Les techniques biomédicales « invasives », qui affectent le corps humain, suscitent des opportunités militaires, mais aussi des questions éthiques pour soi et l’adversaire.
Ce thème a été abordé au cours d’un colloque organisé, le16 octobre 2019 à Paris, par le Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (CREC) et la Société internationale d’éthique militaire en Europe (Euro-ISME). Y sont notamment intervenus : Renaud Bouvet, chef du service de médecine légale du Centre hospitalier universitaire de Rennes ; le médecin en chef Marion Trousselard, Institut de recherche biomédicale des armées ; Christine Boshuijzen-van Burken, professeure à l’université d’Eindhoven (Pays-Bas).
Bioéthique. La recherche biomédicale, qui allie médecine et science de l’ingénieur, porte notamment sur la neurophysiologie du stress, indique Marion Trousselard. L’éthique, code de conduite en référence à des valeurs identifiées au préalable, trace une ligne de séparation entre le bien et le mal. Le code de l’éthique médicale et de la déontologie vise à protéger les droits humains et les libertés civiles des médecins et des patients. Le principe universel d’humanité, avec l’obligation de travailler pour un monde meilleur, valorise la personne humaine, sa vie, son intégrité et sa dignité. Les conventions de Genève concernent la protection des droits des militaires. La « cognition », processus mental d’acquisition des connaissances et de la compréhension par la pensée, l’expérience et les sens, permet d’évoluer dans l’environnement extérieur. La cognition augmentée doit être évaluée selon des normes à définir pour le personnel militaire. Il s’agit de comprendre comment l’écorce cérébrale (une partie du cerveau) réagit à cette dernière : interaction mentale et physique, rapport avec les autres et interaction avec le monde extérieur. Idéalement, les essais des moyens pour augmenter la cognition devraient se faire en laboratoire et par des études sur le terrain, pour déterminer le fonctionnement d’une intervention dans tout ce qui stresse dans la vie quotidienne. Les critères ultimes de l’efficacité seraient les diverses formes de réussite vitale, plutôt que la performance dans le champ étroit des tests psychologiques en laboratoire. Le dopage, considéré comme une « tricherie » contraire à l’éthique du sport de compétition, est interdit par la plupart des organisations sportives internationales. Le dopage du cerveau fait travailler ses connexions au-delà de leurs capacités, au moyen d’actions physiques ou chimiques. Les moyens conventionnels d’augmentation de la cognition sont majoritairement acceptés : éducation et santé en général ; augmentations prénatales et périnatales ; méthodes de développement mental. Par contre, certains moyens non conventionnels suscitent des réticences morales et sociales : systèmes et équipements externes ; interfaces entre cerveau et ordinateur ; nanotechnologies et nano-médecine ; intelligence collective et intelligence connective ; modifications génétiques. Toutefois, précise Marion Trousselard, la démarcation entre ces deux catégories reste floue. Dans le domaine de la guerre, plusieurs questions éthiques ont trouvé des réponses. Ainsi, sa qualification de « juste », la « proportionnalité » des moyens déployés (norme ONU) et l’adéquation des moyens à sa finalité placent la guerre au-dessus du bien et du mal. Sa finalité se justifie au niveau collectif, par le développement des équipements militaires, et au niveau individuel, par l’autonomie de la personne dans le contexte de la guerre. La médecine et les recherches biomédicales des armées travaillent dans un cadre éthique. Le « dopage de précaution » inclut l’immunisation par les vaccins, la protection NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique), l’entraînement physique, la souplesse mentale, l’apprentissage de l’éthique et la résistance psychologique. Celui de « combat » porte sur les performances physique, cognitive et psychologique, la gestion du stress ainsi que la résistance à la fatigue et au manque de sommeil. Celui de « survie » y ajoute l’amoindrissement de la douleur. « L’intéroception », capacité à évaluer avec exactitude sa propre activité physiologique, permet une récupération plus rapide et un comportement éthique en situation stressante de combat.
Rôle du médecin militaire. Il s’agit de combiner soins aux militaires et médecine du travail au profit du ministère des Armées, souligne Marion Trousselard. Un militaire qui refuse un vaccin ne partira pas en opération extérieure (Opex), mais il reste décisionnaire pour l’augmentation de sa capacité en situation opérationnelle. De son côté, Renaud Bouvet estime qu’il faut éliminer l’augmentation en cas de réparation physique, par exemple à la suite d’une amputation, pour reprendre une activité normale. Des personnes disposant de capacités techniques et professionnelles peuvent être augmentées physiquement et mentalement. La pharmacologie est déjà admise dans le monde militaire, notamment les amphétamines dans les forces armées américaines et les armées de Terre et de l’Air françaises. La prévention de la fatigue est déjà une pratique médicale habituelle. Les techniques médicales invasives nécessitent un cadre juridique spécial.
Limites face à l’ennemi. En Opex, les soldats peuvent connaître des traumatismes psychiques, face à des adversaires drogués ou des enfants soldats. Un militaire augmenté pourrait être tenté de mettre en œuvre une technique particulière sans en informer le commandement, tendance à identifier lors du recrutement, estime Renaud Bouvet. Selon Marion Trousselard, le médecin militaire peut refuser une action à risques, car il vit avec les conséquences de la décision qu’il a prise. Il n’existe aucune certitude sur l’influence de l’augmentation dans le champ psychique. Les amphétamines produisent des effets à court terme, mais leur coût biologique sur le long terme, encore inconnu, peut s’avérer délétère, comme la transmission éventuelle de leurs effets sur les générations futures.
Loïc Salmon
Les amphétamines ont été utilisées par des soldats américains, pendant la guerre mondiale et celle du Viêt Nam (1955-1975), pour augmenter leur endurance et leur résistance à la fatigue, rappelle Christine Boshuijzen-van Burken. Le Modafinil améliore l’état de veille et accroît la performance de la mémoire visuelle, la représentation spatiale, la vigilance et l’énergie. Pendant la guerre du Golfe (1990-1991), l’armée de Terre française en a acheté 18.000 tablettes. Le ministère britannique de la Défense en a commandé 5.000 tablettes en 2001 et 4.000 en 2002. Le programme de « neuroplasticité » ciblée vise à faciliter l’apprentissage par une activation précise des nerfs périphériques et le renforcement des connexions neuronales dans le cerveau. La « neurotechnologie », qui analyse l’intelligence, porte sur l’accès à l’information élaborée avant que le cerveau en prenne conscience, par exemple le nombre de tireurs de précision embusqués et d’autres armements à peine aperçus. La « poussière neurale » consiste en micro-puces électroniques activables par des ultra-sons, par exemple pour stimuler les nerfs périphériques.