Afrique : mutations et enjeux stratégiques

Les coups d’État militaires en Guinée et aux Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad, Gabon et Soudan entre 2020 et 2023 s’inscrivent dans un cadre géopolitique plus large, où apparaissent de nouveaux acteurs.

Ce thème a fait l’objet d’un colloque organisé, le 3 octobre 2024 à Paris, par la Fondation pour la recherche stratégique. Y sont notamment intervenus : Niagalé Bakayoko, responsable du programme Afrique à la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques ; Élisa Domingues dos Santos, chercheuse à l’Institut français des relations internationales ; Sonia le Gouriellec, maîtresse de conférences à l’Université catholique de Lille ; Jonathan Guiffard, expert à l’Institut Montaigne.

Les échecs d’acteurs extérieurs. Le événements des quinze dernières années démontrent le peu de prise des acteurs multilatéraux sur les évolutions de l’Afrique, estime Niagalé Bakayoko. Leurs échecs portent sur les opérations de maintien de la paix, les programmes d’ingénierie institutionnelles et la politique de développement. Comme la France avec l’opération « Barkhane » au Sahel, la Russie éprouve des difficultés à changer, militairement, la situation sur le terrain au Mali, en Libye et au Mozambique, et, politiquement, à Madagascar. Toutefois, elle manifeste son efficacité en matière informationnelle partout dans le monde. Les pays ouest-européens et nord-américains semblent découvrir une réalité qu’ils n’ont pas voulu voir émerger. Les exercices navals multinationaux participent aux stratégies d’influences de la Chine et de l’Occident. Or, tout dépend du positionnement des acteurs africains. En matière de politique étrangère, souligne Niagalé Bakayoko, la stratégie consiste à s’adapter à un environnement et non pas à y venir pour y imposer un ordre.

Le poids de la Turquie. Dès les années 1990, de petites et moyennes entreprises turques ont recherché des débouchés en Afrique subsaharienne, où des réseaux privés et religieux se sont développés, indique Élisa Domingues dos Santos. Puis, au début des années 2000, le gouvernement turc met en œuvre un plan d’institutionnalisation des relations avec le continent africain. Le nombre d’ambassades est passé de 12 en 2002 à 44 en 2024. Sur le plan économique, le volume des échanges commerciaux de l’Afrique, de 5 Mds$ avec la Turquie en 2003, a atteint 30,7 Mds$ en 2021, contre 58 Mds$ avec la France, 288 Mds$ avec l’Union européenne, 230 Mds$ avec la Chine, 89,5 Mds$ avec l’Inde et seulement 17,7 Mds$ avec la Russie. En outre, la Turquie implante des instituts culturels, construit des hôpitaux et finance des organisations humanitaires. Ainsi, lors de la famine de 2011 en Somalie, Ankara apporte une aide humanitaire puis une assistance technique pour renforcer les capacités de l’État et a y inauguré un centre de formation militaire en 2017. La Turquie investit aussi dans les infrastructures portuaires, aéroportuaires et ferroviaires africaines. Au Sénégal, elle va participer à la construction d’un chemin de fer entre Dakar et la ville nouvelle de Damniadio avec des entreprises françaises et locales. Elle développe aussi des partenariats de sécurité avec une vingtaine de pays africains, incluant formation, équipements et ventes d’armements (drones, avions, hélicoptères et véhicules blindés). Toutefois, la trop grande présence turque suscite des réticences dans certains pays d’Afrique, dont l’Algérie dans le secteur du fer et de l’acier et le Soudan pour une affaire de corruption. Par ailleurs, de nombreux Africains se rendent en Turquie pour des activités commerciales, ou des études. Quelque 60.000 étudiants africains sont formés dans les universités turques et ensuite, généralement, employés dans des entreprises transnationales entre la Turquie et leur pays d’origine. Mais depuis 2023, le resserrement de la politique d’immigration en Turquie dégrade leurs conditions de vie. Les contrôles, arrestations, expulsions et campagnes de discriminations sur les réseaux sociaux ternissent l’image de la Turquie parmi les populations africaines.

L’importance de la Corne de l’Afrique. La mer Rouge et le golfe d’Aden constituent le flanc Ouest d’un nouveau théâtre de compétition entre les grandes puissances dans l’océan Indien, indique Sonia le Gouriellec. Entre 16.000 et 18.000 navires y transitent chaque année, soit plus de 10 % du fret mondial. La Chine, le Japon, la Corée du Sud, l‘Inde, l’Afrique du Nord et l’Europe dépendent des échanges commerciaux qui y passent, dont le pétrole des pays du golfe Arabo-Persique. Environ 34 % du commerce extérieur de Djibouti et du Soudan transite par le canal de Suez. La région est traversée par un réseau de 17 câbles sous-marins représentant 90 % des capacités de bandes passantes entre l’Asie et l’Union européenne, dont la maintenance paraît difficile en cas d’attaque en mer. La liberté de navigation va de pair avec la protection du commerce maritime et de la mer Rouge. Djibouti accueille des contingents militaires français, allemand italien, espagnol, chinois, japonais et américain. Cette présence permet de sécuriser les flux commerciaux, menacés récemment par les attaques des rebelles Houthis au Yémen, et de lutter contre le terrorisme et les trafics de drogues et d’êtres humains. L’Arabie saoudite possède six ports de commerce, dont la moitié est gérée par des sociétés des Émirats arabes unis. Ces derniers contrôlent une grande partie des ports de la mer Rouge et jouent un rôle politique important dans la Corne de l’Afrique. Ils ont rejoint les « BRICS » en janvier 2024, comme l’Égypte, l’Éthiopie, l’Arabie saoudite et l’Iran qui occupent une place cruciale sur le littoral de la mer Rouge. L’organisation des BRICS, qui regroupait à l’origine le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, conteste l’hégémonie des puissances occidentales, notamment celle des États-Unis dont le dollar domine le commerce mondial. De son côté, la Chine développe plusieurs projets d’infrastructures dans la région, dans le cadre de son projet des « Nouvelles Routes de la Soie » lancé en 2013.

L’influence française. La France se désengage des pays francophones de l’Afrique de l’Ouest et Centrale pour se délester du poids de l’histoire coloniale, estime Jonathan Guiffard. Cela implique de cesser de rendre coup pour coup aux attaques d’influence d’adversaires politiques stratégiques, notamment la Russie et ses alliés locaux. Or, les intérêts français et européens restent très forts en Afrique de l’Ouest. Sur le plan sécuritaire, la situation au Sahel s’est dégradée et se fragmente durablement avec des territoires qui seront contrôlés par des forces variées incapables de s’imposer les unes aux autres. Les bases militaires françaises en Côte d’Ivoire et aux Sénégal, Gabon et Tchad, devraient voir leurs effectifs diminuer et leurs missions changer. Les pays du golfe de Guinée, touchés par la menace djihadiste, deviennent les priorités de l’assistance militaire française. En outre, la France semble s’investir plutôt dans les domaines économiques et culturel. Par ailleurs, un sommet France-Afrique doit se tenir en 2026 au Kenya, manifestant ainsi une volonté de développer la coopération avec les pays l’Afrique de l’Est, où la France n’aura pas à gérer de passé colonial ni de problèmes sécuritaires. La coopération économique visera à poursuivre les échanges, notamment l’agriculture, le pétrole, les minerais, les terres rares et les nouvelles technologies, en Ouganda et en République démocratique du Congo et les développer avec le Kenya. Toutefois, le terrorisme djihadiste persiste au Nigeria, en République démocratique du Congo, en Ouganda et en Tanzanie. L’influence de la Russie se fait sentir en Ouganda, au Soudan et en Afrique du Sud. Sur le plan politique, les régimes sont contestés au Mali, au Soudan, au Kenya et au Mozambique. Selon Jonathan Guiffard, la difficulté réside dans l’impossibilité de faire abstraction des valeurs et du modèle démocratique européens face aux réalités sécuritaire et politique des pays d’Afrique de Est. Le risque existe de manquer de cohérence entre les valeurs annoncées et les actions concrètes pour des objectifs économiques.

Loïc Salmon

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