L’innovation, processus évolutif plus ou moins long, cumule la prise de risques, pour ne pas subir celle de l’adversaire, et l’agilité intellectuelle pour déroger aux normes sclérosantes. Son succès dépend d’un contexte institutionnel facilitant le dialogue continu entre ses acteurs.
L’innovation, ainsi définie par le général Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE), a fait l’objet d’un colloque organisé, le 18 janvier 2024 à Paris, par le Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA). Y sont notamment intervenus : le général d’armée aérienne Luc de Roncourt, inspecteur général des armées Air et Espace ; le général de brigade aérienne Emmanuel Boiteau, directeur du CESA ; le colonel Fabrice Imbo, chef du Centre d’analyses pour les opérations aériennes.
Travail d’équipe. Depuis l’Antiquité, l’innovation militaire a joué un rôle dans la conduite de la guerre, dans l’amélioration des tactiques et des armes, rappelle le général de Roncourt. Elle découle d’un processus technique, social ou opérationnel et souvent les trois en même temps. Les partenariats académiques dans les sciences économiques, sociales et « dures » (physique, mathématiques, astronomie, géologie et géographie) favorisent les capacités à apprendre les uns des autres. S’y ajoutent les partenariats industriels et opérationnels ainsi que les échanges internationaux. Toutes ces initiatives permettent de mettre en réseau les laboratoires des équipes chargées de l‘innovation. Une idée lumineuse ne suffit pas. Il s’agit de la faire adopter et la voir transformer la réalité pour qu’elle réussisse. L’innovation demande beaucoup de persévérance et d’audace, pour surmonter les préjugés, et d’intelligence pour se différencier sans s’aliéner le cadre institutionnel existant. Favoriser la créativité au sein de l’AAE consiste à imaginer des processus, la récompenser et, surtout, accepter le risque de l’échec, malgré une culture qui pousse à le limiter. Dans l’univers de l’AAE, fondé sur la science et la technologie, l’innovation s’impose dans la façon dont elle est utilisée pour créer un avantage. L’intelligence artificielle ajoute à la complexité et à l’incertitude du monde actuel, souligne le général de Roncourt. Son potentiel de rupture et de transformation nourrira la majeure partie de l’innovation. Facteur clé de la sécurité à très court terme, elle pourrait aboutir à un changement de nature de la guerre, dont elle transforme déjà la conduite. Il convient de se donner les moyens d’identifier les tendances émergentes, les besoins futurs, les nouveaux acteurs et les scénarios possibles d’un environnement sous tensions. L’innovation permet de concrétiser les visions futures, identifiées par la prospective, en proposant des solutions pour préparer l’avenir.
« Morane » et « Rapace ». Depuis la fin de la guerre froide (1991), indique le général Boiteau, le nombre d’avions de chasse a été divisé par 4 en Europe et par 2 aux États-Unis, alors que ceux des pays de l’Est et du Sud-Est ont été multipliés. Malgré la protection des systèmes sol-air longue portée, la sécurité des base aériennes se trouve contestée par la prolifération des drones. En outre, il s’agit de repenser la projection de force aérienne à l’heure de la contestation militaire de haute intensité. L’adaptation aux nouvelles menaces implique une rupture culturelle. Pendant trente ans, les moyens ont été regroupés dans une logique d’efficience (rapport entre ressources utilisées et résultats obtenus), entraînant la fermeture de bases. Des expérimentations, entreprises dès 2001, ont porté sur les ressources humaines, les munitions, le commandement et les moyens de communications pour aboutir au concept opérationnel « Morane » de base aérienne élargie. Ce dernier a été expérimenté en octobre 2023 avec le déploiement, sous très faible préavis, de trois chasseurs Rafale et d’un avion de transport tactique A400 M Atlas en Roumanie avec du matériel de maintenance, des équipements relatifs aux systèmes d’information et de communication, du matériel pour le Commando parachutiste de l’air N°10 et des équipements de protection individuelle contre les risques nucléaire, radiologique, biologique et chimique. Grâce aux avions ravitailleurs MRTT, les différentes missions de projection « Pégase » vers la zone Indopacifique ont permis de dynamiser le réseau « Rapace » (Réseau aérien de points d’appui, de coopération et d’engagement), partagé avec d’autres nations, à Djibouti, aux Émirats arabes unis, à La Réunion, à Singapour, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et en Guyane. L’innovation a aussi porté sur la formation des mécaniciens et la navigabilité pour améliorer la sécurité aérienne en encadrant la traçabilité et les conditions de maintenance. Dans une mission, une patrouille aérienne conserve l’initiative si, dans un conflit de haute intensité, les satellites sont attaqués et les liaisons de communications brouillées. Depuis vingt ans, l’AAE a mis en place la gestion du risque opérationnel selon des normes particulières et exceptionnelles, définies à l’avance, afin de prendre la bonne décision au bon niveau de responsabilité.
Environnement du commandement. Dans un conflit, le cyber, le spectre électromagnétique et le champ informationnel se sont ajoutés aux milieux physiques, à savoir la terre, la mer et les airs, rappelle le colonel Imbo. Il s’agit donc d’en synchroniser les effets. Par exemple, des forces spéciales sont envoyées pour reconnaître une batterie de défense sol-air mobile, qui menace les Rafale arrivant sur une base aérienne. Une cyberattaque va la rendre inopérante et assurer une plus grande discrétion à l’action des forces spéciales. D’autres menaces consisteraient en des drones électromagnétiques, à la recherche de drones encore au sol, ou en un aveuglement de satellites dans l’espace. Malgré sa prolifération, le drone n’est plus un élément essentiel après deux ans de guerre entre la Russie et l’Ukraine, car l’utilisation du spectre électromagnétique permet d’en réduire l’utilisation. Dans le cyberespace, la temporalité entre en jeu. Une cyberattaque se prépare très en amont, afin d’exécuter uniquement les décisions politiques. Après l’attaque elle-même, l’adversaire va développer les moyens de s’en protéger, d’où l’importance de la temporalité et du niveau de décision. Le chef de guerre va affronter la démultiplication de tous les capteurs générant un accroissement exponentiel de données disponibles en sources ouvertes. Au début d’un conflit, il ne sera plus en mesure d’arriver à distinguer le vrai du faux et la pertinence avérée ou non d’un fait. La question se pose de l’apport de l’innovation dans l’évolution du rôle du commandeur. Plutôt que de faire de l’innovation, les simulations massives en réseaux permettent de s’entraîner avec un niveau élevé de qualité. Les nouveaux systèmes de collecte d’informations sur internet permettent de les valoriser par des canaux, des correspondances ou des corrélations. L’extraction d’une information particulière facilite l’aide à la décision. Pour les aviateurs, elle permet d’accélérer la boucle « observation, orientation, décision action ». Il s’agit de s’insérer dans celle de l’adversaire pour aller plus vite que lui en automatisant la boucle. Mais, pour atteindre la vitesse maximale, il faudrait…automatiser la décision ! Or, l’innovation doit seulement aider le commandeur à décider. Choisir entre aller plus vite ou décider constituera un dilemme pour le chef de guerre. Une autre difficulté porte sur la transparence du champ de bataille dans la conduite d’une opération. Même avec une supériorité aérienne localisée, l’invisibilité complète vis-à-vis de l’adversaire n’est plus garantie. La transparence du champ de bataille et les moyens de communications modernes irriguent d’informations toutes les strates décisionnelles, du niveau tactique à l’opératif puis au politique, comme le suivi de la neutralisation de Ben Laden (2011). Certaines autorités politiques auront tendance à décider à la place de l’opérateur sur le terrain.
Loïc Salmon
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