Inde : du non-alignement à la volonté de grande puissance

L’Inde souhaite être reconnue comme une grande puissance, en raison de ses moyens militaires et de son dynamisme démographique et économique. En conséquence, elle revendique un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU.

Ce thème a fait l’objet d’une conférence-débat organisée, le 20 avril 2017 à Paris, par l’Institut de relations internationales et stratégiques. Y sont notamment intervenus : Olivier Dalage, journaliste à Radio France Internationale et auteur de l’ouvrage « L’Inde : désir de puissance » ; le professeur Gérard-François Dumont, revue Population & Avenir.

« Mandala » et politique étrangère. Un penseur du IVème siècle avant J.-C. a théorisé la philosophie de l’Inde par le « mandala » (cercle, sphère et communauté), explique Olivier Dalage : tout voisin est un ennemi potentiel, dont il vaut mieux se faire un ami. En fait, depuis l’indépendance en 1947, la politique extérieure de l’Inde présente une certaine continuité, maintenue par les deux principales tendances : sociale-démocrate du Congrès national indien  (Premiers ministres Jawaharlal Nehru, Indira et Rajiv Gandhi) ; droite nationaliste du Baratiya Jamata Party  (Atal Bihari Vajpayee et Narendra Modi). Le non-alignement pendant la guerre froide (1947-1991) est perçu comme la « diplomatie du pauvre » dans l’Inde d’aujourd’hui, qui ne compte qu’un millier de diplomates, soit autant que les Pays-Bas ou la Belgique… alors qu’elle compte 1,5 milliard d’habitants ! Il s’agit désormais de mener une action diplomatique envers tous les pays, y compris le Pakistan, et un dialogue avec Israël. Puissance asiatique, l’Inde s’intéresse à ce qu’elle nomme « l’Asie de l’Ouest », à savoir le Moyen-Orient. La population indienne compte en effet autant de musulmans que celle du Pakistan et du Bangladesh. Au pouvoir depuis 2014, Narendra Modi s’est déjà rendu aux Emirats arabes unis, en Arabie saoudite, au Qatar et en Iran. Mais comme elle privilégie les relations bilatérales, l’Inde s’abstient délibérément de toute médiation et n’exerce guère d’influence dans cette région. Quoiqu’à la tête du Mouvement des pays non alignés pendant la guerre froide, Jawaharlal Nehru n’a jamais caché son admiration pour l’URSS, qui l’a soutenu politiquement pendant la guerre sino-indienne de 1962 pour le contrôle de territoires himalayens. Sa fille, Indira Gandhi, a conclu un traité de coopération avec l’URSS en 1971, peu avant la troisième guerre entre l’Inde et le Pakistan qui aboutit à l’indépendance de sa partie orientale sous le nom de Bangladesh. La Russie d’aujourd’hui considère toujours l’Inde comme une alliée, qui continue à lui acheter des équipements militaires. En 2015, elle a parrainé son entrée, mais aussi celle du Pakistan, dans l’Organisation de coopération de Shanghai (Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Ouzbékistan et Chine). Malgré un différend frontalier non encore résolu, la Chine est devenue le principal partenaire commercial de l’Inde. Mais celle-ci n’a pas encore pris de décision quant à sa participation à la nouvelle « route de la soie », initiée par la Chine, à travers l’Asie centrale en direction de l’Europe. Pendant la guerre américano-vietnamienne (1955-1975), l’Inde avait soutenu le Viêt Nam puis, en 1992, a conclu un partenariat stratégique avec lui. Elle a récemment envoyé des navires de guerre en mer de Chine du Sud, pour soutenir le Viêt Nam dans le conflit larvé qui l’oppose à la Chine au sujet des archipels des Spratleys et des Paracels. Dans le domaine de l’énergie, l’Inde a pris en compte sa vulnérabilité face à la Chine, qui l’encercle par sa stratégie du « collier de perles ». Celle-ci consiste à acheter ou louer des installations portuaires jusqu’au Moyen-Orient : Kyauk Phyu (Birmanie) ; Chittagong (Bangladesh) ; Hambantoa (Sri Lanka) ; Gwadar (Pakistan). Par ailleurs, depuis les années 1960, l’Afrique constitue un espace de rivalité avec la Chine pour l’importation de matières premières et l’exportation de produits de haute technologie en matière d’agriculture et de santé. Toutefois, les deux pays limitent au maximum les tensions, susceptibles de mettre en péril leur développement. L’Inde, qui souffrait de pénurie alimentaire dans les années 1960, est devenue l’un des principaux pays exportateurs de riz. Enfin, elle a réussi à mettre une sonde en orbite autour de Mars en 2014 et développe une dissuasion nucléaire complète.

L’atout de la démographie. L’Inde va devenir le pays le plus peuplé du monde vers 2030, avec des conséquences durables sur la consommation et la géopolitique, souligne le professeur Dumont. Sa population stagne au XIXème et au début du XXème siècle en raison de la forte mortalité. Vers 1920, une transition démographique apparaît, due au recul de la mortalité infantile et maternelle. Lors de l’indépendance, l’espérance de vie des hommes dépassait celle des femmes. En 2017, l’inverse s’est produit par suite de la baisse de la fécondité. Toutefois, la mosaïque « géodémograhique », difficile à gérer, varie selon les Etats de l’Union indienne. La fécondité, régulée dans certains Etats, reste très élevée au Kerala (Sud) et en Uttar Pradesh (Nord) dont la population atteint celle du Brésil. En outre, après avoir longtemps ignoré les diasporas indiennes dans le monde, les autorités politiques ont pris conscience de leur importance à partir de la révolution économique des années 1990. Ainsi, le « ministère des Indiens à l’étranger » les incite, par des avantages fiscaux, à investir en Inde et les mobilise pour faire mieux connaître l’Inde. Le « lobby indien » des Etats-Unis est parvenu à un rapprochement entre Washington et New Delhi. Mais en matière de naissances, l’inégalité des sexes persiste en Inde même, par suite de l’élimination de fœtus féminins détectés par échographie. Certaines familles préfèrent un fils pour prendre soin des parents âgés et pour ne pas devoir épargner considérablement pour la dot d’une fille. Il s’ensuit un déficit de femmes dans quelques Etats, que les Conseils locaux pallient en autorisant l’exogamie entre castes. Par ailleurs, quoique le niveau de vie des musulmans soit inférieur à celui des hindouistes, le pays n’enregistre pas de migrations vers l’étranger. Les diasporas des Etats-Unis et de Grande-Bretagne, qui vivent mieux que celle du Pakistan, restent homogènes et fidèles à l’Inde d’origine.

Loïc Salmon

Inde : industrie spatiale civile, mais de plus en plus militaire

L’océan Indien : espace sous tension

Marines : outils de sécurité, du Moyen-Orient à l’océan Indien

Le budget de la Défense de l’Inde atteint 37,2 Mds$ pour l’exercice 2016/2017. Les effectifs de ses forces armées sont estimés à 1.335.000 personnels ainsi répartis : 1.110.000 pour l’armée de Terre ; 170.000 pour l’armée de l’Air ; 55.000 pour la Marine. Elle déploie 3.000 chars, 1.900 véhicules blindés, 650 avions de combat, 16 sous-marins à propulsion diesel-électrique (6 seront remplacés par des submersibles français Scorpène), 8 frégates et 1 porte-aéronefs pour avions à décollage court. Elle prévoit la construction de 6 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Non signataire du Traité de non prolifération des armes nucléaires, elle dispose de l’arme atomique depuis 1974 et a procédé à 5 essais en 1998. Elle aurait en stock 50 à 90 bombes au plutonium et un nombre inconnu de bombes à uranium. Depuis les années 2000, l’Inde a lancé un programme de défense antimissile balistique. Enfin, de 2012 à 2016, elle a réussi 4 essais du missile balistique Agni V d’une portée supérieure à 5.000 km.




Forces nucléaires : autonomie de décision et liberté d’action

La possession d’armes nucléaires et de vecteurs fiables rend crédible une opération extérieure conventionnelle, acte politique. En effet, les forces nucléaires résultent aussi d’un savoir-faire en matière de communications et de précision des systèmes de navigation.

Philippe Wodka-Gallien, membre de l’Institut français d’analyse stratégique et auteur du « Dictionnaire de la dissuasion », l’a expliqué au cours d’une conférence-débat organisée, le 25 juin 2013 à Paris, par l’Association de l’armement terrestre.

L’arme nucléaire. La puissante bombe thermonucléaire (H), dérivée des bombes atomiques à uranium 235 et au plutonium 239, dégage une chaleur intense. Son petit volume permet de l’installer sur un missile de croisière de type air-sol moyenne portée (ASMP/A). L’URSS a construit la plus grosse bombe connue, la « Tsar Bomba » de 50 mégatonnes, capable de vitrifier un territoire grand comme la Belgique. Les Etats-Unis ont réalisé la plus petite, dite « Davy Crockett » (0,01 kilotonne), transportable à dos d’homme et destinée à arrêter une éventuelle invasion soviétique de la Corée du Sud. Ils ont aussi mis au point des mines nucléaires terrestres, que les forces spéciales devaient enterrer sur les passages prévus des armées du Pacte de Varsovie. Ils ont déployé des canons atomiques M-65 de 280 mm en Europe et en Corée du Sud (opération « Upshot Knothole »). Aujourd’hui, les Etats-Unis et la Russie disposent d’environ 90 % des armes nucléaires dans le monde (voir encadré). La Chine déploie une grande variété de vecteurs : sous-marins, bombardiers, missiles de croisière et missiles lançables à partir d’un tunnel. L’Inde et le Pakistan ne disposent pas encore d’arme thermonucléaire. L’Iran s’achemine vers la bombe à uranium 235. La Corée du Nord a acquis son savoir-faire auprès de la Chine et de l’URSS. Selon Philippe Wodka-Gallien, le tabou de la dissuasion varie selon les pays. Les Etats-Unis, l’Inde et la France en parlent beaucoup, contrairement à la Grande-Bretagne. En Russie, cela commence. Par contre, en Israël, ne pas en parler fait partie de la dissuasion.

Du « technique » au « politique ». Le missile balistique s’impose comme vecteur de l’arme nucléaire au tournant des années 1960. Les Etats-Unis disposent alors de 1.505 bombardiers porteurs d’armes nucléaires et de 174 missiles intercontinentaux (ICBM) et l’Union soviétique de 182 bombardiers et 56 ICBM. Les projets fusent tous azimuts : bombardiers et missiles à propulsion nucléaire ; bombardier supersonique « B-70 Valkyrie » ; armes nucléaires en orbite ou installées sous la mer ; dissémination des charges ; bombes pour le génie civil (programme « Plowshare ») ; patrouilles d’avions armés (accidents de Palomares en 1966 et Thulé en 1968) ; initiative de défense stratégique du président Ronald Reagan (1983). En France, le programme nucléaire, entrepris dès 1945 avec la création du Commissariat à l’énergie atomique, se développe parallèlement à un consensus politique sur la dissuasion. En 1960, la première explosion a lieu et la décision est prise de former une triade : avions, missiles sol/sol et sous-marins. Le premier bombardier Mirage IV est mis en alerte quatre ans plus tard. En 1972, les missiles sol/sol balistiques sont opérationnels au plateau d’Albion et le premier sous-marin lanceur d’engins (SNLE) part en patrouille. Dès 1965, un système de navigation inertielle équipe la fusée « Diamant », ancêtre des engins balistiques (1971) et du lanceur de satellites européen « Ariane » (1979). Sur le plan politique, le pouvoir égalisateur de l’atome s’affirme. Lors de la crise de Cuba en 1962, le président Kennedy s’oppose à ses conseillers et refuse de bombarder l’URSS, à cause des représailles possibles évaluées à 40 millions de victimes américaines. En 1965, le président De Gaulle, fort de la technologie française, fait de l’arme nucléaire une affirmation de souveraineté. Il prend prétexte du survol d’un avion de chasse américain au dessus de l’usine d’enrichissement d’uranium à des fins militaires de Pierrelatte pour quitter le commandement militaire intégré de l’OTAN en 1966. Le président Sarkozy prend la décision inverse en 2009, mais la France n’intègre pas le comité des plans nucléaires afin de préserver sa dissuasion. En 2013, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale rappelle que la dissuasion a pour objet de protéger la France contre toute agression d’origine étatique contre ses intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme. « La dissuasion française contribue, par son existence, à la sécurité de l’Alliance Atlantique et à celle de l’Europe. L’exercice de la dissuasion nucléaire est de la responsabilité du président de la République », écrit le Livre blanc. Il ajoute que la complémentarité des forces nucléaires françaises permet « le maintien d’un outil qui, dans un contexte stratégique évolutif, demeure crédible à long terme, tout en restant au niveau de la stricte suffisance. Les capacités de simulation, dont la France s’est dotée après l’arrêt de ses essais nucléaires, assurent la fiabilité et la sûreté des armes nucléaires ».

Les perspectives. La simulation, souligne Philippe Wodka-Gallien, constitue un terrain de compétition pour les grandes nations nucléaires, en matière de haute performance scientifique grâce aux supercalculateurs et lasers de forte puissance. Avec son Laser Mégajoule, la France se trouve au même rang que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie et la Chine. La dissuasion peut s’exercer aussi à l’encontre d’Etats belliqueux susceptibles d’utiliser des armes chimiques ou biologiques. Les ogives à têtes nucléaires multiples, mises au point dans les années 1960 pour contrer les défenses antimissiles, élargissent la zone possible de destruction. La Chine n’a pas encore cette capacité, contrairement aux Etats-Unis, à la Russie et à la France. Enfin, l’avenir de la dissuasion française dépendra des décisions à prendre d’ici à 2020 : lancement des travaux sur les SNLE de la 3ème génération et le remplacement des missiles balistiques M 51 ; mise en service d’un missile hypersonique ASMP/A vers 2035 ; renouvellement de la flotte d’avions ravitailleurs ; nouveau supercalculateur.

Loïc Salmon

La sûreté nucléaire des installations de défense

Au 12 février 2013, le nombre de charges nucléaires se répartit ainsi : Etats-Unis, 5.513 ; Russie, 4.850 ; France, 300 ; Grande-Bretagne, 160 ; Chine, 250 ; Israël, 70 à 200 ; Inde, 100 ; Pakistan, 70 à 90 ; Corée du Nord, 10 à 12. A la même date, 2.074 essais nucléaires auraient été réalisés : Etats-Unis, 1.030 ou 1.031 dont 215 aériens et 2 opérationnels (Hiroshima et Nagasaki en 1945) ; Russie, 715 ; France, 210 ; Grande-Bretagne, 57 ; Chine, 45 ; Inde, 7 ; Pakistan, 6 ; Corée du Nord, 2 ou 3 ; Afrique du Sud, 1 avec la collaboration probable d’Israël. Les forces nucléaires françaises incluent quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (missiles balistiques M 51) et une composante aéroportée (missiles air/sol moyenne portée). Celle-ci compte : deux escadrons de Mirage 2000N et Rafale ; un groupe aéronaval de deux flottilles opérationnelles sur Rafale, dont une embarquée sur le porte-avions Charles-De-Gaulle ; un escadron de ravitaillement en vol.