Stratégie : au-delà de l’ennemi présent, imaginer celui de demain

Depuis la fin de la guerre froide, les démocraties occidentales ont remplacé « l’ennemi » soviétique par les « nouveaux risques » et les « nouvelles menaces ». Or, le terrorisme djihadiste les contraint à redéfinir les notions  d’ennemi et de guerre et à concevoir les moyens d’y faire face.

Ce sujet a été débattu lors des VIèmes Assises nationales de la recherche stratégique organisées, le 1er décembre 2015 à Paris, par le Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques (CSFRS), l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) et l’Institut des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). Y sont notamment intervenus : Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense ;  Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères ; Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française ; Bertrand Badie, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris.

L’action de l’État. Pendant la guerre froide, l’URSS n’a pas toujours été clairement désignée comme « ennemie ». La dissuasion nucléaire de la France repose toujours sur la relative incertitude à l’égard d’adversaires actuels ou potentiels et d’ennemi déclaré ou non, rappelle Jean-Yves Le Drian. Clé de voûte de la défense, elle intègre la possibilité de résurgence d’un ennemi majeur de nature étatique. L’opération « Chammal » en Irak et en Syrie n’est pas dirigée contre le terrorisme en général mais contre un mouvement terroriste précis : Daech ou État islamique, qui a désigné la France comme un ennemi « structurel ». Cet ennemi « conjoncturel » de la France exerce une extrême violence sur les populations soumises et n’est pas un État reconnu par la communauté internationale. En outre, il se trouve en compétition avec l’organisation Al Qaïda pour prendre l’ascendant sur l’armée terroriste, que constitue le djihadisme international et qui compte notamment des citoyens français radicalisés. « Si le combattant de Daech en Syrie et en Irak est un ennemi et doit être traité comme tel, le terroriste sur  le territoire national est un criminel et doit être traité comme tel », déclare le ministre. Selon lui, l’idéologie de Daech a pour objectif la construction d’une société nouvelle et d’un homme nouveau, laquelle passe par la destruction du passé pré-islamique, l’endoctrinement et l’apprentissage de la violence dès le plus jeune âge et le lavage de cerveau des combattants étrangers. La réponse se situe à quatre niveaux : militaire pour détruire ce proto-État djihadiste, qui menace directement la France ; policier et judiciaire pour protéger au plus près la population et neutraliser la menace sur le territoire national ; politique et idéologique pour contrer son influence, notamment sur le terrain de l’information ; économique, en asséchant son recrutement par le développement et la juste répartition des fruits de la croissance. Par ailleurs, le ministre rappelle que la défense est conçue pour faire face aussi à des ennemis « en devenir » et pour traiter de situations qui ne relèvent pas du modèle stratégique de « l’ennemi ».

La nostalgie de la guerre froide. La guerre froide (1947-1991) était rassurante avec un ordre international prévisible et deux adversaires face à face, à savoir les États-Unis et l’URSS. Une guerre nucléaire aurait pu détruire totalement l’humanité. Fin 1991, l’URSS ne s’est pas effondrée à la suite d’une défaite ou sous la pression internationale, mais s’est auto-dissoute, souligne Hélène Carrère d’Encausse. En fait, la perte de l’empire soviétique de 1945, achevée en 1992, a été planifiée dès 1989, avec la réunification de l’Allemagne (1990) et l’autonomie laissée à la Hongrie et la Pologne. Le sentiment anti-russe de toute l’Europe de l’Est a alors entraîné un sentiment d’humiliation profonde et de rancœur en Russie, condamnée à l’isolement, et qui s’est manifesté par un discours nationaliste. Mais, le 11 septembre 2001, les attentats terroristes aux États-Unis ont provoqué l’écroulement de leur attitude triomphale. Aujourd’hui, à la désorganisation internationale causée par les flux de migrants, s’ajoutent l’irruption du facteur religieux, notamment en Inde et en Iran, et le rôle majeur des cyberattaques et des drones. Quand les organisations terroristes maîtriseront ces technologies, la menace deviendra très difficile à identifier, avertit Hélène Carrère d’Encausse.

Neutraliser les menaces. Pendant la guerre froide, le Pentagone a tenté d’instrumentaliser la menace en répétant, souvent avec mauvaise foi, que l’URSS était militairement en avance sur les États-Unis, rappelle Hubert Védrine. Conséquence de la confusion entre dissuasion et frappe, les décisions de Washington et de l’OTAN ont conduit aux armes nucléaires de bataille. Pour se défendre, l’attaque peut se légitimer après identification de la menace. Ainsi, après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le Conseil de sécurité de l’ONU n’a pas contesté leur droit de légitime défense ni la légitimité de leur riposte contre les talibans en Afghanistan. Le terrorisme djihadiste se nourrit de toutes les frustrations locales. Le contrer nécessite un travail de longue haleine aux dimensions militaire, diplomatique et religieuse. En effet, l’Occident et les élites arabes formées à la française ont longtemps considéré le facteur religieux comme dépassé et ont sous-estimé l’influence du wahabisme, diffusé dans le monde musulman par l’Arabie saoudite. Par ailleurs, la neutralisation idéologique d’une menace passe par un accord sur les buts d’une guerre en coalition et une communication compréhensible, crédible et légitime, afin  d’éviter un décrochage de l’opinion publique. Lors de la guerre du Golfe (1991), l’intervention militaire a été longuement préparée pour la convaincre. Selon Hubert Védrine, l’éradication de la menace terroriste implique : le recours au chapitre VII de l’ONU sur l’action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression ; une solution de remplacement politique ; la destruction du vivier et du terreau de recrutement. Ainsi au Levant, Daech est endigué par les bombardements de la coalition et la combativité des Kurdes. Mais sa neutralisation nécessite de trouver : pour l’Irak, une autonomie pour les Kurdes et une solution incluant les sunnites, rejetés du jeu politique par les chiites minoritaires ; pour la Syrie, une région où les sunnites auront leur place, où les alaouites ne seront pas massacrés et où les chrétiens pourront revenir. Enfin, les garanties souhaitées par la Russie devront être acceptables par les autres parties.

Loïc Salmon

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La notion d’ennemi renvoie à celle de l’État, explique Bertrand Badie. Pour les pays européens, elles sont liées intimement à l’ordre international et à l’ordre politique intérieur. Le système international est une juxtaposition d’unités territoriales à la souveraineté séparée par des frontières, en compétition constante et en situation de conflit potentiel. Des pays de même culture et de développement social comparable se sont trouvés en compétition pendant trois siècles. La constitution de l’État implique une logique de protection, d’obéissance et d’allégeance à des enjeux nationaux. L’ennemi, uniquement collectif et extérieur, s’identifie par un drapeau, des références et une organisation.