La lutte contre le terrorisme en opération extérieure (Opex) nécessite de prendre en compte la culture du pays concerné, des regards croisés sur le contexte et les impératifs diplomatiques.
Ces questions ont été abordées lors d’un colloque organisé, le 28 novembre 2018 à Paris, par l’Etat-major spécialisé pour l’outre-mer et l’étranger. Y sont notamment intervenus : le général d’armée Jean-Pierre Bosser, chef d’état-major de l’armée de Terre ; l’ambassadeur Jean-Marc Châtaigner, envoyé spécial pour le Sahel ; Parfait Onanga-Anyanga, chef de la Mission multidimensionnelle intégrée des nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA) ; Vincent Hugueux, journaliste spécialiste de l’Afrique et du Moyen-Orient ; Francis Simmons, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille.
Complexité opérationnelle. La conduite des opérations extérieures prend en compte culture et environnement locaux, souligne le général Bosser. Elle doit éviter le piège ethnocentrique, consistant à utiliser sa propre culture pour analyser celle de l’autre. S’y ajoute le relativisme culturel, qui empêche de porter un véritable jugement sur les autres cultures et de condamner ou nier les différences qu’on ne comprend pas. En outre, la France a tendance à considérer ses valeurs comme universelles. Une crise met en lice des populations et des acteurs différents dans leurs rapports à la culture, la religion et la famille. Le progrès seul ne pourra la régler sans le concilier avec les cultures traditionnelles. Après une intervention pour secourir un village, victime d’actions terroristes, il s’agit de remplir les conditions pour un retour à la vie normale. Mais la foule reste versatile et peut changer de camp après un accueil chaleureux. De plus, l’adversaire d’hier peut devenir le partenaire de demain. Les troupes de Marine s’adaptent et disposent de la capacité à s’intégrer et à capter la confiance des populations locales et des partenaires étrangers. Cette spécificité française diffère de la « culture stratégique » américaine en Afrique ou ailleurs, où les troupes restent cantonnées dans leurs bases et n’en sortent que puissamment armées.
Impact diplomatique. Dans un pays africain en crise, la paix durable implique la diplomatie, la défense et la sécurité, le développement et le droit, explique l’ambassadeur Châtaigner. Se l’approprier prend du temps. Le pouvoir politique définit les objectifs et donne mandat aux diplomates de faire accepter sa défaite par l’adversaire. Il s’agit ensuite de faire appliquer les accords de paix par les forces armées. La population, qui aspire à vivre mieux, ressent de l’injustice quand l’Etat ne garantit plus la sécurité et qu’il participe à l’insécurité. Les terroristes islamistes tentent d’utiliser le sentiment de précarité et les différences ethniques et religieuses pour attirer des gens dans leurs rangs. Il devient alors impératif d’intégrer les populations locales dans les armées nationales. Au niveau des pays du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad), la création d’une force militaire supranationale constitue un facteur d’unité et d’action. Quant au développement économique, l’utilisation imposée d’un seul modèle fondé uniquement sur l’argent, qui supprime les modèles culturels propres, a contribué à la déstabilisation des populations. Les nécessités institutionnelles (sécurité, justice, santé, développement culturel) varient selon les pays concernés. Les modèles français, britannique, allemand ou des pays nordiques échouent quand ils n’en tiennent pas compte. Ils risquent même d’arriver à l’effet inverse et d’empêcher les dirigeants locaux d’atteindre leur but. La vision unitaire de l’Etat, comme en France ou en ex-Union soviétique, prévaut au Mali, mais pas au Niger qui conserve les chefferies traditionnelles. Le droit de base coexiste avec les spécificités locales, malgré la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et celle sur le développement durable (2015). Il s’agit de s’habituer à comprendre amis et adversaires, pour agir plus efficacement sur le temps culturel, long, et le temps politique, court, conclut l’ambassadeur.
Perception « onusienne ». L’approche stratégique et le mode d’action opérationnel de la MINUSCA s’enrichissent des technicités américaine et européenne, indique son chef, Parfait Onanga-Anyanga. Toutefois, tout contingent doit intégrer les limitations fixées par les pays contributeurs de troupes. L’ONU, qui agit dans l’urgence pour sauver des vies, ne dispose que de troupes hétérogènes et souvent mal préparées, équipées et entraînées. Celles déployées pour la première fois ne sont guère familières de la professionnalisation d’un détachement aguerri de l’ONU et n’ont pas l’expérience de l’interculturalité. Leur attitude apparaît comme en deça des normes fixées par l’ONU. Elles doivent intervenir dans des pays où l’instabilité structurelle de l’Etat fragilise le contrat social. Un conflit intracommunautaire met à mal les particularités locales et rend leur accueil difficile. Souvent, la société se trouve fracturée par l’instrumentalisation de la religion. Or, une seule défaillance discrédite le contingent de l’ONU. Il doit pourtant affirmer la primauté du droit et conserver une empathie avec les populations les plus vulnérables. Ainsi, en Centrafrique, la MINUSCA se trouve confrontée à la rumeur et à la désinformation consécutives à l’ignorance, comme l’accusation de sorcellerie envers les femmes et les enfants. Le chef de village se révèle plus influent que le représentant de l’autorité centrale. La population du pays éprouve alors un sentiment de conspiration à son égard par les troupes de l’ONU, qui maîtrisent mal les réalités locales.
Loïc Salmon
Selon Vincent Hugueux, le militaire et l’expatrié doivent déjouer les traquenards de la méconnaissance et des stéréotypes. Ainsi, le Touareg « prince du désert », cliché hérité de la colonisation, peut devenir un nouveau djihadiste. En Afrique, il faut découvrir qui détient les attributs du pouvoir ou sa réalité et la double allégeance. La réalité peut se trouver troublante et inacceptable, comme le déni du fait ethnique pendant les campagnes électorales en Côte d’ivoire, au Mali ou en Centrafrique. Le conflit de loyauté s’est posé en Afghanistan. Les interprètes travaillant pour les étrangers bénéficiaient d’un prestige et aussi de ressources supérieures à la moyenne mais étaient considérés comme traîtres par les talibans. Les militaires africains partenaires connaissent mieux leurs homologues français que l’inverse car ils parlent la même langue et ont été formés dans les mêmes écoles, rappelle Francis Simmons. Malgré la fraternité des armes, le poids de l’Histoire reste prépondérant. Les officiers français considèrent les Touaregs du Nord du Mali comme leurs égaux, alors que les Maliens du Sud n’oublient pas que ceux-ci sont d’anciens marchands d’esclaves. L’opération « Serval » au Mali, bien perçue au début, est aujourd’hui vue comme une intervention néo-colonialiste sur un territoire, dont la France n’avait jamais vraiment accepté l’indépendance. Enfin, quoique l’islamisation de l’Afrique subsaharienne date des années 1950, ses élites tiennent encore compte de la magie et des protections surnaturelles.
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