Grands importateurs d’armements, l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis utilisent ce marché comme levier de leurs politiques intérieure et étrangère.
Emma Soubrier, chercheuse à l’Université Nice-Côte d’Azur, l’a expliqué lors d’une visioconférence, organisée le 22 octobre 2024 par l’association 3AED-IHEDN.
Un grand marché. Le Conseil de coopération du Golfe (CGC) comprend l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), le Qatar, le Koweït, Oman et Bahreïn. Selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, ses dépenses militaires sont passées de 10 % du marché mondial d’armement pour la période de 1989 à 1993 à 22 % pour celle de 2019 à 2023 avec un « pic » de 15 % en 1996. Après une baisse à 3 % en 2001, elles connaissent des remontées à 12 % en 2005, 20 % en 2016, 24 % en 2019 et 28 % en 2022. Quatre membres du CGC se classent parmi les 15 premiers pays importateurs d’armements sur les périodes 2014-2018 et 2019-2023. L’Arabie saoudite occupe la 2ème place avec 11 % puis 8,4 %, derrière l’Inde (9,1 % puis 9,8 %) et suivi immédiatement du Qatar avec 1,5 % puis 7,6 %. Le Koweït atteint la 12ème avec 1 % puis 2,7 %, derrière les États-Unis (1,6 % puis 2,8 %). Les EAU se trouvent à la 14ème avec 3,3 % puis 2,4 %, derrière la Grande-Bretagne (1,6 % puis 2,4 %) et devant Israël (2 % puis 2,1 %). Sur la période 2019-2023, les achats d’armements se répartissent ainsi : Arabie saoudite, 75 % aux États-Unis, 7,6 % à la France et 7 % à l’Espagne ; Qatar, 45 % aux États-Unis, 25 % à la France et 5 % à l’Italie ; Koweït, 70 % aux États-Unis, 20 % à l’Italie et 8,6 % à la France ; EAU, 57 % aux États-Unis, 9,9 % à la Turquie et 9,2 % à la France. Globalement, le Moyen-Orient reste la troisième zone d’importation d’armements avec 33 % du marché mondial en 2014-2018 et 30 % en 2019-2023, derrière l’Asie-Océanie avec respectivement 41 % et 37 % mais devant l’Europe, dont la part passe de 11 % en 2014-2018 à 21 % en 2019-2023, par suite du début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine en 2022.
Des dynamiques traditionnelles. Située stratégiquement entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, la péninsule arabique abrite des réserves considérables de pétrole et de gaz, rappelle Emma Soubrier. Elle présente un fort risque de conflits par suite de la rivalité avec l’Iran mais aussi au sein même du CGC, notamment entre l’Arabie saoudite et les EAU vis-à-vis du Qatar. Dans ce contexte, tous ces États acheteurs d’armements veulent logiquement augmenter leurs capacités de défense et de dissuasion. De leur côté, leurs fournisseurs souhaitent sécuriser une région potentiellement instable pour préserver leurs intérêts économiques. Par ailleurs, pour les pays du golfe Arabo-Persique, l’achat d’armements constitue un élément important pour leur prestige. Leurs dirigeants veulent des équipements ultra-modernes et les plus efficaces possibles, même s’ils ne correspondent pas vraiment à leurs besoins capacitaires. Sur le plan intérieur, cela leur permet de renforcer l’identité nationale, notamment pour le Qatar, sous tutelle britannique entre 1915 et 1971, et les EAU de 1892 à 1971. En outre, les achats d’armements participent au « pacte social » des États de la péninsule, dont les retombées de la rente pétrolière permettent d’éviter toute contestation politique. Leurs demandes aux sociétés étrangères de s’implanter sur leurs territoires, sous forme de coentreprises avec des partenaires locaux, participent au développement de l’économie nationale. Dès le début des années 1990, les EAU organisent des salons d’armements pour renforcer leur crédibilité internationale. Politique étrangère, politique de défense et achats d’armements s’imbriquent dans la formule « pétrole contre sécurité ». Celle-ci remonte au Pacte du Quincy, conclu en 1945 entre les États-Unis et l’Arabie et portant sur la protection du royaume saoudien contre la livraison de pétrole à bas prix et des investissements massifs dans l’industrie d’armement américaine, facilitant le recyclage des « pétrodollars » par la suite et consolidant le pacte. Or, dans les années 1990, après la guerre du Golfe (1991) consécutive à l’invasion du Koweït par l’Irak, les petits États membres du CGC ont pris conscience de l’insuffisance de l’alliance avec l’Arabie saoudite pour garantir leur sécurité. Le Qatar et les EAU ont alors signé des accords de défense bilatéraux avec les États-Unis mais aussi avec la France et la Grande-Bretagne, également membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU.
Évolution des tendances. La crise économique et financière de 2008-2009 s’est répercutée sur les dynamiques de puissance et d’influence entre les pays du Golfe et leurs partenaires traditionnels. Ces derniers, manquant de liquidités, ont dû exporter davantage de matériels militaires en raison de la réduction de leurs besoins nationaux. Cela a eu pour effet de renforcer l’influence croissante des États clients. En 2011, les « printemps arabes », révoltes populaires ayant notamment provoqué le renversement des chefs d’État de Tunisie, d’Égypte et du Yémen, ont pesé sur deux dimensions de la sécurité des pays du Golfe. La première concerne l’intégrité de leur territoire et la protection de leur population et la seconde la stabilité de leur régime. S’y est ajoutée la crainte d’un certain désengagement des États-Unis, qui ont « lâché » le régime égyptien, leur allié de longue date. En conséquence, l’Arabie saoudite, le Qatar et les EAU ont décidé de diversifier leur économie, de préparer un « après pétrole » et de développer une industrie de défense locale. Celle-ci implique de réduire les importations de systèmes « sur étagère » et de se montrer plus exigeant sur leurs caractéristiques techniques, les contrats de coentreprises, les transferts de technologie et d’autres compensations. Ces bases industrielles de technologie et de défense devraient permettre aux trois pays cités de devenir des compétiteurs sur certains segments du marché de l’armement. Par ailleurs, ils diversifient leurs partenariats stratégiques dans un monde de plus en plus multipolaire. Or leurs intérêts propres n’étant pas toujours compatibles avec ceux de leurs fournisseurs traditionnels, ils tendent à constituer une sorte de « mouvement non aligné », fondé non pas sur l’idéologie mais le pragmatisme. Selon Emma Soubrier, l’Arabie saoudite et les EAU utilisent le commerce des armes en application de la théorie de l’État rentier pour acheter le silence de leurs partenaires occidentaux sur certains aspects de leur politique intérieure ou extérieure. Ainsi, malgré les demandes répétées des États-Unis et des pays européens, ils ont refusé d’appliquer des sanctions contre la Russie, après son attaque contre l’Ukraine en 2022 pour préserver leurs intérêts économiques.
Autonomisation difficile. Pour les États du Golfe, la menace la plus crédible vient des groupes armés soutenus par l’Iran, rappelle Emma Soubrier. Or les États-Unis disposent de bases militaires au Koweït et au Qatar. S’ils ne parviennent pas à convaincre Israël de s’en tenir à des cibles militaires, l’Iran pourrait frapper des infrastructures civiles dans la région. Par ailleurs l’implantation de bases militaires, par les États-Unis, garanties de sécurité, ont accru considérablement les achats d’armements américains, contrairement à la France jusqu’à l’exportation du Rafale. Les États-Unis ont refusé de vendre des drones armés à l’Arabie saoudite et aux EAU lors de leurs interventions au Yémen et en Libye. Ces derniers se sont alors tournés vers la Chine et la Turquie pour en acquérir et aussi pour intégrer de l’intelligence artificielle dans les systèmes d’armes. Il s’ensuit une course aux armements, car un État trop armé par rapport à ses besoins est perçu comme une menace potentielle. Les projets de l’Arabie saoudite, du Qatar et des EAU de constituer des bases industrielles et technologiques de défense nécessitent de disposer, au préalable, d’un savoir-faire et de ressources humaines dans le domaine civil. De leur côté, les groupes d’armement étrangers préfèrent désormais y implanter des filiales plutôt que des coentreprises.
Loïc Salmon
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