L’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) dispose d’une forte capacité militaire, face à des tribus arabes sous armées et une armée irakienne peu aguerrie. Sans intervention terrestre, les frappes aériennes de la coalition menée par les États-Unis ne peuvent que l’empêcher d’aller plus loin.
C’est ce qui ressort d’un débat organisé, le 30 septembre 2014 à Paris, par l’Institut des hautes études de défense nationale et le quotidien Libération. Sont notamment intervenus : Pierre-Jean Luizard, directeur de recherches au CNRS ; Myriam Benraad, politologue à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman ; Denis Bauchard, conseiller à l’Institut français de relations internationales ; Salam Kawakibi, chercheur et vice-président de l’Arab Reform Initiative.
Stratégie. Le rejet du concept occidental de l’État Nation s’est manifesté par l’instauration d’un « califat » (encadré) sur un territoire riche en ressources pétrolières autour de la frontière syro-irakienne, explique Myriam Beraad. La contestation du califat, dès la mort du prophète Mahomet (632), est à l’origine du conflit pluriséculaire entre sunnites et chiites. Selon Pierre-Jean Luizard, l’EIIL (sunnite) a multiplié les provocations terroristes (menaces puis égorgements d’otages) pour susciter une réponse militaire de l’Occident et le faire apparaître comme engagé dans une croisade contre les sunnites, qui représentent 88 % des musulmans du monde arabe. Ainsi impliqué dans un conflit communautaire local, l’Occident se trouve entraîné dans une guerre dont il n’a pas encore défini les objectifs. Pour conquérir Bagdad, l’EIIL comptait sur les milliers de sunnites irakiens expulsés de chez eux par le régime chiite, mis en place par les États-Unis en 2003, et parqués dans des camps. Mais la population de la capitale, majoritairement chiite, les a considérés comme une « 5ème colonne » de partisans hostiles cachés et les milices chiites ont résisté. Toutefois, l’EIIL a les moyens de durer. En effet, pour la première fois, explique Denis Bauchard, un mouvement terroriste dispose d’un financement considérable, que même Al Qaïda n’a jamais pu obtenir. Son trésor de guerre, de l’ordre de 1 à 2 Md$ au premier semestre 2014, s’alimente de diverses façons : ventes de pétrole à prix cassés vers la Turquie, l’Iran et la Syrie, via la région autonome du Kurdistan irakien ; pillage des banques irakiennes dans le territoire conquis ; racket de la population à grande échelle ; dons de fondations de pays du golfe Arabo-Persique, de Malaisie et d’Indonésie ; contrebande vers la Turquie par les tribus arabes. Cette manne financière s’avère donc beaucoup plus difficile à assécher que celle d’Al Qaïda, dont il suffisait de surveiller les flux bancaires. Dans les régions où la reconstruction économique n’existe pas, l’EIIL peut ainsi recruter des jeunes djihadistes à 500-700 $/mois, alors qu’Al Qaïda ne propose que 300 $.
Champ d’action. L’EIIL a profité du pourrissement de la situation politico-économique en Irak. Selon Myriam Benraad, les États-Unis ont commis plusieurs erreurs en 2003. D’abord, le démantèlement de l’armée irakienne a incité des soldats et des cadres à choisir le Djihad (guerre sainte), car la carrière militaire y est une véritable institution depuis l’empire ottoman. De plus, la mise à l’écart des sunnites du jeu politique a provoqué des insurrections de combattants nationalistes à tendance djihadiste, puis la répression des manifestations sunnites par le gouvernement chiite. Ce dernier a, en outre, transféré les ressources énergétiques du Nord du pays aux mains des Kurdes et des chiites. D’après Pierre-Jean Luizard, le succès de l’EIIL conduit, à moyen terme, à l’échec définitif de l’intégration des arabes sunnites de l’Irak (20 % de la population) et à celui des réformes du gouvernement, en vue d’un système de quotas de postes étatiques répartis en fonction de l’importance démographique de chaque communauté confessionnelle, comme au Liban. Par ailleurs, l’EIIL avait conclu un accord avec les Kurdes leur laissant la région pétrolière de Kirkourk, en échange de leur neutralité lors de la conquête de Mossoul et de trois provinces du Nord de l’Irak. Puis, il a rendu les Kurdes responsables de l’échec de la prise de Bagdad, a rompu cette alliance et aujourd’hui les combat. Tous les services de renseignement savent que les combattants djihadistes ont été formés en Syrie, souligne Salam Kawakibi. Il ajoute que le régime a libéré des prisonniers après la révolution pour créer de la radicalisation au sein de la rébellion syrienne. Enfin, vis-à-vis de la communauté internationale, ce dernier a joué la carte du choix entre lui et le chaos islamiste.
Influences étrangères. L’Iran s’implique discrètement sur le terrain. L’Arabie Saoudite (sunnite), qui n’a jamais accepté un gouvernement irakien chiite sous influence iranienne, a officieusement financé les djihadistes en 2005-2006, surtout par des dons de fondations ou de riches familles. Mais début 2014, ses services de renseignement ont été repris en main par le gouvernement, explique Denis Bauchard. A terme, la Turquie veut créer une zone tampon en territoire syrien pour protéger sa frontière, qui a été particulièrement poreuse (djihadistes et trafiquants), rappelle Salam Kawakibi. De plus, l’ex-chef de l’organisation terroriste kurde PKK, active en Syrie, Iran, Irak et Turquie, a été livré à la Turquie par le régime syrien. De leur côté, les États-Unis ont décidé des frappes aériennes au Nord de l’Irak, mais pas en Syrie où se trouve l’état-major de l’EIIL. L’ONU, rappelle Denis Bauchard, ne peut intervenir qu’à la demande d’un État attaqué comme l’Irak. Pour la Syrie, toute résolution du Conseil de sécurité sera probablement bloquée par les vetos de la Russie et de la Chine. Par ailleurs, la Syrie dispose d’armements sophistiqués et de conseillers russes. Un bombardement de son territoire causerait des dégâts collatéraux politiquement risqués et… profitables à l’EIIL ! De son côté, le ministère français des Affaires étrangères recommande aux voyageurs de se montrer vigilants lors de leurs séjours dans une quarantaine de pays à risques. Une conférence internationale s’est tenue à Paris le 15 septembre 2014 pour définir une stratégie contre le terrorisme. L’armée de l’Air française effectue déjà des frappes en Irak, en coordination avec la coalition internationale, pour appuyer les troupes locales au sol. Des appels ont été lancés aux imams d’Arabie saoudite et d’Égypte pour déclarer que les combattants de l’EIIL sont des « apostats » et que le terrorisme est un déni de l’Islam.
Loïc Salmon
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L’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), parfois désigné sous l’appellation arabe de « Daech », est une organisation qui se considère comme le véritable État de l’Irak depuis 2006 puis de la Syrie en 2013. Initialement lié à Al Qaïda, il s’en est séparé en 2013. Avec des effectifs estimés à plus de 20.000 membres en 2014, il pratique la lutte armée, la guérilla, l’attentat suicide et la prise d’otages en Irak, en Syrie et au Liban. De mouvance sunnite opposée au chiisme iranien, il a proclamé, le 29 juin 2014, le rétablissement du « califat », à savoir l’autorité spirituelle et temporelle sur la communauté musulmane au début de l’islam, sur les territoires qu’il contrôle.