Ukraine : conflit reconfiguré et vu d’Asie et du Moyen-Orient

Après environ deux mois de combats, « l’opération militaire spéciale » russe en Ukraine se recentre sur l’Est et le Sud. Peu de pays d’Asie la condamnent, tandis que ceux du Moyen-Orient restent prudents dans leurs réactions.

L’Etat-major des armées (EMA) à Paris a présenté les opérations en Ukraine au 18 avril 2022. Lors d’une table ronde organisée, le 20 avril à Paris, par la Fondation pour la recherche stratégiques (FRS), Antoine Bondaz, chargé de recherche, a expliqué comment les pays d’Asie voient la guerre en Ukraine. En outre, Agnès Levallois, maître de recherche, et Georges Clementz, assistant de recherche, ont rédigé une note, publiée le 22 mars à Paris par la FRS, sur l’ambivalence des pays du Moyen-Orient face à la guerre.

Recentrage sur le Donbass. Les troupes russes ont mis fin à leur tentative d’encerclement de Kiev. Toutefois, elles ont élargi leurs gains territoriaux au Nord de la Crimée et à l’Ouest du Donbass (stries rouges sur la carte), en vue de verrouiller l’accès à la mer d’Azov. L’EMA a présenté la situation au 54ème jour du conflit. Sur le front Nord et Ouest, les bombardements russes se poursuivent dans la périphérie de Kiev et à proximité de Lviv (1). Sur le front Est, les bombardements russes continuent dans les secteurs du Donbass et des combats se déroulent dans la région d Severodonetsk (2). Dans la ville de Marioupol, des combats ont lieu autour des dernières poches de résistance ukrainiennes (3). Sur le front Sud, des combats se déroulent dans la région de Zaporizhia (4).

Perceptions variées en Asie. La Chine n’a guère laissé entendre un rôle possible de médiation dans le conflit russo-ukrainien, indique Antoine Bondaz. Elle n’a pas condamné la Russie et se refuse à parler de guerre, d’invasion ou de violation de la souveraineté de l’Ukraine. Elle n’apporte pas de soutien économique massif à la Russie, mais hésite à prendre des sanctions économiques contre elle, notamment concernant la plateforme interbancaire Swift. En 2013, l’Ukraine a conclu un accord avec la Chine portant sur la vente de céréales (30 % de la consommation chinoise de maïs), mais veut éviter qu’elle constitue des stocks trop importants au détriment d’autres pays qui rencontrent des difficultés alimentaires. La Chine partage avec la Russie les mêmes éléments de langage pour critiquer les Etats-Unis depuis 1990, les accusant d’être à l’origine de la pandémie du SRAS par la fuite de produits biologiques d’un laboratoire ou leur reprochant la situation des droits de l’Homme dans leurs prisons. Quoique très dépendante de la Russie en matière d’armement, l’Inde ne veut pas être apparentée au groupe de pays prorusses et s’est contentée, avant la Chine, de mettre en avant la protection des ressortissants ukrainiens. Le Japon a rapidement apporté son soutien à l’Ukraine et accepté d’accueillir une vingtaine de réfugiés ukrainiens. Il a adopté une position plus ferme que lors de l’annexion de la Crimée en 2014, qualifiant cette fois-ci le comportement russe d’inacceptable. En matière d’armement nucléaire, la guerre en Ukraine aura des conséquences stratégiques pour le Japon vis-à-vis de la Russie et de la fiabilité de son alliance avec les Etats-Unis. En raison des enjeux énergétiques (importations de pétrole) et économiques avec la Russie, la Corée du Sud n’a pris que peu de sanctions à son égard. Par ailleurs, elle a besoin du soutien de l’Union européenne au sujet de la situation, parfois tendue, dans la péninsule coréenne. Comme la Biélorussie, la Syrie et l’Erythrée, la Corée du Nord a voté contre la résolution de l’ONU du 2 mars 2022 condamnant l’intervention de la Russie en Ukraine qu’elle estime légitime. En prenant des sanctions contre la Russie, Taïwan renforce sa présence au sein de la communauté internationale. L’Île-Etat a apporté une aide financière de 20 M$ à l’Ukraine, soit dix fois plus que la Chine. Alors que Singapour a apporté rapidement son soutien à l’Ukraine, le Viêt Nam, dépendant de la Russie en matière d’armement, hésite.

Ambivalence au Moyen-Orient. Selon Agnès Levallois et Georges Clementz, la plupart des pays arabes, quoique traditionnellement alliés de l’Occident, ne se sont pas rangés aux côtés de l’Ukraine au début de l’invasion russe. Conséquence du désengagement des Etats-Unis au Moyen-Orient, divergence des alliances et relations particulières de ces pays avec la Russie conduisent à une autonomie de leur politique étrangère. La Syrie a immédiatement soutenu la Russie par rejet de la politique occidentale. Six navires d’assaut amphibie se sont ravitaillés à Tartous, début avril, avant de se diriger vers la mer Noire. Des combattants syriens seraient recrutés pour aller se battre en Ukraine. Comme lors de son intervention en Syrie, la Russie bombarde les villes pour forcer à l’exil la population civile souffrant du froid et du manque d’eau et de nourriture. L’Algérie, très dépendante militairement de la Russie, s’est abstenue de la condamner, comme l’Irak, le Soudan et le Soudan du Sud. Blâmant les Etats-Unis et l’OTAN pour l’escalade des tensions, l’Iran soutient la Russie mais appelle à la retenue et à un cessez-le-feu. Cette crise le concerne en raison des négociations en cours sur le marché de l’énergie et sur l’Accord de Vienne sur le programme nucléaire iranien impliquant les Etats-Unis, la Russie l’Allemagne, la Chine, la France, la Grande-Bretagne et l’Union européenne (UE). En outre, la Russie et l’Iran négocient un accord de libre-échange avec l’Union économique eurasiatique. La Turquie dépend de la Russie pour ses approvisionnements en céréales et en gaz et pour le tourisme. Membre de l’OTAN, elle a vendu à l’Ukraine des drones de combat utilisés contre les chars russes. Fin février, conformément à la Convention de Montreux de 1936 et à la demande de l’Ukraine, elle a décidé de fermer les détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires militaires de tous les pays, riverains ou non de la mer Noire. Le Qatar n’a pas condamné la Russie, mais a appelé au respect de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine. Deuxième exportateur mondial de gaz naturel après la Russie, il pourrait profiter de l’arrêt du projet de gazoduc Nord Stream 2 (sous la Baltique entre la Russie et l’Allemagne) et de la volonté de l’UE de réduire sa dépendance du gaz russe des deux tiers d’ici à la fin de 2022. L’Arabie saoudite reproche aux Etats-Unis leur manque de fermeté vis-à-vis de l’Iran et des rebelles Houthis dans sa guerre au Yémen et s’est tournée vers la Russie. Ainsi, Ryad a signé avec Moscou un protocole d’accord portant sur la production d’armements russes en territoire saoudien et négocie la commande de systèmes de défense aérienne S-400 et d’avions de combat Su-35 Flanker-E. En raison de l’importance de la Russie dans la stabilité du marché mondial du pétrole, Ryad s’est proposé comme médiateur en vue d’une désescalade dans le conflit en Ukraine. Les Emirats arabes unis facilitent les actions de la Russie en Libye, en Syrie et au Yémen. Toutefois, ils ont voté pour la résolution de l’ONU demandant l’arrêt de l’invasion russe. Après avoir refusé de vendre son bouclier anti-missiles « Dôme de fer » à l’Ukraine, Israël a finalement condamné l’intervention de la Russie.

Loïc Salmon

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