Armée de Terre : la puissance terrestre à l’horizon 2035

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Les crises commencent et se terminent avec une présence de soldats au sol. La fulgurance caractérise une opération extérieure, quand le territoire national est sanctuarisé. Or la guerre à haute intensité en Ukraine rappelle l’importance et la nécessité de la puissance terrestre.

Cela ressort du colloque, organisé le 20 septembre 2022 à Paris, par l’Etat-major de l’armée de Terre (EMAT). Y sont intervenus : le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre ; le colonel Pierre Biclet, Bureau études et stratégies à l’EMAT ; le général de brigade (2S) Olivier Kempf, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique ; le professeur Martin Motte, École pratique des hautes études ; le colonel Remi Pellabeuf, Bureau plans à l’EMAT ; le colonel (er) Michel Pesqueur, chercheur associé à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire ; le professeur Olivier Zajec, directeur de l’Institut d’étude de stratégie et de défense.

Nature et enjeux. La guerre en Ukraine, déclenchée par la Russie, souligne le retour à la conquête territoriale. La puissance terrestre, à savoir la faculté d’imposer sa volonté à l’adversaire par des moyens militaires, nécessite l’aptitude à évoluer au sein et au contact de la population d’un territoire. Elle permet de l’organiser, souvent au prix du sang, et de le valoriser sur le plan politique. Toutefois, l’effort de guerre implique une synergie, variable selon les opérations, entre les forces terrestres, navales et aériennes, nationales et alliées. En outre, il faut disposer d’une réserve suffisante en personnels, munitions et équipements, afin de répondre à une surprise stratégique et à rendre l’engagement durable. La puissance terrestre repose sur la volonté et les compétences des décideurs et des combattants, mais aussi sur la résilience de la population civile du territoire national dans le cas d’un conflit de haute intensité. La supériorité opérationnelle dépend de la capacité à entrer en premier sur un théâtre d’opération et de celle de nation-cadre dans une coalition pour percer les défenses adverses. La manœuvre interarmées exige d’abord de s’adapter à la géographie discontinue du milieu terrestre (cours d’eau, montagnes etc.) à laquelle se superpose une géographie humaine, sociale et politique spécifique, constituée par les villes, la culture et l’histoire. Ensuite, il s’agit de déployer des aptitudes et des savoir-faire en matière de reconnaissance, de défense sol-air, de génie et d’artillerie pour évoluer dans des environnements différents. Enfin, il faut évaluer les effets à produire et les dimensions des moyens à déployer sur le terrain. Pour décourager l’adversaire et s’imposer à lui, la puissance terrestre doit rechercher huit facteurs de supériorité opérationnelle, gages de crédibilité : compréhension ; coopération ; agilité, masse, endurance, force morale ; influence ; performance du commandement.

Besoins opérationnels et capacitaires. Le conflit russo-ukrainien et les crises au Sahel (opération « Barkhane »), au Yémen, en Syrie, en Éthiopie et dans le Haut-Karabagh rappellent que la guerre demeure parfois une solution à des problèmes politiques, sociaux ou territoriaux. En vingt-cinq ans, la notion de « territoire », avec ses dimensions politique, humaine et identitaire, a été occultée par la dilution entre la notion d’une « étendue géographique », dépassant les limites des États, et celle de « plateforme interconnectée ». Or l’évolution en cours, perçue au niveau européen, tend vers une réinsertion du territoire entre les étendues géographiques et les plateformes. Le rapport au territoire revient en force dans l’équilibre des puissances. La politique internationale a longtemps été pensée en fonction de la fluidité des rapports, de la convergence des valeurs et de la fusion des intérêts. Elle a eu un impact sur la compréhension de l’équilibre entre les milieux terrestre, maritime et aérien et donc sur les opérations interarmées. Pour sa part, l’armée de Terre prend en considération le temps, le lieu et le facteur humain dans la conduite de la guerre. D’abord, les opérations durent longtemps, notamment vingt ans en Afghanistan (2001-2021), huit ans pour « Barkhane » (2021-2022), déjà huit ans au Yémen (depuis 2014) et sept mois en Ukraine (depuis le 24 février 2022) à la date du colloque. Ensuite, les opérations, irrégulières ou conventionnelles, nécessitent une projection de forces à des milliers de kilomètres du territoire national ainsi que des relèves et des soutiens pour poursuivre le conflit dans la durée. Malgré le facteur multiplicateur de la technologie, tout conflit dépend du nombre de combattants déployés et de la capacité à le renouveler. Depuis les années 1970, les opérations extérieures de la France lui ont coûté 600 à 800 décès. Or ce bilan équivaut à un mois et parfois une semaine de combats en Ukraine. Par ailleurs, la prolifération des drones et des satellites d’observation rend le champ de bataille de plus en plus transparent. L’effet de surprise d’un engagement se trouve ainsi difficilement réalisable, en raison de la détection de la concentration locale de troupes. Outil de la puissance terrestre, le système de force aéroterrestre s’articule autour de cinq capacités imbriquées : commandement ; renseignement ; destruction ; protection ; logistique. Pour disposer d’un outil cohérent à l’horizon 2035, l’armée de Terre devra concentrer ses efforts sur quatre axes. Le premier concerne la « prospective capacitaire » en partant de la menace pour imaginer le cadre d’engagement de demain par le développement de capacités futures, grâce à l’intelligence artificielle et la robotique, et de réfléchir aux choix à faire entre masse et technologie ou entre mobilité et protection. Le deuxième axe porte sur les études opérationnelles et les expérimentations technologiques, via la modélisation, la simulation et le jeu de guerre, en vue de cerner les effets tactiques recherchés. Le troisième axe concerne la cohérence des systèmes de forces. Outre l’adaptation à l’évolution des budgets alloués, il convient de prendre en compte les cycles de l’innovation, à savoir la solution urgente et accessible, mais vulnérable, ou la solution pérenne et souveraine, mais longue à construire. Le quatrième axe porte sur la cohérence entre le temps long et le temps court, créatrice des conditions de la rupture opérationnelle de demain. Les exemples historiques montrent que celle-ci ne résulte pas du hasard mais se prépare : évolution progressive de la phalange macédonienne à l’organisation divisionnaire ; lents développements technologiques de l’arbalète au radar ; conception doctrinale innovante, comme l’emploi du couple char-avion allié à la radio. La convergence de ces trois domaines pourrait aussi conduire à une rupture opérationnelle.

Conséquences et perspectives. A l’affrontement militaire entre la Russie et l’Ukraine se superpose l’antagonisme de deux régimes politiques avec un impact économique sur les populations extérieures, dont le chauffage en hiver et les hausses des prix de l’énergie. Au sein de l’Union européenne, les États membres divergent sur la pondération des menaces mais partagent un socle commun de valeurs et demeurent solidaires par rapport au danger. Il leur reste à définir et harmoniser un besoin commun de capacités miliaires. La France a fait le choix d’un modèle d’armée aussi complet que possible pour empêcher un ennemi de le contourner dans des conflits de basse ou de haute intensité. Par ailleurs, l’effet des réseaux sociaux sur les opinions publiques bouleverse la conduite des opérations, car le champ informationnel risque de porter atteinte à la crédibilité des armées. La puissance terrestre se déploie avec efficacité quand elle parvient à tenir une position d’équilibre entre trois domaines : la solidarité stratégique de l’Union européenne dans le combat éventuel d’armée contre armée ; la prévention et l’influence dans l’arc de crise de l’Afrique aux Proche et Moyen-Orient ; le territoire national par l’esprit de défense.

Loïc Salmon

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