Stratégie : les « think tanks » dans un monde en mutation

Pandémie du Covid-19 et conséquences économiques, changement climatique, rivalité Chine/Etats-Unis et désinformation provoquent doutes, insécurité et instabilité. Les « think tanks » contribuent à la réflexion, à la prospective et au débat public.

Ces instituts de recherche et de réflexion de droit privé ont fait l’objet d’une visioconférence-débat organisée, le 28 janvier 2021 à Paris, par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et animée par sa directrice adjointe, Sylvie Mattely. Y sont intervenus : l’ancien diplomate Jacques Audibert, secrétaire général du groupe Suez ; Vanessa Burggraf, directrice de la rédaction francophone de la chaîne France 24 ; le général de corps aérien Luc de Rancourt, directeur général adjoint des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées ; Marie-Pierre Vedrenne, vice-présidente de la commission du Commerce international au Parlement européen.

Production. Les entreprises considèrent les organisations non gouvernementales et les think tanks (TT) comme de précieuses sources d’information pour maîtriser les « risques pays », estime Jacques Audibert. Au-delà du devoir de vigilance, elles doivent assumer leurs responsabilités sociales et environnementales pour mieux connaître le marché, car les partenaires financiers ne suffisent plus. Un rapport de qualité d’un TT (qui ne fait pas du lobbying) peut influencer les médias et conduire un haut responsable à modifier sa décision. Les médias ont besoin d’experts pour décrypter l’information et alimenter les débats avec des sensibilités politiques différentes, souligne Vanessa Burggraf. Les TT disposent d’une visibilité médiatique qui complète les participations à des colloques de journalistes anglophones et spécialistes du terrain. Les rapports des TT répondent aux besoins de formation des armées et notamment de l’Ecole de guerre, indique le général de Rancourt. Ils se situent entre le monde universitaire, qui privilégie le temps long, et les médias qui jouent sur le temps court. Ils apportent une vision indépendante et ouvrent un champ de recherche pluridisciplinaire. Ils contribuent au renouvellement de la pensée stratégique de la France et la font connaître par les commandes et soutiens du ministère des Armées. Celles-ci travaillent avec l’Institut français des relations internationales et stratégiques, l’IRIS et la Fondation pour la recherche stratégique, en raison de leurs compétence et rigueur. Comme les entreprises et les institutions, les TT peuvent être victimes de cyberattaques ou de désinformations. Quelle que soit leur orientation politique, ils participent aux discussions du Parlement européen, rappelle Marie-Pierre Vedrenne. Ce dernier compte sur les contributions des TT, en raison de leur prise de recul par rapport au temps politique, en vue de bâtir des politiques publiques.

Evaluation. Les TT français, qui effectuent des travaux pour les entreprises, sont surtout financés par des fonds privés et rarement par des partis politiques comme en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, souligne Sylvie Mattely. La grande variété géographique des TT permet d’avoir une vue panoramique sur une situation et de valider ou non certains éléments d’une décision, indique Marie-Pierre Vedrenne. Cela valorise les positionnements de la France sur les questions internationales, d’autant plus que l’Allemagne accorde beaucoup de moyens à ses TT. Les soutiens financiers que reçoivent les TT de France sont dix fois inférieurs à ceux d’Allemagne, de Grande-Bretagne ou des Etats-Unis, qui ont la culture de l’influence, souligne le général de Raucourt. Le ministère des Armées consacre 10 M€/an à la recherche stratégique pour valoriser l’approche française sur le plan international. Il a lancé le « Club Phœnix » pour favoriser le croisement des programmes avec le secteur privé et aider les jeunes chercheurs. Face aux menaces hybrides, il s’agit d’allier l’expertise la plus pointue à l’élargissement du champ de recherche. Les divergences questionnent le raisonnement et aident à construire un argumentaire plus juste. En France, les experts ne partagent pas les mêmes opinions, par exemple sur le conflit israélo-palestinien, contrairement aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, où existe une porosité entre le monde politique et les TT, estime Vanessa Burggraf. La nature des TT américains correspond au « spoil system » (partage des dépouilles) des postes de la haute administration après chaque élection présidentielle, explique Jacques Audibert. Les partants se reclassent dans l’industrie privée, la CIA ou les TT, participant ainsi à une rotation des compétences qui donne des résultats efficaces dans les prises de décisions.

Avenir. Le monde connaît des bouleversements depuis 1945, avec une accélération depuis 2000, estime Jacques Audibert. Les décideurs des entreprises ou des administrations attendent des TT des éclairages contradictoires et surtout originaux, mais pas de répétitions de publications connues. Les « fake news » n’existaient pas il y a cinq ans, rappelle Vanessa Burggraf. Les experts des TT aident à les décortiquer. La richesse de leurs points de vue sur la transition écologique ou le terrorisme permettent d’en mieux saisir les enjeux stratégiques et diplomatiques. Il s’agit de comprendre, par exemple, comment la distribution de vaccins contre le Covid-19 permet à la Chine de s’implanter en Afrique, au Venezuela et au Brésil. Par ailleurs, les experts des TT parviennent à mieux synthétiser leur pensée que les universitaires…dont ils ont besoin pour se faire connaître car certains travaillent aussi pour les TT. Leur expérience des médias permet de mieux faire passer l’information, tandis que les universitaires donnent l’impression de se trouver en cours. Les subventions publiques portent sur des contrats pluriannuels pour obtenir une meilleure visibilité et entretenir un vivier de chercheurs, indique le général de Raucourt. Le volume de TT suffit pour répondre aux enjeux fondamentaux, car les secteurs cloisonnés ont disparu.

Loïc Salmon

Depuis 15 ans, l’Université américaine de Pennsylvanie classe les « think tanks » dans le monde. L’édition 2020, qui porte sur 11.175 think tanks dans 182 pays, a été élaborée par les contributions de 3.974 experts, universitaires, décideurs politiques, représentants d’organisations non gouvernementales et de journalistes de toutes les nationalités. Voici la répartition : Europe : 2.932 ; Amérique du Nord, 2.397 ; Asie, 3.389 ; Amérique centrale et du Sud : 1.179 ; Afrique sub-saharienne, 679 ; Afrique du Nord et Moyen-Orient, 599. La France en compte 275 toutes catégories confondues. Quatre se trouvent parmi les 110 mieux notés dans la catégorie « Défense et sécurité nationale » : l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne ; l’Institut de relations internationales et stratégiques ; l’Institut français des relations internationales (IRIS) ; la Fondation pour la recherche stratégique. L’IRIS obtient la 17ème place dans cette catégorie sur 11.175 think tanks, la 29ème dans celle de « Meilleur think tank sur les questions de politique étrangère et affaires internationales » (11.175), la 21ème dans celle de « Meilleur think tank en Europe de l’Ouest (2.075) et la 41ème dans celle de « Meilleure conférence » (11.175).

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