Les nouvelles menaces, aux approches directes, indirectes et globales, concernent la terre, la mer, l’air, l’espace et le cyberespace. En conséquence, la survie d’une société démocratique, soumise à son opinion publique toute puissante, repose sur sa capacité à conserver sa volonté de combattre.
Ces enjeux de guerre ont été présentés par les colonels Pierre-Joseph Givre et Nicolas Le Nen au cours d’une conférence-débat organisée, le 9 avril 2014 à Paris, par l’Association IHEDN Paris Ile-de-France.
La conflictualité. Leur expérience sur le terrain leur a appris que la guerre n’est pas purement rationnelle. Aujourd’hui, la suprématie américaine dans les airs et sur mer « gèle » l’éventualité d’un affrontement direct entre puissances symétriques en termes de capacités militaires. Mais dans un conflit asymétrique, une part d’irrationnel entre dans le mécanisme de déclenchement. « L’asymétrie, c’est un char moderne contre un moudjahidine en baskets et armé d’une kalachnikov des années 1970 ». Ce champ asymétrique, où agit le terrorisme, constitue la principale vulnérabilité des pays occidentaux. « Il faut toujours inventer, car il n’y a pas de solution miracle ». Dans leur livre « Enjeux de guerre », les deux colonels examinent les relations internationales au prisme de trois sources de la guerre : la sphère de l’intérêt, celle de l’honneur et celle de la peur. La première, la plus rationnelle, influe sur les relations entre les États-Unis et l’Union européenne (UE), les pays européens entre eux, l’UE et la Russie et l’UE et la Chine. L’importance de l’honneur se fait plutôt sentir sur celles entre les États-Unis et la Russie, les États-Unis et la Chine, Israël et la Turquie, la Chine et l’Inde, la Chine et le Japon, La Chine et Taïwan, la Chine et les pays riverains de la mer de Chine. La peur exerce une influence sur celles entre l’UE et l’Iran, les États-Unis et l’Iran, la Corée du Nord et celle du Sud, Israël et les pays arabes, entre les pays d’Afrique subsaharienne et, enfin, inspire l’islamisme radical. Les risques de guerre les plus probables concernent les pays à l’intersection de ces trois sphères : Israël et l’Iran, l’Inde et le Pakistan. Selon les colonels Givre et Le Nen, la cyberguerre n’emportera pas la décision. Elle causera des dégâts matériels importants et restera limitée sans entraîner une « montée de la nation en armes »… et l’adversaire le sait ! Les centres vitaux des puissances nucléaires n’étant pas atteints, leur dissuasion s’applique. Actuellement, la situation en Ukraine, restreinte à la sphère de l’intérêt, reste au niveau rationnel de la tension diplomatique, mais avec une incertitude sur la montée aux extrêmes. En effet, la Russie ne partage pas la rationalité des pays de l’OTAN. Quant à son annexion de la Crimée, Moscou a senti l’absence de volonté de Washington d’intervenir. « On entre là dans le champ psychologique pour analyser les zones à risques ». D’après les deux colonels, l’emploi de l’arme nucléaire relève de « l’hyper-rationalité », le nationalisme de la légitimité territoriale et la peur constitue le moteur d’un conflit. L’incompréhension culturelle peut provoquer une accélération de la guerre ou une interprétation erronée des possibilités d’action de l’adversaire. Toutefois, les principes scientifiques et mécaniques d’un conflit s’appliquent partout. Dans un conflit asymétrique, l’adversaire tire sa force de son intelligence, face à une armée disposant de technologie, puissance de feu et mobilité supérieures.
La dimension politique. Le but de la guerre, soulignent les colonels Givre et Le Nen, consiste à arriver à une situation politique plus favorable qu’au départ. La victoire correspond à l’obtention de l’état final recherché, après le dernier coup de feu. Son ampleur sera toujours relative et non plus décisive. Le conflit asymétrique est un mode d’action, sur le terrain, d’enjeux politiques très différents que ce soit dans les Balkans, en Afrique ou en Afghanistan. Le stratège prussien Carl von Clausewitz (1780-1831) a théorisé une « trinité » politico-militaire : un régime autoritaire exerce la souveraineté politique et la légitimité de l’action militaire en s’appuyant sur une armée, issue du peuple. Ce modèle dure jusqu’à la défaite de l’armée allemande en 1918, qui entraîne la chute du régime impérial. Toutefois, il reste valide pendant la guerre du Golfe en 1991 et… en Syrie en 2014 ! Aujourd’hui, dans les États démocratiques, le peuple se trouve en position dominante par le biais de l’opinion publique et délègue la souveraineté politique au gouvernement et la légitimité de l’action militaire à l’armée. Dans un conflit asymétrique, leurs adversaires ont analysé leur structure sociale. Quand un soldat meurt au combat, la société toute entière est meurtrie dans sa chair. Le concept de zéro mort dans une guerre « chirurgicale », quoique rassurant, s’avère impossible à mettre en œuvre.
Les résultats. Il faut savoir terminer une guerre, mais pas n’importe comment. Les deux colonels recommandent d’abandonner le schéma valable jusqu’à la 2ème guerre mondiale, selon lequel le gagnant est celui qui a tué le plus de monde en face. Les engagements militaires américains au Viêt Nam (1954-1975) et en Irak (2003-2011) ne justifiaient plus des frappes sans discrimination, conception de la guerre totale en rupture avec les opinions publiques de l’époque. L’évolution politique d’une guerre reste peu perceptible par des soldats de 20 ans. Selon les deux colonels, ceux-ci se battent par cohésion de groupe, par la confiance donnée au chef direct, qui incite à continuer le métier militaire, et l’envie de connaître ses propres capacités en situation de guerre. De son côté, le chef tactique doit anticiper les conséquences de ses actes sur l’opinion publique de son pays. Il doit prendre en compte les échéances électorales, pour le soutien politique, et le succès tactique, pour le soutien moral du peuple, en vue d’une victoire stratégique. En Afghanistan (2001-2014), où le but de l’engagement de l’OTAN était d’éviter que le pays devienne un repaire de terroristes, la population a globalement accepté la coalition qui lui a apporté une aide humanitaire. Lors de l’opération « Serval » de la France au Mali (2013), le but était clair, l’adversaire identifié et plus proche par rapport à l’engagement en Afghanistan. La synthèse entre le but politique et le déploiement militaire a été réalisée avec succès, estiment les colonels Givre et Le Nen.
Loïc Salmon
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Les colonels Pierre-Joseph Givre et Nicolas Le Nen ont chacun commandé le 27ème Bataillon de chasseurs alpins, qui a été déployé sur divers théâtres d’opérations extérieurs. Le 18 novembre 2013, ils ont reçu le prix Edmond Fréville-Pierre Messmer de l’Académie des sciences morales et politiques pour leur ouvrage « Enjeux de guerre ». Fondée en 1795, supprimée en 1803 et rétablie en 1832, celle-ci est la plus ancienne institution française sur les sciences humaines et sociales : philosophie ; morale et sociologie ; législation, droit public et jurisprudence ; économie politique, statistiques et finances ; histoire et géographie ; section générale. Son rôle est de décrire scientifiquement la vie des hommes en société, afin de proposer les meilleures formes pour son gouvernement.