Armée de Terre : prise en compte de « l’interculturalité »

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Le réseau des attachés de défense relayé par les pôles opérationnels de coopération permet une plus grande proximité avec les forces militaires de cultures différentes et leur accompagnement en cas d’intervention.

Ce thème a été abordé lors d’un colloque organisé, le 23 novembre 2017, par l’Etat-major spécialisé pour l’outre-mer et l’étranger (EMSOME). Y sont notamment intervenus : Olivier Hanne, expert en islamologie ; l’historien Eric Deroo, chercheur au CNRS ; le général de corps d’armée (2S) Bruno Clément-Bollée, ancien directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère des Affaires étrangères.

Le fait religieux au Sahel. Le terrorisme nécessite des groupes motivés, armés et soutenus par une population capable de les intégrer dans ses réseaux traditionnels, explique Olivier Hanne. Sa variante, le djihadisme, évolue selon le contexte, profite d’une fragmentation sociale et échappe à toute tradition stricte. Son projet idéologique lui permet de se détacher des particularismes locaux et de s’internationaliser. En cas de rupture sociale avec l’Etat, le prétexte religieux donne une légitimité aux groupes radicaux et facilite la gestion du manichéisme, par exemple l’opposition entre chrétiens et musulmans. Ainsi, les émirs de l’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique), issus de mouvements rebelles pendant la guerre civile algérienne (1991-2002), ont élaboré un projet politique anti-occidental avant de se rallier à Al Qaïda en 2007 puis ont recruté des troupes subsahariennes. Boko Haram apparaît dans le Nord-Est du Nigeria en 2010 et prend racine sur le rejet de l’autorité centrale. Sa dimension religieuse avec l’application rigoureuse de la « charia » (loi islamique) ne suscitant guère l’adhésion de la classe dirigeante, l’organisation bascule dans le terrorisme (éliminations physiques et viols). En 2014, Daech profite de l’effondrement du régime libyen pour instaurer le « califat », prêcher l’imminence de la fin du monde et recruter des étrangers, mais échoue au Niger et au Mali. Le djihadisme sahélo-saharien (attentats au Mali), qui recourt à la mémoire du mouvement de résistance des Peulhs à la présence française au XIXème siècle, profite de l’affrontement interethnique entre sédentaires et pasteurs. Le terrorisme africain s’accommode des « forces invisibles », indique Olivier Hanne. En effet, la magie (récupération de talismans dans les tombeaux) et la sorcellerie ancestrale se mélangent à l’islam et crée un sentiment anxiogène au sein des armées africaines. Des généraux viennent même consulter des féticheurs pour des raisons mystiques. Au Nigeria, la sorcellerie est utilisée à titre préventif au plus haut niveau de l’Etat pour contrer l’influence de Boko Haram. Par ailleurs, aucun courant djihadiste peulh n’a été constaté au Cameroun. Le Tchad assure sa propre sécurité, coopère avec la France et négocie avec la Libye pour sécuriser les zones propices aux trafics. La situation est aujourd’hui stabilisée entre Madama (Niger) et Faya-Largeau (Tchad).

L’expérience coloniale. Les officiers des troupes coloniales ont beaucoup écrit sur les territoires qu’ils découvraient. Cela permet de comprendre comment le modèle de société imposé a finalement été accepté par les populations locales, malgré le rapport de forces de « dominants » à « dominés », explique Eric Deroo. Le concept de l’évolution humaine conduit à classer les populations en « sauvages », « barbares » et « colonisées ». L’élément biologique resurgit dans la hiérarchie des races à travers un discours scientifique et idéologique. Au XIXème siècle, les deux principales puissances coloniales européennes développent une approche différente. Héritière de la tradition catholique et du siècle des Lumières, la France place l’homme universel au cœur de son discours républicain et décide d’enseigner sa langue aux peuples colonisés. En Grande-Bretagne, tout volontaire pour l’armée des Indes doit apprendre un dialecte local. Les Eglises protestantes traduisent la Bible dans les langues vernaculaires, alors que l’Eglise catholique l’interdit. La République, une et indivisible, devient le tronc commun de l’expansion coloniale, mais, dès les années 1920, des jeunes d’Algérie et d’Indochine refuseront la nationalité française. Par ailleurs, l’apparition de la photographie, moyen de communication aussi révolutionnaire à l’époque que l’informatique aujourd’hui, apporte une valeur absolue de preuve scientifique pour classer et identifier. Gouverneur de Madagascar, le général Joseph Gallieni recrute 10 photographes qui, entre 1896 et 1905, réalisent 7.000 clichés de paysages, ponts, routes et surtout peuplades selon leurs aptitudes physiques. Cela conduit à la création d’un service géographique et d’une typologie des ethnies, en vue d’orienter les populations vers la pêche ou l’agriculture. En outre, l’enseignement agricole et l’autonomie médicale sont mis au service de la colonisation et du développement. De son côté, le colonel Auguste Bonifaci devient un spécialiste de l’Indochine et enseigne à l’université d’Hanoï entre 1914 et 1931. Soldat puis sous-officier et officier des troupes de Marine, il avait appris l’annamite au contact des ouvriers de Saïgon, passé un brevet de chinois et parlait une dizaine de dialectes locaux. Correspondant de l’Ecole française d’Extrême-Orient, il avait représenté l’Indochine lors de l’exposition internationale tenue à Hanoï en 1902. Pourtant, il n’a vu venir ni les mouvements nationalistes et d’émancipation, ni la création du parti communiste indochinois. En raison de 22 ans de carrière outre-mer dont plusieurs séjours ai Niger et au Tchad, le colonel Jean Chapelle a été mis à la disposition du ministère de la Coopération et nommé conservateur du musée national tchadien entre 1962 et 1967. Pourtant, lui non plus n’a pas anticipé la rébellion Toubou de 1974. Par conséquent, les approches statistique et anthropologique permettent bien de constituer des bases de données mais ne suffisent pas pour pacifier un continent ou maîtriser une situation potentiellement dangereuse. Malgré leurs expertise et empathie locales, Bonifaci et Chapelle n’ont ni compris les évolutions, ni décelé les signes avant-coureurs des demandes radicales de populations colonisées en Asie et en Afrique. Eric Deroo conclut à la nécessité de prendre des décisions militaires ou politiques indépendamment des expertises, car cela relève d’un plan d’ensemble global.

Loïc Salmon

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Une réflexion sur la culture locale doit précéder toute action militaire extérieure, estime le général Clément-Bollée, pour qui une saine curiosité constitue un investissement. La remise en cause par le chef de ses propres certitudes s’accompagne d’une sélection de tout ce qui va aider à la réussite de la mission. Il s’agit d’éviter les analyses erronées, de trouver les bonnes clés, de lutter contre les idées préconçues imposées par son imagination et de comprendre le regard de l’autre. Le général recommande : de se baser sur l’expérience des autres ; d’analyser les risques liés à la réaction de l’autre ; de montrer son intérêt en apprenant quelques mots par jour de la langue locale ; de rester soi-même. Le commandement doit faire comprendre à ses troupes que leur comportement doit évoluer avec la situation sur le terrain.

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