L’Etat a toujours utilisé les technologies pour asseoir ou élargir sa souveraineté. Mais les ingérences récentes d’algorithmes dans les processus démocratiques soulignent l’influence des GAFA, les groupes américains Google, Apple, Facebook et Amazon.
Cette question a fait l’objet d’une conférence-débat organisée, le 6 septembre 2018 à Paris, par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Y sont intervenus : le professeur Pierre Musso, Université de Rennes 2 ; François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS ; Charles Thibout, chercheur à l’IRIS.
Perspective historique. L’idée de l’Etat apparaît en Occident au XIIème siècle, rappelle le professeur Musso. La souveraineté repose sur les institutions juridiques, où le droit (la norme) constitue le lien avec une vision du monde (la chrétienté). La défense du territoire dépend de l’industrie militaire, qui se développe au XVème siècle. Une rupture dans cette vision du monde se produit au XVIIème siècle : il faut utiliser la science pour dominer la nature, cartographier le territoire, établir une comptabilité et inventer la statistique. Au cours des deux siècles suivants, l’essor scientifique et technique et l’innovation permanente conduisent à l’idée de « progrès » et à l’industrialisation, en partant du principe que la société suit. Or, souligne le professeur Musso, la technique ne peut se dissocier d’une « culture », vision du monde ou d’une société. La technologie de production va osciller entre puissance publique et service public, notamment dans les transports. La politique industrielle d’après 1945, du ressort de l’Etat guidé par la rationalité, sera progressivement déléguée aux grandes entreprises au cours de la construction européenne, amorcée dans les années 1980. En outre, la révolution numérique, lancée dans les années 1950-1960, débouche sur la rencontre du « management » (organisation et gestion des entreprises) avec l’efficacité, dont profite l’Etat ingénieur pour produire plus, plus vite et moins cher. Aujourd’hui, il a perdu sa capacité à produire de l’intelligence et de la capacité, car les techniques sont mises au point par les étudiants et les industriels. L’Union internationale des télécommunications, créée en 1865, a proposé, dès 2003, une régulation mondiale d’internet, refusée par les Etats-Unis qui l’estiment aussi important que le domaine militaire. L’informatique et ses applications à la production constituent le système nerveux de l’économie mondiale. Leur réputation, qui relève de l’imaginaire et du symbolique, et leur audience, pour les ressources publicitaires, imposent aux GAFA de capter la confiance des internautes à l’échelle internationale.
Pouvoirs des GAFA. Au niveau « macro », les GAFA occupent le temps d’autrui et reconfigurent complètement les liens sociaux par l’usage du téléphone portable depuis huit ans, rappelle François-Bernard Huyghe. Au niveau « micro », ils déterminent le profil comportemental de chaque individu, après quelques dizaines de clics. Leur richesse leur permet de créer de nouveaux rapports économiques en se jouant des règles fiscales, juridiques et financières. Ils établissent des codes (« protocoles »), auxquels les Etats ne peuvent guère s’opposer, d’autant plus que leurs rapports avec eux restent ambigus. Les pouvoirs publics américains ont en effet négocié avec eux, notamment pour la surveillance des citoyens révélée par le lanceur d’alerte Edward Snowden (2013). Une véritable diplomatie des GAFA est apparue avec la nomination, en France, d’un ambassadeur pour le numérique en 2017. Ils exercent un pouvoir de « dressage mental » sur des milliers de gens, qu’ils connaissent parfaitement, et créent une nouvelle circulation des biens et des échanges, estime François-Bernard Huyghe. Certains GAFA ont envahi le champ politique et s’arrogent un droit de censure, comme la suppression de milliers de comptes par Google et Facebook. Ce dernier a laissé fuir les données personnelles de 4 millions d’internautes, facilitant la prévision de leurs votes. Enfin, les GAFA véhiculent une idéologie visant à créer une « super-élite » échappant à l’Etat. Ce dernier doit disparaître au profit d’une société nouvelle « post-politique », excluant la souveraineté. Toutefois, souligne François-Bernard Huyghe, la Chine est entrée en conflit avec Google qui a cédé, notamment sur les logiciels de notation des citoyens et de reconnaissance faciale. Alors que les pays européens témoignent d’une grande impuissance face aux GAFA, le droit américain donne aux citoyens une capacité de nuisance à leur égard.
Attrait de l’intelligence artificielle. Les Etats-Unis et la Chine estiment que l’intelligence artificielle (IA) peut affecter les relations internationales, indique Charles Thibout. Dans leur logique de puissance mondiale, les Etats-Unis opposent la force à un environnement international menaçant. Dès 2014, ils incluent l’IA dans le domaine militaire, comme la robotique et les « Big Data » (mégadonnées). Le Pentagone associe des acteurs privés à son développement et y investit 60 Mds$/an. La Chine compte sur l’IA pour retrouver l’espace politique de l’époque impériale. Le parti communiste dirige grandes entreprises et forces armées dans la réalisation de programmes militaires. L’IA doit permettre de passer de la guerre de l’information, dominée par les Etats-Unis, à celle de la guerre « intelligencielle » où s’accélère la prise de décision. La Chine, qui compte rattraper les Etats-Unis en matière d’IA dès 2025, prévoit d’y investir jusqu’à 50 Mds$ en 2030. Des opérations de propagande se superposent à cette compétition technique pour dissuader le camp adverse. Par ailleurs, les GAFA sont portés par le néolibéralisme, auquel adhère la plupart des dirigeants politiques occidentaux et qui fait passer l’économie avant l’intérêt général, estime Charles Thibout. Déjà, les GAFA s’émancipent du gouvernement fédéral américain en vendant leurs technologies à la Chine. Leurs postures politiques et diplomatiques conduisent à la déconstruction des Etats-nations, en vue de constituer des populations transnationales et apolitiques.
Loïc Salmon
Google, fondé en 1998, fournit des services technologiques via son moteur de recherche. Propriétaire du site YouTube et du système téléphonique Android, sa valeur boursière est passé de 176 Mds$ en 2008 à 550 Mds$ en 2016. Apple (1976), conçoit et commercialise produits électroniques grand public, ordinateurs personnels et logiciels informatiques (Macintosh, iPod, iPhone et iPad), dont une grande partie est fabriquée en Inde et en Chine. En 2017, il emploie 116.000 personnes dans 22 pays et est valorisé à 170 Mds$. Facebook (2004), réseau social en ligne, permet à ses usagers de diffuser images, photos, vidéos, fichiers, messages et de constituer des groupes. Son usage des données personnelles, son rôle dans la propagation de fausses nouvelles (« fake news ») et sa politique de régulation des contenus suscitent des interrogations. En juin 2015, il a réalisé un chiffre d’affaires de 17,9 Mds$. Amazon (1995) commercialise tous types de produits culturels et alimentaires avec des sites spécifiques dans 15 pays (Europe, Asie et continent américain). Sa capitalisation boursière atteint 586 Mds$ en novembre 2017.
Cyber : dilution des frontières territoriales et souveraineté
Défense : information falsifiée, internet et réseaux sociaux