Libye : retour d’expérience de l’opération Harmattan

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A l’avenir, il faudra pouvoir conduire des opérations combinées de type « Harmattan » sur des théâtres plus éloignés de la France et disposer de bâtiments avec une capacité d’auto-entretien à bord par l’équipage, afin d’intervenir longtemps. Tel est l’avis du contre-amiral Philippe Coindreau, qui a commandé la Task Force 473 pendant  Harmattan au large de la Libye. Il en a présenté le retour d’expérience au cours d’une conférence organisée, le 19 janvier 2012 à Paris, par l’Association nationale des auditeurs jeunes de l’Institut des hautes études de défense nationale.

Théâtre : les résolutions 1970, 1973 et 2009 de l’ONU mentionnent la protection de la population civile, la constitution d’une zone d’exclusion aérienne et l’interdiction de déployer des troupes au sol. La France, qui a initié les frappes avec la Grande-Bretagne, a ensuite mis tous ses moyens sous commandement OTAN, en raison de sa qualité de membre de l’Alliance Atlantique. Toutefois, elle a installé une représentation diplomatique et son équipe de protection au port de Benghazi, tenu par les forces d’opposition au colonel Kadhafi. La Task Force 473 dépendait de deux chaînes de commandement : la française, organique, et celle, opérationnelle, de l’OTAN. De leur côté, l’Italie et la Turquie, également membres de l’OTAN, n’ont pas autorisé leurs bâtiments à pénétrer dans les eaux territoriales libyennes pour protéger la population civile. Des avions du Qatar et des Emirats arabes unis ont rejoint les forces de l’OTAN. Au début de la crise, les forces militaires libyennes, qui disposaient d’un budget de 3 Mds$, se répartissaient ainsi : Terre, 50.000 hommes, 4 brigades (bataillons blindés, mécanisés, artillerie, infanterie et commandos) ; Air, 18.000 hommes, 100 avions de combat et des hélicoptères ; Marine, 8.000 hommes répartis dans trois ports militaires ; milices locales et mercenaires. L’aviation de l’OTAN a coulé les bâtiments de surface dans les ports et détruit les unités aériennes dans les aéroports. Les forces terrestres disposaient de missiles sol/air (SA 2, SA 3, tactiques et portables) de fabrications soviétique, puis russe et française. Les axes routiers vers la Tunisie, l’Algérie et le grand Sud (Mauritanie, Touaregs) sont restés ouverts jusqu’à la fin pour des raisons politiques. Il y avait des mercenaires sur tous les fronts, mais, malgré la désinformation émanant des deux côtés, l’arrivée de nombreux mercenaires venus du Tchad et du Niger n’a pas été démontrée. La Task Force 473 a inclus le porte-avions Charles-de-Gaulle, un bâtiment de projection et de commandement (BPC) avec le groupe aéromobile de l’Aviation légère de l’arme de terre, des frégates, un pétrolier-ravitailleur et un sous-marin nucléaire d’attaque. Ses avions et hélicoptères ont suivi les règles d’engagement et les procédures OTAN. Celle-ci a exigé d’éviter les dommages collatéraux, à savoir préserver les vies humaines civiles et l’outil industriel du pays. Des conseillers juridiques et politiques ont été placés auprès du commandement OTAN en Sicile pour contrôler l’autorisation de frappes qui devaient être de plus en plus précises. Les avions français ont effectué 1.700 sorties, dont 50 % de nuit. Les moyens de désignation des objectifs et les munitions utilisées permettent de bombarder de jour comme de nuit. Les missions de bombardement ont été réparties également entre la Marine et l’armée de l’Air. Les frappes de l’OTAN ont affaibli le potentiel matériel et le moral des troupes de Kadhafi, dont la chute a été accélérée par la difficulté à mener une campagne sur plusieurs fronts. Les unités françaises ont effectué 35 % des missions aériennes offensives de la coalition, 20 % des frappes aériennes et… 90 % des frappes d’appui feu naval ! Les frégates ne l’avaient pas pratiqué en réel depuis des années, mais avaient poursuivi leur entraînement en ce sens. A l’origine, elles servaient à protéger le porte-avions ou le BPC des menaces de vedettes rapides, qui ont été détruites par l’aviation de l’OTAN, et de sous-marins… dont la capacité opérationnelle s’est avérée nulle !

Logistique : les forces de Kadhafi ont bénéficié d’une ligne logistique par le Sud avec la Tunisie et l’Algérie. Pour tenir, celles de l’opposition ont eu un besoin vital des flux maritimes (cargos et pétroliers) par les ports de Benghazi et Misrata, puis d’une ligne logistique entre la ville pétrolière de Brega et Tripoli. Une dizaine de pétroliers ont été empêchés de se rendre à Syrte pour ne pas ravitailler les troupes de Kadhafi. Mais le maintien d’un embargo efficace a nécessité la mise en place d’une organisation, en laissant quand même passer l’aide humanitaire de première nécessité. S’il est possible d’avoir une connaissance en amont des pavillons, compagnies, ports d’origine et de destination des porte-conteneurs qui assurent des flux maritimes vers la Libye, il est beaucoup plus difficile d’identifier avec certitude l’origine des conteneurs transportés. Il a donc fallu former des équipes de visite, embarquées sur des bâtiments militaires.

Soutien : les pétroliers-ravitailleurs ont réalisé 134 ravitaillements à la mer entre Toulon et la Task Force 473 (rotations de 9-10 jours) et ont pris la relève des navires de compagnies commerciales, qui n’allaient que jusqu’à Malte. En tout, 1.000 t de vivres, 27.000 m3 de mazout pour les bâtiments et 16.000 m3 pour les avions et hélicoptères ont été acheminés sur zone. Pour assurer une disponibilité complète des moyens, les pièces de rechange ont été prélevées d’une frégate sur une autre. L’armée de l’Air a mis en œuvre un flux de pièces détachées de la métropole vers les bases OTAN de Poggio Renatico (Italie) et de La Sude (Crète). Enfin, les flux ont totalisé 2.014 personnels et 1.600 m3 de fret en entrées et 2.354 personnels et 550 m3 en sorties.

Enseignements : une forte volonté politique a facilité l’action des forces française déployées et l’engagement de pays arabes (voir « Opex : de la détermination politique à l’engagement militaire », dans les rubriques « Actualités » ou « Archives », 4-01-2012). Par ailleurs, l’amiral Coindreau estime nécessaire de progresser sur les systèmes d’information et de commandement, les liaisons de transmissions de données et aussi sur l’information opérationnelle pour contrer la désinformation de tous bords. L’Union européenne dépend encore trop des Etats-Unis pour les drones, les avions-ravitailleurs et les moyens de suppression des défenses aériennes ennemies. En revanche la coopération a été excellente dans l’échange de renseignements : l’OTAN n’a pas de service dédié et répercute tout ce que les pays membres lui transmettent. En matière de langues, les forces françaises disposaient dans leurs rangs des jeunes gens bilingues pour comprendre les conversations en arabe interceptées et pour les prises de contact locales. De plus, les responsables du Conseil national libyen anti-Kadahafi parlent correctement l’anglais. Par ailleurs, la Task Force 473 a dû maintenir une permanence sur le théâtre par des relèves de bâtiments et employer ses moyens jusqu’à un niveau critique, notamment au détriment de l’entraînement des jeunes pilotes d’aéronavale. En effet, tous les pilotes chevronnés avaient été mobilisés pour Harmattan. Enfin, « l’aiguillon de la France », qui dispose d’une chaîne de commandement ad hoc, « a fait avancer l’OTAN », indique l’amiral Coindreau, citant un général du commandement de l’Alliance en Italie pendant Harmattan.

Loïc Salmon

Philippe Coindreau, entré à l’Ecole Navale en 1979, est breveté pilote sur avions multimoteurs en 1984. Il est breveté du Collège interarmées de défense et auditeur du Centre des hautes études militaires (55ème session) et de l’Institut des hautes études de défense nationale (58ème session). Il a participé à diverses opérations : « Silure » à partir du Gabon (1985) et « Epervier » au Tchad (1987), comme pilote de Bréguet-Atlantic, et « Trident » (Kosovo) en Adriatique (1999) à bord du porte-avions Foch. De 1996 à 1998, il commande la flottille 23 F (Lann-Bihoué), chargée de la patrouille maritime en Atlantique. En 2001, il commande la frégate furtive Surcouf, qui prend part aux opérations « Corymbe », dans le golfe de Guinée, et « Héraclès » au large des côtes iranienne et pakistanaise. En 2003, il prend le commandement de la base aéronavale de Lann-Bihoué. Promu contre-amiral en septembre 2009, il est successivement adjoint au commandement de la force aéromaritime de réaction rapide à Toulon, commandant de la force maritime européenne dans l’opération « Atalante » de lutte contre la piraterie en océan Indien (août-décembre 2010) et commandant de la Task Force 473 dans « Harmattan » au large de la Libye (mars-septembre 2011).

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