La compréhension de l’environnement, en vue d’anticiper son évolution, nécessite la configuration de scénarios possibles et susceptibles de déboucher sur une crise, une attaque militaire ou un événement déstabilisant la société.
Paul Charon, directeur adjoint de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire, l’a expliqué au cours d’une conférence-débat organisée, le 24 février 2020 à Paris, par l’Institut des hautes études de défense nationale.
Les échecs. La recherche universitaire relative à l’anticipation stratégique provient surtout des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et d’Israël (voir encadré), souligne Paul Charon.
L’attaque surprise de l’aviation japonaise contre la base navale américaine de Pearl Harbor en 1941 a déclenché ensuite des études en ce sens, au sein des services de renseignement (SR) et du monde universitaire. Les SR américains ont été surpris par : l’intervention de la Chine pendant la guerre de Corée (1950) ; l’offensive nord-vietnamienne du Têt (1968) pendant celle du Viêt Nam ; les attentats terroristes du 11 septembre aux Etats-Unis (2001) ; l’annexion de la Crimée par la Russie (2014). Dans l’illusion de son invulnérabilité après la guerre des Six-Jours (1967), Israël a relâché sa vigilance et n’a pas tenu compte des manœuvres de duperie de l’Egypte (22 exercices militaires à la frontière du Sinaï), préalables à celle du Kippour (1973). La surprise stratégique ne se renouvelle jamais de la même façon, car le contexte évolue en permanence avec le risque de mener une guerre de retard. Ses formes varient : diplomatie avec les politiques de puissance de la Russie, de la Chine, de la Corée du Nord, de l’Iran et de la Turquie ; apparition d’acteurs non étatiques comme les organisations terroristes ; technologies nouvelles ; doctrines employant différemment des moyens existants. Le travail d’anticipation prépare la résilience d’une société face à une agression. Un analyste, expert sur un pays, en maîtrise la langue avec ses nuances, qui lui permettent d’en mieux comprendre les évolutions et de les anticiper. Mais il manque de sens tactique et n’est guère entendu par les décideurs des pays démocratiques, obsédés par le court terme. En revanche, l’analyste de renseignement tactique parvient à les alerter. D’ordinaire généraliste sans connaissances approfondies, il passe d’une hypothèse à l’autre, capacité qui fait défaut à l’expert.
Les facteurs intrinsèques. Selon Paul Charon, les SR se trouvent parfois submergés par la quantité de « bruits », à trier pour détecter le signal opportun (cas de Pearl Harbor). S’y ajoutent une incapacité à mettre en commun des renseignements trop éparpillés et un manque de discernement entre niveaux stratégique et tactique. Ainsi, la CIA savait qu’Al Qaïda préparait des attentats aux Etats-Unis, mais ignorait où, quand et comment. La focalisation sur une source jugée excellente (« haut placée ») conduit à la surestimer au détriment des autres, avec le risque d’une erreur ou d’avoir affaire à un agent double. Concentrer son attention sur une seule analyse, considérée comme indiscutable, élimine tous les points de vue différents. Les analystes interprètent, de façon consciente ou non, les « signaux faibles » à partir de « grilles » qui risquent d’en écarter comme scénarios improbables. Une stratégie trop explicite peut résulter d’une ruse, visant à abaisser le niveau de vigilance (cas de la guerre du Kippour). Il en est de même pour une attaque improbable, malgré le « bruit » alarmant qui l’entoure, comme crier « au loup » (danger) trop souvent. Le facteur « cognitif » consiste à traiter une information à partir d’expériences mémorisées ou de préjugés et non par raisonnement. Le cerveau sélectionne ce qu’il estime la meilleure interprétation et écarte les informations infirmant l’hypothèse de départ.
Les dysfonctionnements. Des décisions erronées résultent aussi du poids des SR, indique Paul Charon. L’action sur le terrain se trouvant soumise à des procédures, ceux-ci tendent à proposer, des plans tout prêts en cas d’urgence, pour satisfaire les décideurs politiques. Par ailleurs, ils évitent le partage des informations pour s’en servir comme leviers, lors des compétitions internes en matière de budget et de personnels. Ils doivent parfois répondre aux besoins des décideurs, dont la perception de la menace s’éloigne de celle définie par l’organisme de coordination du renseignement. Par exemple, la réalité de la menace du terrorisme, en nombre de victimes par an, ne remet pas en cause le rang de la France dans le monde ni ne contrarie la remontée en puissance de la Russie ou de la Chine. Les SR évaluent leurs propres analystes. En effet, un bon analyste de renseignement tactique fera un piètre analyste d’anticipation, or ce sont souvent les mêmes personnes, indique Paul Charon.
Les pistes possibles. Il convient aussi d’étudier les succès et de construire une théorie de la surprise, souligne Paul Charon. Alors que le « puzzle » permet de répondre à une question précise (tactique), le « mystère » nécessite une analyse plus approfondie (stratégique). Aux Etats-Unis et au Canada, des équipes mixtes d’analystes et de chercheurs prennent en compte les analyses alternatives. L’imagination permet d’anticiper de nouvelles formes d’agressions. La création d’une filière d’analystes, aux profils diversifiés, permettrait d’approfondir leurs capacités. Un échange accru avec le monde universitaire, qui voit les choses différemment, met à l’épreuve les méthodes des SR. Ainsi, un analyste rédige une dépêche qui, relue par un expert, passe à l’échelon supérieur pour diffusion selon l’opportunité politique, convertissant une anticipation stratégique en renseignement tactique.
Loïc Salmon
Aux Etats-Unis, la Direction du renseignement national a autorité sur 16 services employant 100.000 personnes : la CIA (renseignement extérieur et opérations clandestines), indépendante du gouvernement fédéral, et les agences des divers ministères fédéraux ou « départements ». Ainsi, le département de la Défense dispose de 9 agences : celle de l’armée de Terre ; celle de la Marine ; celle de l’armée de l’Air ; celle du Corps des marines ; DIA (renseignement à l’étranger) ; NGA (renseignement géospatial) ; NRO (reconnaissance satellitaire) ; NSA (renseignement électronique) ; DCHC (contre-espionnage et renseignement humain). Le département de l’Energie est doté du Bureau de renseignement et de contre-espionnage. Le département de la Sécurité intérieure dispose du Bureau de renseignement et d’analyse ainsi que du CGI (garde côtière). Le département de la Justice recourt au FBI (police judiciaire et renseignement intérieur) et à la DEA (lutte anti-drogue). Le département d’Etat (Affaires étrangères) dispose du Bureau de renseignement et de recherche. Le département du Trésor possède son Bureau de renseignement et d’analyse. La Grande-Bretagne utilise trois services employant environ 13.000 personnes : MI 5 (renseignement intérieur et lutte anti-terroriste) ; MI 6 (renseignement extérieur) ; GCHQ (renseignement électronique). Israël emploie trois services : Mossad (renseignement extérieur, opérations spéciales et lutte anti-terroriste), rattaché directement au Premier ministre ; Shin Beth (sécurité intérieure) ; Aman (sécurité militaire).
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