Etre militaire européen aujourd’hui : quel métier !

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Un contexte géostratégique éclaté, l’abandon quasi généralisé de la conscription en Europe, l’idée de nation en crise, le poids de l’opinion publique et la toute-puissance du Conseil de sécurité de l’ONU quant à l’usage de la force font que beaucoup de militaires européens se sentent plus fonctionnaires de l’OTAN que « défenseurs de la cité ».

Le général (2S) Henri Bentégeat, ancien chef d’Etat-major des armées françaises et président du Comité militaire de l’Union européenne, s’est exprimé sur tout cela à Paris au cours d’une rencontre avec l’Association des journalistes de défense le 15 juin 2012, puis lors d’une conférence tenue le 18 juin à l’Institut des hautes études de défense nationale.

Le contexte géostratégique a explosé depuis vingt ans. La plupart des pays européens ont délégué leur défense à l’OTAN, c’est-à-dire aux Etats-Unis qui fournissent en effet 50 % du financement mais 80 % des moyens militaires. Ils ont donc de moins en moins la capacité de dire leur mot sur les choix militaires américains, d’autant plus que leurs budgets de défense diminuent. En Afghanistan, les responsables politiques européens n’osent pas dire non aux Etats-Unis mais, sous la pression de leurs Parlements, ils font faire de la figuration à leurs troupes, sauf en ce qui concerne la France, la Grande-Bretagne et le Danemark. La médiatisation du conflit suscite l’émotion et, par voie de conséquence, la tentation de remettre la stratégie en cause. Par ailleurs, le déroulement d’une opération extérieure peut devenir l’objet d’un débat de politique intérieure. En Libye, sous la pression de l’opinion publique quant au sort d’une population menacée, l’opération « Harmattan » a été décidée dans l’urgence, sans prendre le temps de définir le projet politique indispensable à la gestion de sortie de crise. Toutefois, son succès technique présente des avantages : pas de pertes pour la coalition et peu de victimes civiles grâce à la précision des armes ; l’absence de déploiement au sol a évité de passer pour une armée d’occupation ; les factions locales ont effectué le « sale boulot ». Mais, aucune opération ne ressemble à une autre pour servir de modèle aux suivantes. Par ailleurs, depuis 1990, presque tous les pays européens ont le sentiment que plus rien ne les menace, sauf dans les Balkans où leurs troupes sont présentes depuis 1992. La lutte contre le terrorisme relève plus de la police que des armées. Cependant, les Etats baltes, la Pologne et la Roumanie redoutent la puissance de la Russie. Celle-ci, qui a réussi sa contribution à l’indépendance de l’Ossétie du Sud par rapport à la Géorgie, reste attachée à l’ancien espace soviétique et à la grandeur attribuée à son ancienne puissance militaire. Par ailleurs, elle estime que le projet de défense anti-missiles de l’OTAN menace sa capacité de dissuasion nucléaire. Ce projet affecte également la France et la Grande-Bretagne, car leur dissuasion nucléaire leur assure la sécurité et aussi un statut de grande puissance.

Le vague-à-l’âme des militaires européens résulte du flou du retour de la guerre depuis 1945, à l’exception des conflits des Balkans, de la décolonisation, de l’Irak et de l’Afghanistan. S’y ajoute le flou des missions au niveau de l’OTAN et de l’Union européenne. Les documents de base existent, mais la stratégie de sortie de crise n’est pas définie et les règles d’ouverture du feu diffèrent. En effet, chaque pays se réserve le droit de les modifier pour ses troupes et peut exercer des interférences nationales dans la chaîne de commandement d’une coalition, sources de frustrations et de malentendus. Par ailleurs, l’ONU ne se connaît pas d’ennemi mais se découvre tout à coup un adversaire, car elle ne disposait pas de services de renseignement jusqu’à récemment. Ses troupes, tenues de respecter les lois internationales, se trouvent face à des civils qui prennent les armes au dernier moment, des attentats suicides, des embuscades et des miliciens qui tuent surtout des femmes et des enfants. En Afghanistan, la relève tous les six mois des troupes de l’OTAN entraîne la perte des liens avec la population… qu’il faut reconstruire ! La majorité des contingents européens font essentiellement de l’autoprotection. De plus, le retrait annoncé de ce théâtre donne aux militaires européens l’illusion, déstabilisante, qu’il n’y aura plus d’opérations extérieures par la suite. Par ailleurs, celles-ci consomment les crédits destinés à l’entraînement en Europe, devenu insuffisant. Enfin, la numérisation de l’espace de bataille, projet déjà lancé par quelques pays européens, favorise une guerre virtuelle et l’emprise croissante du commandement à tous les niveaux, qui déresponsabilise de fait les échelons subalternes.

Les valeurs militaires spécifiques, à savoir l’abnégation, le courage, la solidarité, la discipline, l’honneur et le patriotisme, ainsi que le droit de tuer avec le risque d’être tué apparaissent décalés par rapport à la société civile, pour qui la vie humaine est la valeur suprême. Le patriotisme se forge chez les jeunes recrues au cours des opérations et se cristallise autour des morts et des blessés. En outre, les armées, bien considérées par 80 % de la population française, constituent un facteur d’intégration pour les jeunes défavorisés. Toutefois, elles doivent faire face à un phénomène nouveau : la « judiciarisation », susceptible de conduire, chez les militaires, à l’abandon de l’idée de sacrifice personnel pour la sécurité de la communauté et au sentiment d’être « lâché par l’arrière ». Outre le risque d’arbitraire d’un juge, la condamnation d’un officier ou d’un sous-officier pour son action au combat pourrait avoir comme conséquences l’hésitation du combattant et l’inhibition du commandement, remettant ainsi en cause une opération.

Loïc Salmon

Le général d’armée (2S) Henri Bentégeat  a été chef de l’état-major particulier du président de la République (1999-2002) puis chef d’Etat-major des armées (2002-2006). Saint-Cyrien (1965), il choisit les Troupes de marine puis entre à l’Ecole d’application de l’arme blindée cavalerie. Licencié en Histoire et diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’Ecole supérieure de guerre (1985), il est auditeur du Centre des hautes études militaires et de l’Institut de hautes études de défense nationale (1992). Au cours de sa carrière, il a effectué des missions opérationnelles au Tchad et en République Centrafricaine, commandé le Régiment d’infanterie de chars de marine et les Forces armées aux Antilles. Attaché de défense adjoint à l’ambassade de France à Washington (1990), il a été aussi directeur adjoint de la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense (1992) et président du Comité militaire de l’Union européenne (2006-2009). Auteur du livre « Aimer l’armée, une passion à partager » (2011), il est aujourd’hui membre de l’Association nationale maréchal Lyautey (photo) et de l’association EuroDéfense-France. Titulaire de nombreuses décorations étrangères, le général Bentégeat est grand officier de la Légion d’Honneur et commandeur de l’Ordre national du Mérite.

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