El-Baradei (2005), ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (1997-2009) : la Libérienne Leymah Gbowee (2011), travailleuse sociale et militante pour la paix en Afrique ; le Congolais Denis Mukwege (2018), le gynécologue « réparateur des femmes » ; l’Américaine Jody Williams (1997), professeure et militante pour l’interdiction des mines antipersonnel terrestres.
Mutation de la guerre. Le développement constitue le fondement de la paix pour se protéger de toutes les peurs humaines en matière sanitaire, sociale et culturelle, estime Bertrand Badie. La paix, autrefois considérée comme la non-guerre et l’extinction de de la puissance, se manifeste aujourd’hui par la décomposition des sociétés, des Etats et des formes de sociabilité élémentaire qui permettent à la collectivité humaine d’exister. Mais elle consiste aussi à reconstruire des sociétés sans contrat social après des conflits à 90 % intra-étatiques. En outre, la non-satisfaction des besoins élémentaires est liée à la violence diffuse dans la société, dont profitent les « entrepreneurs de la violence ». Quand des pans entiers de la société glissent vers la guerre, l’instrument militaire ne se trouve plus au centre des solutions politiques. Les guerres ne se gagnent plus ni ne se perdent. Presque tous les conflits actuels s’expliquent par l’injustice sociale. Faire la paix nécessite d’imposer un traitement social à la conflictualité en luttant contre l’humiliation du système hiérarchique des relations internationales. La reconstitution du multilatéralisme légitimera l’emploi immédiat de la force par des « gendarmes désintéressés » pour réduire les « incendies » au nom de l’intérêt général de l’humanité. Les petits Etats, guère soupçonnés de puissance, peuvent « porter la paix », comme la Norvège pour les accords d’Oslo entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (1993) ou l’Uruguay proposant un consensus sur le conflit interne au Venezuela (2019). Au niveau régional, l’Union africaine a mis un terme à la guerre entre l’Ethiopie et la Somalie (1977-1978). Mais le multilatéralisme mondial de l’ONU se trouve bloqué par le véto des grandes puissances, dont les Etats-Unis ont usé à 45 reprises sur la question du conflit israélo-palestinien. Enfin, les médiateurs individuels charismatiques et les organisations non-étatiques ou religieuses jouent un rôle pour la paix.
Communauté internationale. Même si le nombre de conflits diminue, la force continue de régner et le jeu des puissances a redémarré, estime Hubert Védrine. Dans leur conflit stratégique au niveau mondial, la Chine veut occuper la première place, que les Etats-Unis ne veulent pas lui abandonner. Il faut distinguer le rétablissement de la paix par la guerre de la dissuasion. Dans un conflit interétatique ou à l’issue d’une longue guerre civile, l’épuisement des protagonistes peut les conduire à demander une médiation. En l’absence de demande, les pays occidentaux ou d’autres acteurs étatiques ou non peuvent intervenir, notamment en cas de détresse extrême de minorités maltraitées, persécutées ou qui veulent se venger. Au-delà de l’analyse du déclenchement et du cheminement des conflits, il faudra évaluer les risques d’engrenage à partir de critères précurseurs. L’ancien ministre des Affaires étrangères recommande une typologie des facteurs de guerre pour savoir comment la prévenir ou imposer et maintenir la paix par des approches et des intervenants différents. Chaque jour, des dizaines de milliers de diplomates trouvent des solutions négociées pour éviter que des conflits éclatent ou pour que des sociétés surmontent leurs contradictions. Au niveau mondial, l’ONU n’est pas une puissance supérieure car les cinq membres permanents de son Conseil de sécurité sont souvent divisés. Mais sans eux et leur droit de veto, elle n’existerait plus.
Loïc Salmon
Extraits du « Manifeste Normandie pour la paix dans le monde », présenté le 4 juin 2019 à Caen : « Plus de 2.500 ogives (nucléaires) sont en état d’alerte immédiate. Des agents pathogènes mortels menacent potentiellement la vie telle que nous la connaissons. Alors que de grandes puissances se préparent à déployer des robots tueurs, nous nous trouvons au bord de l’abîme. Moralement, l’éventualité de voir des machines déterminer nos destinées est abjecte. Les dépenses militaires mondiales ont doublé depuis la fin de la guerre froide. (…) Récemment, un traité international visant à interdire puis à éliminer les armes nucléaires a été conclu, mais son approbation universelle reste en suspens. Des efforts sont en cours pour interdire les armes entièrement automatiques et faire entrer l’utilisation des gènes et de la biotechnologie à des fins militaires dans le champ de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques. (…) Depuis des milliers d’années, l’esprit humain fait preuve de résilience ; c’est un constat dans lequel nous pouvons puiser force et espoir. Après chaque crise, il a su rebondir pour créer un monde meilleur. Le monde dispose d’un vaste réservoir de sagesse. A maintes reprises, nous avons prouvé que nous étions capables de raison. Le gaz moutarde, les armes à laser aveuglantes, les mines terrestres et les armes à sous‐munitions ont été interdites. Nous devons faire en sorte que la guerre ne soit plus un horizon possible et y renoncer graduellement. »
Géopolitique : la puissance aujourd’hui, résultat du hasard et de la méthode