Gigantesque réservoir de ressources et espace majeur de communications, la mer est devenue un espace d’actions diplomatiques et militaires avec la guerre informationnelle. Grâce à son allonge, le groupe aéronaval (GAN) y produit des effets cinétiques et immatériels.
Le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’État-major des armées (CEMA), s’est exprimé sur ce sujet à l’occasion de la conférence navale organisée, le 25 janvier 2024 à Paris, par l’Institut français de relations internationales.
Selon l’Institut du Pacifique, le parc des porte-avions, en service dans le monde en 2022 et en construction, s’établit ainsi : États-Unis, 11 en service et 3 en construction ; Chine, 2 en service et 1 en construction ; Inde, 2 en service et 1 en construction ; Italie, 2 en service et 1 en construction ; Grande-Bretagne, 2 en service et aucun en construction ; France, 1 en service et 1 en construction ; Espagne, 1 en service et aucun en construction ; Russie, 1 en service et aucun en construction ; Japon aucun en service mais 2 en construction.
La conflictualité aujourd’hui. Le modèle opérationnel a changé, explique le CEMA. L’ordre international, fondé sur le droit, se trouve remis en cause par la désinhibition dans l’emploi de la force dans tous les milieux, y compris l’espace maritime. Les attaques des rebelles houthis au Yémen contre les navires marchands ont entraîné un déroutement d’une partie du trafic du canal de Suez et de la mer Rouge. La dynamique de la force provoque une escalade dans les moyens et la recherche d’une létalité importante, notamment par les drones navals suicides. En mer Noire, des dizaines de navires russes ont été touchés par des attaques asymétriques. La liberté de navigation, autrefois respectée bon gré, mal gré, se trouve remise en cause. Par ailleurs, la compétition, état normal des relations internationales aujourd’hui, se manifeste en permanence en matière de sécurité et dans les domaines politique, diplomatique, culturel, sportif et informationnel. Elle s’exacerbe dans les espaces communs que sont le champ informationnel et la mer où le GAN envoie des signaux très forts. Dans les actions hybrides, peu régulées et difficilement observables, les flottilles de surveillance chinoises dans la zone Indopacifique, qui n’existent pas officiellement, constituent un important système de maillage. La compétition apparaît aussi dans l’utilisation du droit pour territorialiser la mer. Cet espace commun, auparavant appartenant à tous et donc répondant à des règles, est vu aujourd’hui comme n’appartenant à personne. En conséquence, le premier compétiteur qui se l’approprie en jouira finalement. L’emploi de la force permettra, éventuellement, d’obtenir des ressources, conquérir des zones et imposer sa présence par sa puissance technologique. En outre, le changement climatique se manifeste surtout sur les océans avec la montée des eaux et le nombre croissant de cyclones. Ainsi dans la zone Indopacifique, les exercices navals avec les Marines partenaires présentes sont moins militarisés dans le contexte de la rivalité Chine-États-Unis, mais davantage tournés vers les conséquences du changement climatique (actions humanitaires). Ensuite, les champs de bataille, y compris maritimes, se trouvent bouleversés. Pendant une trentaine d’années, les guerres, choisies, résultaient de décisions politiques, qui en maîtrisaient assez bien le tempo et l’intensité. La supériorité opérationnelle existait ponctuellement dans l’espace terrestre en raison de l’absence de moyens aériens des adversaires, à part des systèmes de défense sol-air très basiques. Le GAN a participé à la projection de puissance de feu pendant les guerres en Afghanistan et dans le Nord-Est de la Syrie. Aujourd’hui, la guerre s’est imposée à l’Ukraine qui, si elle la perd, disparaît en tant que nation. En mars 2022, déployé en Méditerranée orientale, le GAN se préparait à porter le feu chez l’adversaire. En janvier 2024, il se trouve à quelques milles marins d’un navire russe, désormais adversaire et encore plus impliqué dans ses missions qu’auparavant.
Menaces futures et moyens. Chercher à conserver une supériorité permanente dans un espace ou un ensemble d’espaces est devenu un objectif hors de portée, estime le CEMA. En revanche, il faut être capable d’imposer sa volonté dans un espace donné et pour une durée donnée…que permet le GAN ! La transparence du champ de bataille, y compris dans les airs, constitue un défi permanent. La guerre en Ukraine souligne la nécessité de la disponibilité des moyens, à savoir la logistique et les munitions. Le spectre des nouvelles menaces inclut les missiles hypervéloces, les essaims de drones, les attaques cyber et les systèmes de déni d’accès, qui peuvent aller très loin et impacter la zone d’opérations. Il s’agit d’imaginer des contre-mesures et des modes d’action pour s’en protéger, mais aussi utiliser ces moyens pour peser sur les dispositifs et les volontés adverses. Au cours des dernières décennies, les armées françaises ont misé sur la haute technologie, qui leur a évité le déclassement. Une guerre imposée nécessite une soutenabilité dans le temps qui ne dépend pas uniquement des armes de haute technologie, très coûteuses et difficiles à maintenir en condition opérationnelle. Il faudra aussi conserver des armes pour user l’adversaire sans avoir à utiliser des armes de décision, probablement de plus haute technologie et onéreuses. Par ailleurs, l’intelligence artificielle générative va influencer le champ informationnel et la capacité à planifier et conduire des opérations. Mais, elle permettra de lever beaucoup plus d’incertitudes grâce à la simulation, d’imaginer et de tester des possibilités plus rapidement en laissant le cerveau de l’homme décider. Ce dernier disposera de davantage de données et risquera moins de se tromper dans la décision qu’il prendra. S’y ajoutent la révolution quantique (l‘infiniment petit), les systèmes capables d’évoluer et la connectivité résiliente. En effet, il sera difficile de maintenir une supériorité forte et permanente dans le domaine de la connectivité. Il va falloir travailler en mode très dégradé et mettre en place un système avec des moyens très hauts dans le ciel et en surface, afin d’acquérir l’hyper-connectivité qui constitue l’un des facteurs permettant de conquérir la supériorité dans un espace donné à un moment donné. La soutenabilité sur le long terme inclut la loi de programmation militaire de cinq ans et le GAN, objet du temps long dans sa conception et son emploi.
L’espace maritime. Le GAN concentre toute la puissance de feu sur une très petite surface, rappelle le CEMA. Il affiche la détermination de la France à s’engager dans un conflit de haute intensité. Il constitue aussi une arme du champ informationnel, où se gagne la guerre avant la guerre. L’embarquement de la force d’action navale nucléaire sur le porte-avions Charles-de-Gaulle lui donne une dimension supplémentaire. Sur le plan opérationnel, le porte-avions permet une projection de puissance de feu vers la terre depuis la mer, espace à maîtriser car la menace se trouve à la surface et sous la surface. Il a donc été déployé pour influer sur les opérations terrestres au Kosovo, en Libye, en Afghanistan et en Irak, sans pour autant qu’une composante militaire puisse gagner la guerre à elle toute seule. En outre, l’action de la mer vers la mer, volet de la haute intensité qui redevient d’actualité, implique une confrontation avec un adversaire du même niveau. Le porte-avions doit créer ou contribuer à créer une bulle d’hyper-supériorité, locale et temporaire, pour produire des effets. Par exemple, là où divers pays affirment exagérément leur souveraineté, il peut trouver des chemins d’accès pour la contourner. Indispensable pour mener une action amphibie, il contribue à une opération vers la terre. Enfin, le GAN devient un facteur d’intimité stratégique avec l’intégration d’unités alliées dans son escorte, car la simultanéité des crises nécessite de combattre ensemble.
Loïc Salmon
Marines : le porte-avions, outil militaire et diplomatique pour agir loin