Sûreté : élément stratégique des entreprises internationales

Les entreprises internationales se trouvent aujourd’hui confrontées aux mêmes risques qu’un pays : leurs personnels et leurs biens peuvent être des victimes collatérales ou des cibles pour des actions hostiles ou même violentes. La sûreté (protection contre la malveillance) est devenue un facteur essentiel à la poursuite de leurs activités.

L’Association des auditeurs jeunes de l’Institut des hautes études de défense nationale a organisé, le 20 juin 2012 pà Paris, une table ronde sur ce sujet qui a réuni des intervenants de l’EDHEC Business School, du groupe Lafarge, de DHL et de Subsea7 (voir encadré). Avant d’exercer leur fonction actuelle, ces trois responsables « sûreté » ont effectué une carrière militaire courte dans les forces spéciales, la gendarmerie ou la Direction générale de la sécurité extérieure.

L’entreprise est ciblée pour ce qu’elle est, ce qu’elle a et ce qu’elle fait. Selon Bertrand Monnet (EDHEC), les acteurs permanents incluent les organisations terroristes et les guérillas, qui agissent pour des motifs idéologiques, et les mafias et les gangs pour des raisons simplement économiques. S’y ajoutent des acteurs ponctuels comme d’autres entreprises, des agents publics d’un Etat, des groupes de la société civile et même des employés de l’entreprise en question. Les actions hostiles vont de la destruction (attentat, enlèvement et assassinat) au parasitisme (blanchiment d’argent et trafics), en passant par la prédation (vol, fraude, extorsion, enlèvement contre rançon et piraterie maritime) et la concurrence (contrebande, contrefaçon, prises de contrôle de l’entreprise et du marché). Ces actions  utilisent internet, qui irrigue toute activité économique, et contraignent l’entreprise à pratiquer la défense de ses réseaux informatiques, contre les « pirates » qui vont tenter de les détruire… par jeu !

Les risques font l’objet d’une évaluation périodique selon les pays ou même par ville et par zone. Ainsi, chez Lafarge, le personnel est à peu près réparti entre les pays développés et ceux des marchés émergents. Cela correspond, chaque année, à 15.000 déplacements professionnels dans le monde, 260 familles expatriées, 250 personnes en missions de courte durée, 15 pays à risques élevés et 12 à risques moyens. Les risques sont classés par niveaux croissants : insignifiant (catastrophes naturelles), faible (terrorisme et instabilité sociale), moyen (crime organisé, criminalité courante, instabilité politique et menace sanitaire). Les niveaux « élevé » et « très élevé », qui cumulent plusieurs de ces critères, concernent notamment l’Algérie, le Nigéria, l’Irak, la Russie, l’Egypte, l’Indonésie et le Honduras. Chez DHL, 3.500 personnes sont en voyage d’affaires chaque jour, surtout dans des pays à risques. Parmi ces derniers figurent : le terrorisme (Afrique du Nord, Irak, Afghanistan, Pakistan, Inde, Russie et Philippines) ; les enlèvements et meurtres (Mexique, autres pays d’Amérique centrale et Venezuela) ; enlèvements contre rançon (Argentine, Brésil, Nigeria et Philippines) ; les attaques à main armée (Papouasie-Nouvelle Guinée) ; l’instabilité sociale (Afrique du Nord, Côte d’Ivoire, Bahreïn et Thaïlande). Par ailleurs, DHL, partenaire de l’ONU pour la remise en état des pays affectés par des catastrophes naturelles, les prend aussi en compte (Pakistan et Japon). Selon une enquête interne auprès de ses cadres supérieurs, la réputation de l’entreprise, et donc la confiance qu’elle inspire, est la plus exposée parmi treize types de risques répertoriés, surtout depuis cinq ans. En outre, la plupart des gens interrogés ignorent ces risques et même s’ils les connaissent, pensent que rien ne peut leur arriver ! Or, ces risques sont multiples, imprévisibles quant au lieu et mode d’action et susceptibles de dégénérer en actions violentes. Ils ont, parfois, des conséquences psychologiques qui se manifestent plusieurs mois après l’événement et affectent indirectement la famille et l’entreprise de la victime. Des accidents peuvent entraîner des poursuites juridiques contre l’entreprise pour préjudices physiques et moraux, avec des impacts directs sur ses finances, son organisation et le renforcement de ses mesures de sûreté. De son côté, Subsea7 peut faire l’objet d’attaques informatiques par des organisations écologistes, en raison de ses prestations de services à de grandes compagnies pétrolières. Or, une seule journée de retard d’un navire-citerne, immobilisé par défaut de chargement à une plate-forme en mer, coûte environ 300.000 $ !

Les mesures de protection de l’entreprise passent par la prévention pour éviter qu’une malveillance se produise. Le service « sûreté » de Lafarge, créé en 2008, est chargé de protéger son personnel, ses biens, ses informations sensibles et son image, mais aussi de soutenir son développement international. Dès l’année suivante, il a élaboré un plan de gestion de crise et de continuité des activités, une procédure d’adjudication des contrats aux sociétés de gardiennage, des règles d’utilisation des armes, des outils de notifications des incidents, une procédure sûreté pour les déplacements professionnels, une procédure de préparation à l’expatriation et un enseignement en ligne (e-learning) pour les déplacements professionnels. De son côté, DHL insiste sur la rapidité de la communication en cas de crise, qui repose sur trois piliers : la prise de conscience de la gravité d’une situation ; l’engagement à y remédier en expliquant comment ; faire comprendre que la situation est maîtrisée et que l’entreprise travaille avec toutes les autorités compétentes. Quelque 350 responsables de la sûreté reçoivent des renseignements d’environ 1.000 personnes sur le terrain. Pour Subsea7, le service « sûreté » doit garder son indépendance (canaux d’information par les voies hiérarchique et fonctionnelle), disposer d’une relation directe avec la haute direction de l’entreprise (implication dans tous les projets et installations) et maintenir des liens sûrs sur le terrain. Par ailleurs, Subsea7 a créé un partenariat avec le Direction centrale de sécurité intérieure. Aujourd’hui, toutes les entreprises sont tenues de protéger leurs employés. Mais, les gens qui travaillent pour de grands groupes internationaux dans des pays à risques perdent toute notion de risque. La sensibilisation constante du personnel s’avère donc nécessaire. Enfin, les expatriations dans le pays à risques ne doivent pas durer trop longtemps, pour éviter l’accoutumance et la perte de vigilance qui en résulte.

Loïc Salmon

La table ronde a réuni : Bertrand Monnet, professeur à l’EDHEC Business School et titulaire de la chaire « Management des risques criminels » ; Jean-Claude Veillard, directeur « sûreté » du groupe Lafarge (matériaux de construction, présent dans 64 pays) ; Léon Jankowski, vice-président de DHL (transport et logistique, présent dans 225 pays et territoires) et directeur chargé de la sûreté et de la gestion de crise ; Nicolas Krmic, directeur « sûreté » de Subsea7 (ingénierie, construction des systèmes fond-surface et services associés pour l’industrie pétrolière en mer).