Terrorisme : impacts et enjeux du « cyberdjihadisme »

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L’Etat islamique modifie sa propagande sur internet et les réseaux sociaux pour diversifier ses débouchés et perdurer, après sa défaite militaire en Irak et en Syrie face à la coalition internationale.

Laurence Bindner, consultante en « cyber renseignement », a présenté le fonctionnement du « cyberdjihadisme » à l’occasion d’une conférence-débat organisée, le 13 mai 2019 à Paris, par le Commandement Terre pour le territoire national (voir encadré).

Evoution médiatique. L’Etat islamique (EI) s’est d’abord exprimé sur les sites internet et les forums dans les années 2000, puis sur les réseaux sociaux en 2011-2015 et enfin sur les applications chiffrées et autres plateformes depuis 2015. Il en a vite saisi les atouts : instantanéité, large audience et gestion relativement modique. En 2014, sa présence accrue sur internet correspond à son occupation d’une partie des territoires irakien et syrien. A partir de 2016, ses revers militaires ont conduit ce « proto-Etat » à muter vers un groupe insurrectionnel clandestin et migrer vers une semi-clandestinité sur internet. Passant ensuite à la guérilla et aux attaques éclairs, l’EI a envoyé des contenus djihadistes vers les réseaux sociaux, très prisés pour leur usage agile et habile par les jeunes Européens pendant la guerre civile en Syrie. Il a hésité au début en raison du risque de leur infiltration par les services de renseignement américains, car ces réseaux sont hébergés aux Etats-Unis. De son côté, le « think tank » Combating Terrorism Center de l’Académie militaire américaine de West Point a constaté que le nombre de productions visuelles de l’EI a culminé à 754 en août 2015 puis est tombée à 44 en juin 2018. Cette chute de 94 % résulte de la désorganisation de l’EI après la perte de sa capitale Raqqah (Syrie) et le ciblage direct de ses responsables médiatiques (une trentaine) par la coalition internationale. Toutefois, à partir d’août 2018, l’EI a procédé à de nouveaux types de production, à savoir des infographies hebdomadaires en arabe, anglais et français récapitulant ses interventions de la semaine. Il a aussi maintenu certaines productions et recyclé d’anciens contenus. Des sympathisants les relaient et les traduisent en 16 langues, comme la « bataille du Sri Lanka » (21 avril 2019, 257 morts) avec emplacements des cibles, à savoir « des églises et des hôtels fréquentés par des ressortissants de pays de l’alliance Croisée (sic) ». Ils créent leurs productions, difficiles à distinguer de celles de l’EI. D’autres groupes djihadistes mettent des vidéos en ligne. Alors qu’Al Qaïda améliore la qualité de ses vidéos, l’EI exacerbe la violence, montre l’entraînement de ses troupes et filme, avec un drone, une attaque contre la force française « Barkhane » au Sahel.

Adaptation. Après la perte de son territoire, l’EI lance sur internet une nouvelle phase de communication, destinée à ses troupes, ses ennemis et ses concurrents. Le 29 avril 2019, son chef, Abou Bakr al-Baghadadi, quoique donné pour mort à plusieurs reprises, est apparu dans une vidéo, la première depuis 2014. Il y souligne l’importance du djihad médiatique pour le mouvement francophone : « Ô frère des médias, tu es un mujâhid » (combattant de la foi) avec la même valeur qu’un combattant l’arme à la main. Selon Laurence Bindner, cet éloge s’explique par des raisons idéologique et opérationnelle. La vidéo a été disséminée sur plus de 36 plateformes (200 liens) en moins de trois jours. Elle inclut une photo d’Al-Baghadadi à côté d’une kalachnikov et un montage avec une photo ancienne d’Oussama ben Laden, pour en souligner l’héritage. « L’allégeance de vos frères au Burkina Faso et au Mali » est indiquée et une photo les montre en train de la regarder sur un ordinateur, pour signifier qu’elle a été entendue et acceptée. Ce « produit » véhicule la propagande tout au long de sa « vie » sur internet : lancement par « teaser » en arabe ; vidéo elle-même ; « teaser » avec sous-titres anglais ; produits dérivés après la diffusion de la vidéo (extraits). Une campagne pour lever des fonds prend parfois l’apparence d’aide à des organisations caritatives, comme le « Projet Ribat » pour l’achat de sacs de couchage avec une photo envoyée en retour au donateur. Des « tutoriels » (guides informatiques d’apprentissage) expliquent comment fabriquer des explosifs ou tuer à l’arme blanche pour préparer un attentat. Ainsi, Husnain Rashid, en anglais, et Rachid Kassim, en français, prodiguent incitations et conseils en la matière. Le candidat doit envoyer sa photo et son allégeance audio avec un message de revendication avant l’attaque. Le tout sera diffusé 10 minutes avant sur Facebook avec des liens vers des sites de l’EI. Une attaque diffusée en direct ou juste après lui permet de démontrer sa capacité et d’obtenir l’impact le plus large possible. Ainsi, les attentats suicides simultanés du 7 juin 2017, au Parlement iranien et au mausolée de l’ayatollah Khomeini, ont été revendiqués le jour même sur Facebook, qui a enregistré 2,5 millions de mentions « j’aime » en deux jours. Sur un autre registre, l’EI utilise internet à des fins opérationnelles défensives, comme la nécessité de la protection informatique, négligée par nombre de ses adeptes. Un hacker est en effet parvenu à récupérer des adresses mails et postales personnelles du réseau de l’EI et les a publiées. L’EI s’est alors tourné vers l’application Telegram, plus sécurisée et permettant de créer des chaînes vers des destinataires individuels. Il contourne la censure des réseaux sociaux par distorsion d’images, logo caché et insertion de messages dans les « commentaires ». Les relais cachés facilitent la résilience en ligne. Le réseau de comptes relais se reconstruit par capillarité grâce à des algorithmes.

Limites. Selon Laurence Bindner, la propagande terroriste sur internet devient de moins en moins accessible et donc très difficile à éradiquer. La lutte doit s’exercer aux niveaux privé et sociétal, mais aussi étatique et européen par l’évolution de la législation. Il s’agit de déterminer ce qu’il faut supprimer (contenus), qui décide (désignations), quelles mouvances extrémistes et par quels moyens (intelligence artificielle). Cela implique une veille active pour anticiper les prochains mouvements des groupes terroristes en ligne par la surveillance de leurs modes opératoires.

Loïc Salmon

Le Commandement Terre pour le territoire national (COMTN) constitue le référent de plus de 19.000 militaires d’active et 21.000 réservistes opérationnels, chargés de la protection de la population, de la résilience de la nation et du renforcement de la cohésion nationale. Il assure la synergie entre : le groupement interarmées d’hélicoptères au profit du GIGN (Gendarmerie) et du Raid (Police) ; le 25ème Régiment du génie de l’air ; la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris (8.600 spécialistes) ; les formations militaires de la sécurité civile (1.400 spécialistes des catastrophes naturelles et technologiques) ; la réserve opérationnelle Terre (ministère des Armées et Garde nationale) ; le service militaire volontaire (insertion professionnelle en métropole) ; le service militaire adapté (insertion professionnelle en outre-mer). Spécialiste de la diffusion des contenus djihadistes en ligne et diplômé de l’Ecole des hautes études commerciales, Laurence Bindner a travaillé au Centre d’analyse du terrorisme (« think tank » européen).

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