Asie centrale : enjeu sécuritaire pour la Chine et la Russie

Depuis la prise du pouvoir des talibans en Afghanistan en août 2021, Chine et Russie renforcent leur présence en Asie centrale pour en limiter l’instabilité et y repousser l’influence de l’Occident.

C’est ce qui ressort de la note publiée le 3 mai 2022 à Paris par Anastasia Protassov, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique.

Instabilités internes. Outre la fragilité des régimes, surtout autocratiques et même dictatoriaux pour certains, les pays d’Asie centrale se caractérisent par une grande faiblesse économique, une corruption endémique, une composition ethnique complexe et une incapacité à affronter seuls des groupes armés terroristes. Ainsi du 2 au 11 janvier 2022, la hausse soudaine des prix du carburant au Kazakhstan a provoqué une grave crise sociale. Les manifestations dans la ville pétrolière de Janaozen se sont étendues à d’autres villes et ont dégénéré en émeutes. Après la démission de son gouvernement, le président Kassym-Jomart Tokaïev n’a pu reprendre le contrôle du pays qu’avec l’aide de l’Organisation du traité de sécurité collective. Celle-ci, créée en 2002 avec son siège à Moscou et à vocation politico-militaire, regroupe l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et la Russie. Par ailleurs, dans la perspective d’un « ordre international multipolaire » préconisé par Moscou et Pékin, l’Inde et le Pakistan ont rejoint, en 2017, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Celle-ci vise à stabiliser la région en luttant contre les mouvements fondamentalistes et séparatistes et en développant une coopération économique et commerciale, qui inclut développement et lutte contre la contrebande. Fondée en 2001 avec son siège à Pékin, elle regroupe la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et la Russie et, à titre d’observateurs, la Biélorussie l’Afghanistan, l’Iran et la Mongolie.

Intérêts communs russo-chinois. Depuis des années, Pékin et Moscou sont préoccupés par le risque de terrorisme en Asie centrale, le besoin de contenir l’instabilité émanant d’Afghanistan et la volonté de garder les Etats-Unis hors de la région. Cependant, tous deux voyaient la présence américaine en Afghanistan comme une moyen efficace de la lutte contre le terrorisme. Or avec le retrait progressif de l’Occident en 2014 et surtout en 2021, la perception de cette menace a changé et poussé Pékin et Moscou à renforcer leur action sécuritaire avec la participation des puissances régionales. La logique anti-occidentale et en particulier anti-américaine fait partie de leur coopération bilatérale. D’une façon générale, les élites russes ont toujours perçu l’ordre mondial à travers le prisme anti-occidental. Pour la Chine, la coopération interétatique apparaît comme essentielle au maintien de la stabilité dans le monde. Pour la Russie, la présence chinoise dans son voisinage proche ne se présente pas comme une ambition hégémonique en matière de sécurité, mais plutôt comme un renforcement. En effet, elle a pris conscience qu’elle ne peut assurer seule la sécurité dans une région aussi vaste que l’Asie centrale et propice à l’instabilité. Globalement depuis 2016, les relations bilatérales entre la Chine et les différents pays de la région se développent plus intensément qu’avec la Russie. Selon une division du travail tacite, Moscou apparaît comme le garant de la sécurité dans la région et Pékin comme le principal acteur économique.

Zone tampon pour la Chine. Conformément à la doctrine chinoise qui lie étroitement développement économique et stabilité sociale, celle de l’Asie centrale est indispensable à la réalisation du projet chinois des « Nouvelles Routes de la Soie » vers l’Europe. En outre, Pékin redoute que des militants séparatistes ouïghours installent des camps d’entraînement dans la région, après le retrait d’Afghanistan de l’OTAN en 2014. Par ailleurs, une attaque terroriste contre son ambassade à Bichkek (capitale du Tadjikistan) en 2016 l’a conduit à y renforcer la présence de sa Police armée du peuple, organisation paramilitaire, qui partage des informations et mène des exercices conjoints de lutte anti-terroristes avec les forces de sécurité locales. Selon un accord conclu la même année, la Chine finance la construction, l’entretien et le fonctionnement de 30 à 40 postes du côté tadjik de la frontière avec l’Afghanistan. En outre, elle a édifié un avant-poste, géré par les forces spéciales tadjikes, à proximité de la ville de Shaymak et à l’intersection de l’Est du Gorno-Badakhchan (Tadjikistan), du Nord-Est du Xinjiang (Chine) et du Badakhchan (Afghanistan). Puis, elle a apporté une contribution de 8,5 M$ à la construction d’un second à Vakhon en octobre 2021. Ces deux avant-postes, situés dans les montagnes du Pamir, surplombent le corridor du Wakhan, vallée de 350 km de long et de 13 km à 65 km de large. Ils permettent d’observer les différents passages et activités émanant d’Afghanistan vers la Chine. Des patrouilles conjointes des forces armées chinoises et tadjikes visent à éviter que ce corridor devienne une voie de sortie de trafics (armes, drogue et êtres humains) et d’activités déstabilisatrices à partir de l’Afghanistan. Des exercices conjoints de lutte anti-terroriste ont eu lieu en 2016, 2019 et 2021. Au cours des cinq dernières années, la Chine a assuré 18 % des livraisons d’armes dans la région, contre 1,5 % entre 2010 et 2014. En plus des achats et des dons directs, l’Ouzbékistan et le Turkménistan pratiquent le troc du pétrole et de ses dérivés contre des équipements militaires chinois. Ainsi l’Ouzbékistan a reçu des drones Wing Loong-I dès 2014, puis des systèmes de défense sol/air portatifs QW-18 en 2019. En 2020, le Tadjikistan a investi 80 M$ dans sa défense, contre 130 M$ pour le Kirghizistan et 10 Mds pour le Pakistan. La Chine est devenue le 2ème fournisseur d’armes au Turkménistan, après la Turquie et devant la Russie.

Prédominance de la Russie. Depuis la disparition de l’URSS (1991), la Russie reste le principal fournisseur d’armes du Kazakhstan pour environ 85 M$ entre 2014 et 2018 (5 M$ pour la Chine), du Kirghizistan pour 95 M$ (5 M$) et du Tadjikistan pour 88 M$ (10 M$). En 2019, l’ensemble de l’Asie centrale a importé pour 750 M$ d’armements russes, contre 400 M$ d’armements chinois. Outre ses propres bases au Kirghizistan et au Tadjikistan, la Russie conserve l’accès à des installations militaires de ces deux pays et au Kazakhstan, à savoir base de lancements spatiaux, stations radar et sites d’essais. Elle demeure la puissance qui organise le plus d’exercices conjoints dans la région, dans un cadre bilatéral ou via l’Organisation du traité de sécurité collective. Lors des émeutes au Kazakhstan en janvier 2022 (voir plus haut), elle avait rapidement envoyé 3.000 soldats, contre une dizaine pour chacun des autres pays membres. Par ailleurs, la Russie forme, en partie, plus de la moitié de l’armée kazakhe et 1.500 spécialistes tadjiks. Elle a repris récemment le programme de formation des officiers ouzbeks, suspendu en 2012. Toutefois, les Etats d’Asie centrale restent prudents vis-à-vis de Moscou, à cause de ses interventions en Géorgie et en Ukraine, et de Pékin, en raison de la répression contre les Ouïghours.

Loïc Salmon

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