Cyberspace : de la tension à la confrontation ou à la coopération

image_print

Le cyberespace véhicule des visions de domination, pouvoir et souveraineté, autant d’enjeux pour les nations, entreprises et citoyens. Des conceptions différentes de la liberté peuvent conduire à la conflictualité verbale ou à la coopération entre pays.

Les enjeux du cyberespace ont été abordés à Paris : le 21 mai 2014, au cours d’un séminaire organisé par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire ; le 22 mai 2014, lors d’une conférence-débat organisée par la Chaire Castex de cyberstratégie (partenaire de l’Institut des hautes études de défense nationale) et la revue Hérodote (voir encadré). Sont notamment intervenus : Frédérick Douzet, titulaire de la Chaire Castex ; Béatrice Giblin, directrice de la revue Hérodote ; Bertrand de La Chapelle, membre du conseil d’administration de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), une autorité de régulation de l’internet à but non lucratif et qui a son siège aux États-Unis ; le lieutenant-colonel Patrice Tromparent, cellule cyberdéfense de l’État-major des armées (EMA).

Situation sur le « terrain ». L’EMA finance des thèses de doctorat et favorise des coopérations avec des entreprises et des chaires universitaires (sciences exactes et humaines), en vue d’évaluer les enjeux de puissance et les adversaires potentiels. L’internet se trouve entre une « balkanisation » et la continuité de la domination américaine, explique Frédérick Douzet. Des initiatives favorisent des fragmentations : physique au niveau des infrastructures de l’internet par des projets de câbles de pays émergeants pour s’émanciper de l’Occident ; culturelle par la fin du monopole de l’alphabet latin, concurrencé notamment par les écritures cyrillique, arabe et chinoise. Toutefois, en matière de cyberespace, les États-Unis maintiennent leurs prééminences : politique, après l’échec de l’initiative de la Russie au sommet de Dubaï (2012) pour attribuer à l’ONU le contrôle de l’internet ; économique, car les demandes de création de nouvelles extensions de noms de domaines sont en réalité surtout américaines, même au sein de l’Union européenne. Par ailleurs une tension ne débouche pas automatiquement sur une confrontation. Ainsi en 2014, la Russie s’est contentée de brouiller le réseau internet de l’Ukraine, sans en interdire l’accès comme pour l’Estonie (2007) ou la Géorgie (2008). La Chine, dont 40 millions de ses ressortissants sont connectés, met au point des infrastructures et des protocoles de régulation d’internet, sans s’en couper totalement en raison des enjeux économiques. La Syrie dépend des câbles qui partent du port de Tartous, où se trouve une base navale russe. L’affaire Snowden a révélé le système de surveillance complexe et globale de l’agence américaine de renseignement NSA : lieux d’accès aux câbles optiques d’internet ; stations d’interception de communications satellitaires ; services de collecte électronique dans des ambassades et consulats ; pays « amis » de la NSA : Grande-Bretagne, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande ; coopération occasionnelle de grandes entreprises privées américaines (Microsoft, AT&T, Stratfor et Booz Alien Hamilton) et britanniques (British Telecom et Vodafone). La NSA surveille notamment sur le siège de l’ONU à New York, les ambassades étrangères, les membres du mouvement  « Anonymous » et les terroristes présumés.

Enjeux de juridiction. Bertrand de La Chapelle distingue l’aspect physique des réseaux et les activités sur ces réseaux. La gouvernance de l’internet est assurée par des protocoles d’adresses IP, des câbles et des points de passage et d’échange. La gouvernance des usages (commerce et messagerie) repose sur le droit à communiquer de plusieurs milliards d’utilisateurs, inscrit dans la Déclaration des droits de l’Homme. Les systèmes juridiques se basent sur la souveraineté nationale. Or la géopolitique du cyberespace ne correspond pas à la territorialité physique. Par exemple, le contenu d’un message diffusé sur internet à partir d’un pays donné peut être considéré comme illégal en France. En outre, plus le nombre d’utilisateurs augmente, plus les difficultés vont croître. Des situations particulières peuvent provoquer des tensions dans certains pays, qui se répercutent sur internet avec des risques de blocages de plates-formes d’échange. Faute de cadre international, les conflits vont se multiplier dans le cyberespace. Or, les accords intergouvernementaux nécessitent de longues négociations, en raison du peu de convergence des différents pays sur la liberté d’expression, élément fort d’identité dans les pays démocratiques.

Désamorcer les tensions. Le cyberespace, où tout le monde se connecte, correspond à la puissance maritime des siècles passés, estime Bertrand de La Chapelle. Rome, puissance continentale, s’est confrontée à Carthage, puissance maritime. Ensuite, la France, au tropisme continental avéré, a affronté la Grande-Bretagne, qui a longtemps régné sur les mers. Mais, malgré sa victoire définitive, la nation vainqueur a périclité à son tour. Aujourd’hui, la Chine, par sa poursuite de l’autosuffisance sur internet, représente la puissance continentale face aux États-Unis, prédominants dans le cyber. Par ailleurs, de nombreux pays multiplient les câblages pour échapper, autant que possible, à la surveillance de la NSA. En outre, les points d’échange internet (IXP) permettent notamment une connexion autonome très haut débit aux entreprises désireuses de se passer d’un fournisseur d’accès. D’après une carte de la revue Hérodote, leur distribution spatiale dans l’Union européenne révèle les stratégies nationales d’aménagement du territoire. Enfin, avertit Bertrand de La Chapelle, la diffusion tous azimuts de l’adresse personnelle IP permet sa traçabilité totale avec le risque de fichage.

Loïc Salmon

Moyen-Orient : le « cyber », arme des États et d’autres entités

Le cyberespace : enjeux géopolitiques

Cyberdéfense : une complexité exponentielle

Le cyberespace fait l’objet d’une étude collective dans l’édition du 1er semestre 2014 de la revue de géographie et de géopolitique Hérodote, publiée par l’Institut français de géopolitique. Sont abordés : L’affaire Snowden comme étude de cas en cybersécurité et sa cartographie ; Les données sociales, objets de toutes les convoitises ; Les représentations du cyberespace, un outil géopolitique ; Le cyberterrorisme, un discours plus qu’une réalité ; Cybergéopolitique, rivalités géopolitiques masquées derrière les scénarios de cybermenaces aux États-Unis ; Peut-on penser une  cyberstsratégie ? ; La Russie dans le cyberespace, représentations et enjeux ; L’art de la guerre revisité, cyberstratégie et cybermenace chinoises ; Souveraineté et juridiction dans le cyberespace ; Ranger la Terre, le nommage de domaines est-il l’expression d’une stratégie des États-Unis de domination  des réseaux ? ; Existe-t-il un droit international du cybersespace ? ; De Tallinn à Las Vegas,  une cyberattaque d’importance justifie-t-elle une réponse cinétique ? ; La guerre économique  à l’ère du cyberespace ; L’intergouvernementalité dans le cyberespace, étude comparée des initiatives de l’OTAN et de l’UE ; Revendications sur le cyberespace et puissances émergentes.

 

image_print
Article précédentBlessures et sports adaptés : reconstruction physique et psychique
Article suivantMoyen-Orient : le « cyber », arme des États et d’autres entités