Conduire une guerre nécessite une solidarité entre autorité politique, direction militaire et soutien populaire. Cela repose sur la confiance qui se gagne et se maintient en toutes circonstances.
Cette équation complexe a été exposée par le général (2S) Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major particulier du président de la République (1999-2002), d’Etat-major des armées (2002-2006) et du Comité militaire de l’Union européenne (2006-2009), lors d’une conférence débat organisée, le 16 mai 2019 à Paris, par les associations EuroDéfense-France et Minerve EMSST.
Evolution de la guerre. Les philosophes et les physiocrates du XVIIIème siècle pensaient que la démocratie et les échanges commerciaux supprimeraient la guerre. A l’issue de la guerre froide (1947-1991) l’opinion générale estimait impossible le retour d’un conflit majeur pour trois raisons : supériorité de la puissance économique à la puissance militaire ; forte dévaluation des valeurs guerrières traditionnelles ; coût de la guerre dépassant le bénéfice escompté. Seul ce dernier argument reste valable, estime le général Bentégeat, qui souligne que l’Europe de l’Ouest connaît la paix depuis 1945 et que le nombre de conflits dans le monde a diminué de moitié depuis 1991. Toutefois, des signes avant-coureurs d’un retour probable de la guerre n’ont pas disparu. D’abord, l’obstacle majeur, à savoir la terreur de l’arme nucléaire, se trouve ébranlé par le boycott, par les Etats-Unis, du vote sur le Traité d’interdiction des armes nucléaires, adopté en 2017 par 122 pays lors d’une assemblée générale de l’ONU. Ensuite, des conflits persistent localement au Yémen et dans la bande sahélo-saharienne. Sur le plan économique, le retour à l’unilatéralisme du XIXème siècle vide le G20 de sa substance. Le décalage démographique entre l’Union européenne et l’Afrique va accroître les flux migratoires et le réchauffement climatique entraîner des conflits en Afrique avec des répercussions en Europe. Les ressorts de la guerre persistent : fond d’agressivité lié à la peur du plus fort ; remise en cause de l’état de droit par la violence, la haine et l’intérêt. La guerre change de forme : absence de déclaration formelle ; conflits ethnique et religieux ; élargissements aux cyberespace et espace extra-atmosphérique ; porosité de la frontière entre guerre et paix. La guerre, selon le théoricien militaire Clausewitz (1780-1831), reste un affrontement de volontés, mais avec un caractère hybride, une multiplicité d’acteurs et un poids accru des opinions publiques. En effet, la société ne supporte plus le choc de la mort au combat et n’assume plus des pertes massives. En 1914, au début de la première guerre mondiale, ces dernières avaient atteint 20.000 morts en un jour, sans susciter une émotion comparable à celle des 10 morts dans une embuscade en Afghanistan en 2008.
Eléments-clés. Auteur du livre « Chefs d’Etat en guerre », le général Bentégeat en a dégagé des caractéristiques. Le chef de l’Etat, décideur de la guerre, doit avoir une vision réaliste de la situation, une ambition raisonnable et la capacité de mobiliser la nation et toutes ses ressources. Sans scrupules, il choisit un chef militaire compétent et garde son sang-froid pour ne pas céder à l’émotion ni à la colère. Loyal mais sans complaisance vis-à-vis de lui, le chef militaire a acquis sa compétence par une expérience opérationnelle, quoique pas toujours appropriée. Son « sens politique » lui permet de comprendre les motivations et contraintes du chef de l’Etat, sans pour autant porter atteinte aux exigences opérationnelles. L’adhésion du peuple, facteur crucial du succès, nécessite de gagner la bataille de l’information, notamment sur les réseaux sociaux qui génèrent désinformation, émotion et impatience.
Fonctionnement opérationnel. Dirigeants politiques et militaires partagent un intérêt commun dans l’art de la guerre. Or le succès d’une opération se trouve contraint à l’immédiateté par le calendrier électoral des dirigeants politiques, qui vient dans le temps court, alors que les chefs militaires travaillent dans le temps long. Le politique donne des directives floues pour ménager l’opinion publique, quand le militaire attend des ordres clairs pour une action la plus précise possible. Les armées sont destinées à combattre et à gagner la guerre. Mais ignorer sa finalité politique conduit au risque d’un enfermement technique et tactique. Les chefs d’Etat recherchent le compromis, quand les chefs militaires tendent à s’en tenir aux schémas et slogans de la culture OTAN, indique le général Bentégeat. Quoique s’impose la soumission du chef militaire à l’autorité politique, celle-ci conserve une certaine méfiance à son égard. Elle aura alors tendance à exercer un contrôle, soit absolu et permanent, soit discret et sournois. Normalement, le chef de l’Etat fixe le but à atteindre et les « lignes rouges » spatiale et temporelle à ne pas dépasser et le chef militaire exécute. Toutefois, un échec tactique aura un impact politique susceptible de modifier les équilibres diplomatiques dans la région. En effet, l’action militaire n’est qu’un élément de la stratégie globale, qui inclut des aspects financiers et économiques. L’opération « Barkhane » dans la bande sahélo-saharienne implique directement la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad et, indirectement, l’Algérie à la frontière Nord et l’Arabie saoudite qui finance. Les militaires ont quelque chose à dire sur les opérations mais ne restent qu’un an sur zone. Le but politique porte sur les aides au développement et aux armées locales. Il nécessite une coordination des actions auprès des gouvernements locaux pour parvenir à une solution diplomatique.
Le cas français. Chaque semaine un conseil restreint de défense et de sécurité nationale réunit le président de la République, le Premier ministre, les ministres concernés et le chef d’Etat-major des armées. Avec pour objectif le succès des opérations, ce dernier assure le commandement opérationnel du feu, le chef d’état-major particulier du président de la République la fonction de conseil et, depuis 2013, le ministre des Armées celle de l’emploi des forces. Le Parlement n’est consulté qu’après quatre mois. Toutefois, la complexité des opérations renforce l’incertitude de la prise de décision, indique le général Bentégeat. En matière de renseignement, les services français donnent une appréciation de la situation complétée, sur le plan opérationnel, par des moyens américains. La conduite d’une guerre par la France seule devient impossible pour des raisons de capacité militaire et de légitimité internationale, toute action unilatérale engendrant la suspicion. Enfin, les sondages soulignent le renforcement du lien Armée-Nation depuis la suspension de la conscription.
Loïc Salmon
Selon le général Bentégeat, l’Union européenne, qui dispose de 1,5 million de militaires, parvient difficilement à en déployer 5.000…dont la moitié de Français ! Ses deux groupements tactiques en alerte n’ont pas été engagés depuis 2005, en raison de difficultés capacitaires et par manque de volonté politique des dirigeants des pays membres. La constitution, à terme, d’une armée de l’UE présuppose une politique étrangère commune. Mais l’idée rencontre déjà une opinion favorable de la part de 43 % des Européens.
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