Le « printemps arabe », le terrorisme d’Al Qaïda, le succès de l’organisation autoproclamée « État islamique de l’Irak et du Levant » (« Daech » en arabe) et la fascination de jeunes, musulmans ou non, pour le Djihad (guerre sainte) en Syrie ont surpris les pays occidentaux.
Face à la confusion de l’information en continu, le professeur Gilles Kepel a procédé à un décryptage de la situation dans la durée, lors d’une conférence-débat organisée, le 25 septembre 2014 à Paris, par les associations Forum du futur et Minerve EMST.
Évolution du monde arabe. La première guerre mondiale a donné le coup d’envoi de la déstructuration du Moyen-Orient avec la création d’États arabes issus de l’empire ottoman et la déclaration Balfour (1917) sur l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. Le « printemps arabe » (2010-2011), qui rappelle celui de 1848 en Europe et celui de Prague du temps de l’URSS (1968), est accueilli « avec enthousiasme et naïveté » en Occident, car il remet en cause les bases de l’ordre établi. Les régimes dictatoriaux s’effondrent en Tunisie, Égypte et Libye, mais pas en Syrie, ni au Yémen, ni à Bahreïn. Aujourd’hui, la mouvance chiite de l’Iran à l’Irak, qui inclut la minorité chiite de Syrie et le mouvement Hezbollah au Liban, vise une hégémonie sur les gisements d’hydrocarbures du golfe Arabo-Persique. En Syrie, la contestation populaire a basculé vers une opposition entre sunnites, majoritaires dans la population, et non sunnites (chiites, druzes et chrétiens). Téhéran soutient le régime de Damas, dont les missiles peuvent frapper Israël et qui reçoit également l’appui du gouvernement chiite irakien, du Hezbollah et de la Russie. Les rebelles syriens sont soutenus par la Turquie. Le régime syrien, qui a utilisé les armes chimiques pour se maintenir au pouvoir et non pour la lutte aux frontières, accepte des négociations sur elles en 2013 sous l’égide de la Russie. L’Égypte, ancienne puissance régulatrice régionale, dont les ressources diminuent alors que sa population augmente, ne parvient plus à gérer la sécurité dans le Sinaï. En outre, elle ne peut assurer une surveillance suffisante de sa frontière avec la Libye où le trafic d’armes, pillées après la chute du colonel Kadhafi, essaime dans toute la région. Pour éviter son effondrement et un délitement de toute la région, l’Arabie Saoudite et les États-Unis ont facilité l’arrivée au pouvoir du maréchal Fattah al-Sissi. L’intervention américaine en Irak en 2003 a provoqué la chute du régime sunnite de Saddam Hussein, l’arrivée au pouvoir de la majorité chiite et le basculement de l’Irak, des pays sunnites du golfe Arabo-Persique vers l’Iran. L’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la partie Nord de l’Irak, conquise par l’organisation Daech en juin 2014, a permis la création de l’entité autonome du « Kurdistan ». Ce dernier, devenu « le Dubaï de la région », est reconnu par les compagnies pétrolières étrangères qui veulent obtenir des contrats : le baril de pétrole s’y négocie à 35 $ au lieu de 90 $ ! L’Iran apparaît comme un élément clé dans le chaos moyen-oriental, car il dispose d’une grande capacité industrielle en dépit de l’endoctrinement idéologique et poursuit le développement de l’arme nucléaire. Considéré comme un État voyou depuis 1976, il participe aujourd’hui à la coalition contre Daech en Irak. Son aide au mouvement Hamas, (bande de Gaza), en guerre contre Israël (juillet-août 2014), a contraint ce dernier à des frappes faisant surtout des victimes parmi les vieillards, femmes et enfants, donc désastreuses sur le plan médiatique. Enfin, depuis l’arrivée au pouvoir du parti AKP en 2003, la Turquie s’est éloignée d’Israël pour se rapprocher des pays arabes.
D’Al Qaïdah à Daech. Après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis par Al Qaïda, les services de renseignement occidentaux sont parvenus à interpréter, comprendre et annihiler son mode de fonctionnement pyramidal. Ben Laden désignait les cibles et y envoyait ses agents pour un coût financier faible. Al Qaïda identifiait les individus éventuellement utilisables puis procédait à un filtrage. Entre 2003 et 2006, le gouvernement de Riyad redoute qu’Al Qaïda n’envoie des agents endoctrinés et entraînés militairement en Irak pour encourager la subversion parmi la population roturière saoudienne. La famille royale accapare en effet la plus grosse part de la rente pétrolière. En 1802, elle avait assis sa domination sur les tribus arabes en remplaçant les razzias habituelles par le Djihad. Aujourd’hui, Daech fait de même et recrute de jeunes Saoudiens sunnites en jouant sur l’attitude ambivalente du gouvernement de Riyad à l’égard des mouvements djihadistes. Après leur intervention en Irak en 2003, les États-Unis ont dissous l’armée irakienne et armé les tribus arabes sunnites. Daech a réussi à les fédérer ainsi que les anciens cadres militaires et les partisans du régime déchu. Elle a récupéré des armes lourdes d’origine russe en Syrie et saisi, lors de sa progression fulgurante en Irak en juin 2014, celles fournies par les États-Unis à la nouvelle armée du gouvernement chiite qu’ils ont mis en place à Bagdad. En Syrie même, Daech a été aidée par les services de renseignement du régime pour provoquer des querelles au sein de la rébellion. Elle reçoit un soutien financier de fondations des monarchies du golfe Arabo-Persique et profite de la revente à bas prix du pétrole des sites du Nord de l’Irak, conquis mais non bombardés par l’aviation américaine. Daech, qui fonctionne en réseau et non pas de façon pyramidale, a remplacé Al-Qaïdah au Maroc, en Tunisie et en Algérie. Elle utilise internet pour sa propagande, via les réseaux sociaux You Tube, Tweeter et Facebook avec la mise en scène de l’égorgement, qui déshumanise la victime chiite, chrétienne ou juive et la rabaisse au rang de l’animal, souligne le professeur Kepel. En outre, les hommes doivent se convertir à l’islam ou mourir et les femmes être vendues comme esclaves, comme procède le mouvement djihadiste Boko Aram au Nigeria.
Attractivité djihadiste. Daech endoctrine des individus pour les rendre autonomes, leur donne une formation militaire et les renvoie dans leurs sociétés musulmanes ou occidentales d’origine. Plus du quart des convertis au djihadisme par les réseaux sociaux en France sont constitués de Français de souche. En revanche, des milliers de citoyens originaires du Sahel et du Maghreb ont été élus conseillers municipaux dès 2008 et 400 ont été candidats aux élections législatives de 2012. Ils représentent une population intégrée à la société s française, qui pourrait constituer un réseau d’influence contre Daech, conclut le professeur Kepel.
Loïc Salmon
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Arabophone et spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, le professeur Gilles Kepel est membre de l’Institut universitaire de France. Il a enseigné aux États-Unis (New York University et Columbia University), en Grande-Bretagne (London School of Economics) et en France (Institut d’études politiques de Paris). Dans ces derniers ouvrages (photo), il explique la déchirure du monde arabe et de l’islam au Moyen-Orient, face à la modernité, ainsi que les difficultés de la jeunesse des banlieues issue de l’immigration, qui cherche sa place dans la société française sans renoncer à ses racines.