La complexité du monde résulte de l’interdépendance de la situation intérieure et de la politique extérieure des États. Les crises trouvent désormais leur origine dans la transparence des affaires du monde. A leur simultanéité récurrente s’ajoutent leur multiplication et l’accélération de leur rythme.
Le professeur Dominique Moïsi l’a expliqué au cours d’une conférence-débat organisée, le 11 janvier 2016 à Paris, par l’Institut des hautes études de défense nationale.
Les tendances lourdes. Alors que les facteurs de désordre se multiplient sur la planète, les principes d’ordre s’amenuisent, explique Dominique Moïsi. En outre, la fuite en avant des gouvernements nationalistes est liée à la remise en cause des équilibres économiques. De plus, le fondamentalisme islamique trouve son origine dans le refus de toute réforme de la part des monarchies pétrolières du Moyen-Orient, qui se présentent comme le dernier rempart face au terrorisme djihadiste, situation qu’elles ont contribué à créer. Enfin, dans ce monde « exceptionnel », les pays occidentaux sont dirigés par des personnalités qui ne le sont guère, estime le professeur. La raison de ce phénomène spécifique aux sociétés démocratiques provient du décalage entre les aptitudes requises d’un chef d’État ou de gouvernement et les qualités nécessaires pour être élu. La démocratie érode ses propres principes. L’instantanéité de l’information et le culte du réseau social twitter et des phrases courtes conduisent au triomphe de la démagogie sur la pédagogie. En outre, des gouvernements élus démocratiquement remettent en cause les principes de la démocratie, à savoir la liberté d’expression et celle de la presse. La liberté se définit par son absence : les citoyens en ont conscience quand elle n’existe plus.
Baisse de l’influence des États-Unis. D’après le professeur Moïsi, la perte de confiance de l’opinion publique américaine en ses élites et ses institutions se manifeste par un sentiment d’exaspération. Celui-ci se traduit notamment par le succès des outrances populistes entendues pendant la campagne en cours pour l’élection présidentielle. Malgré la montée de la violence quotidienne envers la communauté afro-américaine, les idéaux de démocratie et de liberté se maintiennent. Les risques de nouveaux attentats aux États-Unis nécessitent une ligne politique ferme. L’administration Bush avait sous-estimé la menace terroriste d’Al-Qaïda avant le 11 septembre 2001 puis a réagi de façon exagérée. Par arrogance sur le plan intérieur et ignorance du monde extérieur, les néoconservateurs républicains ont estimé que la démocratie à Bagdad conduirait à la paix à Jérusalem. Les conséquences du premier mandat (2001-2004) de George W.Bush perdurent. Selon Dominique Moïsi, son successeur Barak Obama, prudent, intelligent et cultivé, raisonne comme un avocat qui pèse le pour et le contre mais prend difficilement une décision. Il s’ensuit une divergence entre le président et l’évolution du monde. Les États-Unis n’ont plus les moyens de peser de tout leur poids sur les affaires du monde. En 2014, persuadée qu’ils n’interviendraient pas, la Russie a « récupéré » la Crimée sur l’Ukraine. La parole de Washington n’impressionne plus Ryad, ni Le Caire, ni Jérusalem. Après leurs aventures militaires en Irak et en Afghanistan, les États-Unis pourraient être tentés de se replier sur eux-mêmes, d’autant plus qu’ils atteindront l’autonomie énergétique dans cinq ans, grâce au gaz de schiste. Or, il n’y a pas d’alternative aux États-Unis dans le domaine géopolitique, avertit Dominique Moïsi.
Transformation du monde musulman. Pendant 150 ans, les décisions importantes sur l’avenir des populations musulmanes ont été prises en dehors d’elles, rappelle le professeur. L’expédition de Bonaparte en Égypte (1798) marque le début de la transformation du pays. La création d’Israël (1948) apparaît comme le dernier effort colonial à l’époque de la décolonisation. Aujourd’hui, le Moyen-Orient se trouve confronté à une fragmentation, une radicalisation et une expansion, où perce la volonté de reprendre, par le désordre, le contrôle de son histoire. L’organisation djihadiste Daech (État islamique) veut redessiner la carte qu’a définie l’Europe impériale par les accords Sylkes-Picot (1916), délimitant les frontières de l’Irak, du Koweït, de la Syrie, du Liban et de la Palestine. Sauf en Tunisie, le printemps arabe (2010-2014) a débouché sur une radicalisation religieuse et politique dans les autres pays. L’expansion du Moyen-Orient ne se limite plus à la géographie, mais couvre l’Europe par l’afflux de réfugiés fuyant surtout la guerre en Syrie. En cinq ans, sur une population de 22 millions d’habitants, 11 millions ont été déplacés et 4 millions ont quitté le pays. Même les gens des classes moyennes fuient vers l’Union européenne, surtout en Allemagne. La radicalisation s’étend aux jeunes des banlieues des villes européennes, signe de l’échec des politiques d’intégration, tous gouvernements confondus. Pour remédier au chaos, le professeur Moïsi préconise : une action accrue contre Daech sur le plan militaire ; un effort en matière de renseignement et de protection sur le plan intérieur pour le court terme ; des efforts d’éducation et d’intégration sur les moyen et long termes. Par ailleurs, par suite de la baisse du prix du pétrole passé de 100 $ le baril à 30 $ au cours des 18 derniers mois, l’Arabie Saoudite, sunnite, ne peut plus acheter la paix sociale intérieure et se sert du nationalisme religieux, manifesté notamment par l’exécution d’un haut dignitaire chiite, sans en mesurer les graves conséquences (janvier 2016). Après l’incendie et le sac partiel de son ambassade à Téhéran, elle a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran chiite. Les éléments iraniens les plus conservateurs ont su exploiter la colère populaire pour contrer les réformes envisagées par le président Hassan Rohani. La société iranienne actuelle est en effet totalement différente de celle des mollahs les plus extrémistes des années 1980, souligne Dominique Moïsi. Les autres priorités l’ont emporté sur l’ambition d’un armement nucléaire. Pour Washington, la levée des sanctions économiques et la normalisation des relations diplomatiques vont renforcer le camp des modérés du régime, avec lequel il sera plus facile de négocier pendant les dix ans à venir. Enfin, après les piètres résultats de ses récentes interventions au Liban, Israël reste à l’écart du conflit en Syrie. Il ne cache pas son inquiétude face aux menaces à l’égard de la Jordanie et de l’Égypte, ses alliés de fait, même si Daech s’est bien gardé de l’attaquer.
Loïc Salmon
Stratégie : l’évolution du terrorisme djihadiste
Terrorisme djihadiste : prédominance de la dimension psychoculturelle
Le mot « chaos » signifie, en grec ancien, la confusion générale des éléments de la matière avant la formation du monde. Or, selon Dominique Moïsi, un sentiment confus du processus inverse prévaut aujourd’hui : le chaos succède ou plutôt se substitue progressivement au semblant d’ordre d’hier. Conseiller spécial de l’Institut français de relations internationales après en voir été le directeur adjoint, le professeur Moïsi a enseigné notamment à l’université américaine de Harvard, à l’École nationale d’administration et à l’Institut d’études politiques de Paris.