Exposition « Images interdites de la Grande Guerre » à Vincennes

Les Français connaissent la réalité du front entre 1914 et 1918, même si l’information est tronquée. Conscientes de l’impact de la photographie, les autorités politiques l’utilisent pour la propagande, mais l’encadre par la censure au nom des intérêts militaires et diplomatiques.

La photo, un intérêt d’Etat. La Section photographique de l’armée (SPA), ancêtre de l’Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD), est créée en France au printemps 1915 avec son siège à l’Ecole des beaux-arts disposant d’un laboratoire de développement, explique Hélène Guillot, commissaire de l’exposition. Après la guerre, l’Ecole passera le relais à la Société d’art et d’histoire dépendant du ministère de la Guerre. Pendant le conflit, ce dernier et les ministères des Affaires étrangères et de l’Instruction publique s’associent pour fournir les moyens humains et matériels nécessaires à la réalisation des photos et à leur diffusion en France et à l’étranger. Le « soldat de l’image » de la SPA dispose d’un appareil photographique Gaumont « Spido » et d’un magasin de 12 plaques de verre. Il ne se rend au front qu’à l’issue d’un combat et accompagné d’un officier du 2ème Bureau (renseignement) de l’armé en charge de la zone concernée. Sur le plan technique, la pellicule souple existe déjà, mais composée de nitrate hautement inflammable. La SPA lui préfère la plaque de verre à émulsion « gelatino bromure d’argent », support fragile et lourd  mais plus pérenne. Elle en retient trois formats : 13×18 cm, 9×12 cm et 6×13 cm. Ce dernier permet de réaliser des vues panoramiques ou stéréoscopiques. Moins lourd que les autres, l’appareil pour plaques de 6×13 cm est le plus utilisé sur le front. Dépourvus d’arme et de grade, les reporters de la SPA ont du mal à s’imposer aux officiers et sont considérés comme des « planqués » par les combattants croisés au front. Par ailleurs, tous les combattants ont le droit de prendre des photos du front, mais aussi l’obligation d’en donner un exemplaire à la SPA pour constituer un fonds d’archives destiné à expliquer ce qui s’est passé. Vu la masse considérable de clichés de guerre, beaucoup de photographes amateurs ont œuvré sans autorisation. Au début du conflit, seules les autorités militaires donnent des informations et des photos à la presse. Mais devant la production parallèle de clichés qui alimentent les journaux, elles acceptent de laisser partir des journalistes au front. La Grande-Bretagne donne son autorisation dès 1916, mais la France attendra 1918. Le service cinématographique des armées voit le jour en 1915 en France, dont la SPA aura engrangé plus de 2.000 films à la fin de la guerre, et en 1917 en Allemagne. Par la suite, la production de cartes postales va développer le « tourisme de mémoire ». Le fonds d’archives de la SPA compte quelque 100.000 plaques de verre, dont 10.000 clichés seront sélectionnés pour servir de base à l’exposition qui n’en retiendra que 40. Un siècle plus tard, les collections de l’ECPAD se montent à 12 millions de clichés et 31.000 titres de films. Ce fonds, progressivement numérisé s’enrichit de la production des reporters militaires, des versements des organismes de la Défense et des dons de particuliers.

La censure. Dès 1915, les photographes se voient attribuer une lettre, reportée sur leurs plaques de verre avec un numéro pour composer la référence de la photo. A leur retour de mission, ces plaques sont comptées et doivent correspondre au nombre du départ pour éviter toute fraude. Les photographes ont l’obligation d’imprimer trois tirages pour avis du comité de censure. Les légendes sont inscrites au dos des tirages avec leur référence, selon les informations rapportées du terrain et conservées dans une pochette par l’opérateur. Les agents qui siègent au comité de censure dédié à la SPA sont tous des officiers, pour la plupart issus du 2ème Bureau. Dans un registre, ils indiquent, par plaque, « I » pour interdiction ou « B » bon pour diffusion, sans mentionner le motif de leur décision. En 1917, la SPA rappelle la procédure à suivre concernant les clichés pris par les Français en zone britannique : le double visa des censures britannique et française est obligatoire avant toute utilisation. En outre, son directeur souligne l’intérêt de la SPA à travailler en zone américaine, à condition que les Français soumettent leurs images à la censure américaine et inversement. Enfin, un timbre d’autorisation à l’exportation doit être apposé sur chaque envoi quotidien des clichés de la SPA à l’étranger. De fait, sur les millions de clichés pris par les photographes de la SPA sur tous les fronts dans le monde et diffusés, à peine quelques milliers seront bloqués par la censure.

Les matériels. Tous les clichés de l’exposition ont été censurés, cachés et interdits aux contemporains du conflit. La première partie porte sur les matériels de guerre et équipements avec une explication, qui a valeur d’impératif. Ainsi pour l’artillerie, il faut garder confidentiels le positionnement, les calibres et les mécanismes de mise en œuvre. Pour la Marine et l’Aviation, il ne faut pas divulguer les ressources de la première et les moyens, opérationnels ou encore à l’étude, de la seconde. Le secret technique exige de taire tout élément renseignant sur la conception ou l’utilisation de l’armement en général. Le dispositif défensif et d’observation doit être tenu secret. Enfin, il ne faut pas communiquer sur les impacts de l’artillerie ennemie, susceptibles de faciliter ses réglages, ni sur les destructions de manière générale, synonymes d’échec. Pendant toute la guerre, l’accès à la zone des armées reste sous contrôle militaire qui interdit : la circulation sans autorisation ; la prise de photos ; l’exécution des dessins ou de peintures. Ces dispositions seront levées en avril 1919 sauf la reproduction de vues représentant du matériel militaire, comme les établissements et ouvrages intéressant la défense nationale et de caractère purement militaire ou les bateaux de guerre en construction. En cas d’infraction, les appareils ou matériels seront saisis, sans préjudice de toute autre sanction.

La souffrance humaine. A l’interdiction de la France, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis de photographier des cadavres, s’ajoute l’autocensure du photographe lui-même face à la mort. Il s’agit d’occulter le prix de la guerre, le sacrifice ultime et son ampleur ainsi que l’état déplorable des sépultures du front. Quant aux blessés, le comité de censure ne laisse paraître que les photos des soldats amputés ou défigurés munis de leur prothèse, afin de dissimuler la violence de la guerre, conserver la dignité de ces soldats et de montrer leur prise en charge par la nation. Toutefois, le malaise ainsi suscité incite la SPA à exclure de ses archives les photos prises par les services médicaux. L’Union des blessés de la face sera créée en 1921 pour prendre en compte cette souffrance durable, physique et psychologique. Par ailleurs, il est exclu de diffuser des images de réfugiés fuyant les bombardements et de personnes enfermées dans des camps, ennemies avérées ou potentielles, prisonniers de guerre ou civils. En 1916, des soldats allemands se sont plaints de leurs conditions d’internement en Afrique du Nord auprès des pays neutres, via la Croix-Rouge. Il convient alors d’éviter les attitudes provocantes et de montrer que les soldats français ne sont ni défaitistes ni aussi barbares que leurs ennemis.

Loïc Salmon

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L’exposition « Images interdites de la Grande Guerre » (1er février-30 juin 2017), organisée par le Service historique de la défense (SHD) et l’Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD), se tient au pavillon du Roi du château de Vincennes (banlieue parisienne). Elle présente 40 clichés censurés pendant le conflit et des documents et objets conservés par le SHD et l’ECPAD. Ils ont été prêtés notamment par : la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la Défense ; l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; le Musée de l’armée aux Invalides ; le Musée du service de santé des armées. Renseignements : www.servicehistorique.sga.defense.gouv.f