Renseignement : hommes et moyens techniques pendant la première guerre mondiale

Le renseignement a connu des innovations majeures pendant la Grande Guerre en France : humaines, technologiques (transmissions, cryptage, écoutes et interceptions) et en matière de photographie aérienne. Mais l’excès du secret aura de graves conséquences en 1939.

Un colloque sur l’espionnage et le renseignement pendant la première guerre mondiale a été organisé, le 26 novembre 2014 à Paris, par l’Académie du renseignement, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire et la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives. Y ont notamment participé : le lieutenant-colonel Olivier Lahaie ; Agathe Couderc, universitaire ; Marie-Catherine Villatoux du Service historique de la défense.

Les sources humaines. L’observation du champ de bataille et l’interrogatoire des prisonniers constituent la base du recueil de renseignement. S’y ajoute l’espionnage, consistant à glaner des renseignements sous un faux prétexte. Dès le déclenchement de la guerre, tout espion démasqué est fusillé. En outre, l’image de l’espion est déplorable auprès de l’opinion publique, depuis l’affaire Dreyfus (1899), et du combattant du front, qui le considère comme un « embusqué ». Celle des femmes l’est tout autant au sein des services de renseignement, qui recommandent de s’en méfier. La misogynie virulente de l’époque invoque l’incapacité des femmes à garder un secret, leur vénalité et l’emploi de leurs charmes pour arriver à leurs fins. Contrairement à leurs homologues allemands et anglo-saxons, les agents français ne reçoivent presque pas de formation scientifique. Ceux du 2ème Bureau militaire apprennent un peu l’allemand, l’emploi de l’encre sympathique, la pyrotechnie, le combat rapproché et l’identification des uniformes et insignes des armées ennemies. Toutefois, des évolutions se produisent au cours de la guerre. Le renseignement englobe les champs militaire, économique et de l’influence. Le terme « agent de renseignement » remplace celui « d’espion », qui qualifie désormais un Français au service de l’ennemi, donc un traître. Les agents, permanents ou occasionnels, font alors l’objet d’une typologie fine. La catégorie des « volontaires » et actifs regroupe : les « vénaux », motivés par l’argent et considérés comme dangereux ; les « exaltés », tout aussi dangereux car incontrôlables à cause de leur goût du risque ; les « rancuniers » sans peur, mais imprudents par esprit de vengeance ; les « idéologues » et les « patriotes », prêts à donner leur vie sans trahir, car conscients de leur devoir et des risques encourus. La catégorie des « forcés » et passifs  rassemble : les « inconscients », victimes de leurs indiscrétions verbales ou écrites et de leurs confidences « sur l’oreiller » ; les « conscients », soumis au chantage ou à une menace quelconque ; les prisonniers de guerre ou de droit commun acceptant de parler ou d’espionner en échange d’une remise de peine. Ces agents peuvent être : « mobiles » envoyés en mission à l’étranger ; « fixes » résidant sur un territoire neutre ou ennemi ; « simples » ne servant qu’un camp ; « doubles » par vénalité ou chantage ; de « pénétration » pour faire passer de fausses informations à l’ennemi et influencer ses décisions ; « contre-espion » pour détecter les agents ennemis. Ces agents reçoivent de faux papiers d’identité et des appareils photos miniaturisés faciles à dissimuler.

L’électronique et le cryptage. Le renseignement technique s’obtient par interceptions et écoutes des transmissions ennemies, recoupées par radiogoniométrie pour repérer l’émetteur. Les transmissions s’effectuent par télégraphe filaire ou optique, TSF, relais de la Tour Eiffel, téléphone et messages écrits acheminés par pigeons voyageurs. Après les tâtonnements de 1914-1915, le  commandement français reconnaît l’importance du renseignement technique dans l’élaboration du renseignement stratégique. Le 2ème Bureau entreprend une écoute permanente des communications pour localiser les troupes ennemies. Les services du génie et de la radiotélégraphie mobilisent ainsi 12.000 hommes sur le front. A Verdun, le renseignement technique complète les rapports des patrouilles d’observation et les interrogatoires de prisonniers allemands. En 1918, il permet de déterminer les lieux de déclenchement des attaques futures, d’évaluer le moral des soldats allemands et d’anticiper la capitulation du IIème Reich. Son existence même suscite le besoin de développer le cryptage, dénommé « chiffre ». Peu nombreux en 1914, les effectifs du chiffre atteignent 55.000 hommes en 1918. La même année, les échanges d’informations se produisent entre les services de renseignement, du génie, de la Marine nationale et du chiffre de la TSF, début d’une restructuration du renseignement technique en temps de guerre. Un secret total sur les écoutes décryptées est imposé pour éviter que les Allemands ne s’en aperçoivent et changent leurs codes. L’interdiction d’en parler sera maintenue chez les officiers et sous-officiers de réserve, démobilisés, et les personnels d’active, affectés dans d’autres unités. Faute de cette mémoire, le 2ème Bureau se retrouvera, en 1939, dans la même situation qu’en 1914 !

La photographie aérienne. La reconnaissance aérienne met en œuvre avions, dirigeables et…ballons captifs à 2-5 km du front et 1.500-2.000 m d’altitude ! Les observateurs embarqués prennent des photos et renseignent par radio sur les mouvements de troupes et les tirs d’artillerie (bataille de la Marne). La guerre de positions va renforcer l’importance de la photo : mises à jour des cartes vieilles de 50 ans ; prises de vues stéréoscopiques ; rôle décisif des interprétateurs. Le général Joffre et le colonel Barès réorganisent l’aviation militaire : reconnaissance stratégique à haute altitude à l’intérieur du dispositif ennemi (40 km) ; observation tactique à basse altitude (150 m) …qui rendra le camouflage indispensable ! Lors des offensives de 1918, l’ingénieur Paul-Louis Weiller crée une escadrille de biplans Bréguet XIV pour le renseignement stratégique dans la profondeur (100 km), intégrant la photo aérienne dans la manœuvre. Celle-ci permet de frapper l’ennemi là où il ne s’attend pas et de corriger les bombardements. Le nombre de photos aériennes est passé de 40.000 en 1914 à 1 million  en 1918. Les photographes et interprétateurs sont astreints au secret absolu, de sorte que, par ignorance, les chefs militaires de 1939 estimeront impossible le renseignement aérien dans la profondeur. Les 250 techniciens survivants pourront en parler en 1970 !

Loïc Salmon

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Les performances des télécommunications sont équivalentes dans les deux camps. Les dirigeables allemands ont pu effectuer des bombardements jusqu’à Londres, de nuit par guidage radio. Mais les Britanniques ont développé des contre-mesures électroniques pour les égarer. Les belligérants ont adapté des technologies déjà existantes pour les utiliser au front : radio, avion et photographie. Trois appareils à distances focales différentes sont utilisés pour les prises de vues aériennes avec des plaques de verre de 6-7 kg. Il faut 2 h pour développer une photo dans un camion.