Renseignement : pouvoir et ambiguïté des « SR » des pays arabes

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Les services de renseignement (SR) des pays arabes jouent des rôles sécuritaire, politique et d’ascension sociale. Quoique tout-puissants et omniprésents, ils n’ont pas vu venir les mouvements de contestation populaire de 2011, qu’ils ont tenté de canaliser ensuite.

Le général (2 S) Luc Batigne, ancien attaché de défense en Syrie et en Irak, et Agnès Levallois, consultante et spécialiste du monde arabe, en ont analysé les particularités au cours d’une conférence-débat organisée, le 21 janvier 2014 à Paris, par l’Association nationale des auditeurs jeunes de l’Institut des hautes études de défense nationale.

« Sécuritocratie ». Ce terme, utilisé par les chercheurs arabes, souligne les liens étroits des SR avec l’État puis le régime, le clan et enfin la famille dirigeante. Lors de la constitution des États nations, les communautés dominantes ont choisi les domaines politique ou économique et les minorités les armées et surtout les SR, qui ont pris de l’importance en défendant des régimes autoritaires plutôt qu’en travaillant comme leurs homologues occidentaux, explique Agnès Levallois. Détenteurs de pouvoirs exorbitants et jouissant d’une impunité totale et de nombreux privilèges, les SR arabes attirent des gens compétents, mais recrutent aussi à tout va de gros bataillons d’informateurs. La création de l’État d’Israël (1948) a été perçue comme une menace pour les régimes arabes. Chacun a développé ses SR et les a multipliés pour surveiller la population et éviter que l’un d’entre eux ne devienne trop puissant et donc un danger pour le régime. Suivant l’évolution des alliances extérieures au Moyen-Orient et au Maghreb, les SR locaux ont été formés par la France et la Grande-Bretagne, puis l’URSS et enfin les États-Unis, qui ont également équipé les armées et les services de sécurité. Un SR arabe doit d’abord garantir la pérennité du régime par le contrôle de la population. Face aux dangers extérieurs, il doit rechercher des alliances et surveiller les diasporas des mondes anglophone et francophone : opposants exilés, étudiants à recruter, organisations de travailleurs à infiltrer et lieux de culte à bien connaître. Pour influencer l’opinion publique arabe, les divers pays protègent leurs intérêts régionaux en invoquant le grand idéal du « panarabisme » et en défendant des causes « justes » : Palestine, Cachemire et ….Kurdes du pays voisin ! Les SR arabes pratiquent le clientélisme : dans des sociétés minées par la corruption administrative, la « règle du  service rendu » permet de recruter des « obligés », qui suivront immédiatement les directives. Pour effrayer les individus récalcitrants, la violence peut être utilisée, mais avec doigté. Le soutien au terrorisme international a même servi ponctuellement au régime libyen de Kadhafi pour faire passer un message. La manipulation des pays occidentaux est du ressort des SR arabes, qui connaissent bien leurs homologues d’en face. Moins un régime se sent légitime, plus il multiplie les SR, souligne le général Batigne. Il s’ensuit une pléthore de SR en concurrence « où chacun cherche à dire ce qui fait plaisir au chef ». Pour le contrôle intérieur, les SR égyptiens ont mis l’accent sur les moyens humains, qui n’ont guère empêché la contestation de 2011. En revanche, les SR syriens, qui avaient investi dans l’informatique, ont pu réagir immédiatement sur les réseaux sociaux après les événements du Caire.

Exécutants et/ou décideurs. L’armée et le SR militaire, apolitiques, acquièrent une légitimité et constituent un recours, tandis que la police, au contact de la population, reste liée au régime. Pour analyser les relations entre les SR et les régimes en place, Agnès  Levallois et le général Batigne ont classé les pays arabes selon trois critères :  SR outil du pouvoir ; SR centre « de » pouvoir ; SR centre « du » pouvoir. Dans la 1ère catégorie, figurent d’abord les monarchies du golfe Arabo-Persique et la Jordanie, qui contrôlent leurs SR plus qu‘ailleurs. Au Maroc, la monarchie a repris en mains les SR militaires et civils. Dans les Territoires Palestiniens, malgré le contrôle de Gaza par le mouvement islamiste Hamas, les SR travaillent avec leurs homologues occidentaux. En Tunisie, Ben Ali avait confié la sécurité de son régime à la police. Dans la 2ème catégorie, entre d’abord le Yémen où les SR occupent une place importante dans le système tribal. Au Soudan, ils sont aux ordres du régime. En Libye, l’ancien chef des SR de Kadhafi s’est réfugié au Qatar. Depuis, chaque mouvance ou clan dispose de SR qui se font concurrence. Au Liban, un SR n’étant pas considéré comme un organe du régime, chaque communauté veut le sien pour se protéger : un chrétien dirige le SR militaire et un musulman sunnite celui du ministère de l’Intérieur. En Irak, Saddam Hussein avait organisé une concurrence permanente entre ses services. Après l’intervention américaine de 2003, la CIA a créé un SR sunnite. Dans la 3ème catégorie, se trouvent les pays où les armées, très fortes, bénéficient d’une assise économique. En Algérie, pas un fonctionnaire n’est nommé sans le consentement du Département du renseignement et de la sécurité. Mais après la prise d’otages dans le centre gazier d’Imn Amenas en 2013, la sécurité intérieure lui a été retirée et placée sous la tutelle directe de la présidence de la République. Toutefois, l’armée a conservé le service des écoutes. En Égypte, le GIS (Government Intelligence Service), tombé en disgrâce à la chute de Moubarak, a transféré ses dossiers à la Direction du renseignement militaire (ministère de la Défense). En Syrie, les SR ne s’appuient pas sur des clans de l’armée comme en Algérie ou en Égypte. Mal vue par les communautés chiite et sunnite, celle des alaouites a fait carrière dans les armées et les SR et, quoique très minoritaire, dirige le pays.

Coopérations ambigües. Très intéressés par toute ce qui se passe dans la région, les SR israéliens travaillent avec leurs homologues occidentaux pour obtenir en échange des renseignements sur les pays où ils ne peuvent aller. Ils entretiennent des coopérations avec certains homologues arabes : officielles avec ceux de Jordanie et bonnes avec ceux de l’Égypte. Ils gardent aussi des contacts avec les SR palestiniens pour assurer la sécurité de Gaza. En Libye, la CIA américaine et les MI6 et MI5 britanniques ont travaillé avec les SR de Kadhafi pour infiltrer les réseaux islamistes de Grande-Bretagne. Aujourd’hui, les pays arabes coopèrent de façon ambiguë avec l’Occident. Leurs SR travaillent avec leurs homologues pour lutter contre le terrorisme, mais agissent parfois contre les intérêts des pays d’accueil.

Loïc Salmon

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Les « printemps arabes » de 2011 n’ont pas eu les mêmes conséquences dans les pays concernés. Les réalités sociales, économiques et militaires sont en effet  différentes au Liban et en Irak, Syrie, Égypte, Tunisie et Algérie. Le changement né de ces « révolutions » préoccupe le Conseil de coopération du Golfe, qui regroupe l’Arabie Saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, Koweït, Oman et le Qatar. Ces monarchies, assises sur leurs privilèges et gisements d’hydrocarbures, entendent préserver leurs régimes, maintenir l’Iran et l’Irak à distance et gérer elles-mêmes le cas du Yémen, qui les inquiètent au premier chef.

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