Stratégie : espace et BITD, nécessité d’anticiper
Face aux nouvelles menaces, le maintien de la souveraineté nationale dépend de la capacité d’agir dans l’espace et de la possession d’une base industrielle et technologique de défense (BITD).
Ce thème a fait l’objet d’un colloque organisé en visioconférence, le 17 juin 2021 à Paris, par l’association 3AED-IHEDN en partenariat avec l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Y sont notamment intervenus : le général de corps d’armée Patrick Destremau, directeur de l’IHEDN ; Emmanuel Chiva, directeur de l’Agence de l’innovation de défense ; Philippe Pelipenko, Centre national d’études spatiales ; Saad Aqejjaj, groupe d’ingénierie industrielle Ausy.
Nouvelles alliances. L’industrie de défense s’inscrit dans un affrontement de puissances et dans un jeu d’alliances en compétition, indique le général Destremau. Pour des raisons de puissance, de sécurité et de prestige, les Etats exercent des contrôles directs et indirects sur leurs territoires et populations. Celles-ci ne vivent pas dans le cyberespace, domaine d’échanges et de combats hybrides. Même s’il permet de prendre l’ascendant sur l’adversaire, ce domaine ne constitue pas le centre principal d’affrontement. La Chine étend sa sphère d’influence en Asie du Sud-Est et sur la péninsule coréenne…à proximité du Japon, allié des Etats-Unis. Si ceux-ci entrent en guerre, la question se pose de savoir jusqu’où ira la solidarité entre Alliés. Par ailleurs, le concept de « territorialisation » de la mer (que pratique la Chine en mer de Chine méridionale), reste à définir dans le droit international, d’autant plus que l’océan Arctique devient lui aussi un champ d’affrontement stratégique.
Nouvelles conflictualités. La défense doit prendre en compte plusieurs domaines de « rupture », explique Emmanuel Chiva. Une tendance à « l’arsenalisation » de l’espace apparaît avec 60.000 satellites en orbite et les prototypes de « gardiens » de satellites géostationnaires. La guerre des mines va être menée sous les pôles et contre les câbles sous-marins de télécommunications. La manipulation de l’information se développe avec l’intelligence artificielle. La Chine a monté, sur camions, des radars « quantiques », capables de détecter les avions « furtifs » (à faibles signatures radar et infrarouge) et de leurrer les dispositifs adverses.
Conflits dans l’espace. Les doctrines américaine et chinoise comptent sur l’espace pour dominer les champs de bataille futurs, indique un rapport de l’association 3AED-IHEDN présenté par Philippe Pelipenko. Toute action offensive dans l’espace entraînera une riposte avec un impact au sol pour les belligérants et les autres nations, en raison des dégâts collatéraux, pas toujours réversibles. Ainsi, la perte de certains satellites par rayonnement ou débris d’objets en orbite, affectera tous les services offerts par ces satellites. Déjà, plus de 50 Etats disposent de satellites lancés par des pays ou acteurs tiers. Les conflits dans l’espace pourraient prendre une forme asymétrique. En effet, pour s’assurer une possibilité d’intervention mondiale, les Etats-Unis, l’Union européenne et la Russie dépendent des moyens spatiaux, facteurs de vulnérabilité. Cela pourrait inciter d’autres acteurs, mineurs mais technologiquement avancés, à les attaquer. De très petits acteurs peuvent même accuser des pays tiers d’ingérence à leur souveraineté en cas de dommages aux symboles de leurs progrès scientifiques ou aux services donnés à leurs populations. Par ailleurs, l’attribution d’une attaque s’avère difficile au-delà de la proximité physique de deux plates-formes, qui emploient laser, brouillage, cyberattaques et autres moyens. La guerre dans l’espace repose surtout sur des éléments d’information, de communication et de leur « séquencement » (suite ordonnée). Le mode de déclenchement d’un tel conflit correspond à des dimensions politique, militaire, économico-sociale et informationnelle de la souveraineté. Selon le « think tank » Rand Corporation, les moyens militaires des Etats-Unis dépendent à 30 % de l’espace. Le risque de déclenchement accidentel d’un conflit existe si un système satellitaire est rendu inopérant par une météorite, un débris ou une panne non détectée. L’affaire peut devenir réellement politique dans le cas de l’Inde et du Pakistan ou avec une forte probabilité dans celui de la Chine et les Etats-Unis. Le déclenchement peut provenir d’une « gesticulation » dans le but de communiquer, sur les plans militaire et politique, son aptitude à rendre réellement ou potentiellement un système satellitaire inopérant. Cela s’est produit pendant la guerre froide, entre les Etats-Unis et l’URSS, et récemment du fait de la Russie à l’encontre de satellites géostationnaires commerciaux. Un déclenchement offensif et identifiable répond à des objectifs précis politiques, militaires ou d’information. Déjà vingt pays disposent de lanceurs capables d’opérations simples et dix autres de moyens cyber. Aucun traité international ne couvre encore ce mode de déclenchement, sauf celui sur l’interdiction d’armes nucléaires dans l’espace. Des neutralisations localisées ont déjà eu lieu, comme l’aveuglement de satellites d’alerte américains, lors de manœuvres russes au Moyen-Orient, ou le brouillage russe du système GPS, pendant des exercices OTAN en Laponie.
BITD à l’horizon 2035. La construction et le maintien d’une BITD pour sécuriser les systèmes de défense nécessitent de remplir plusieurs conditions, indique Saad Aqejjaj. Celle-ci implique de disposer d’un réseau de personnels scientifiques, d’ingénieurs et de techniciens et aussi d’une capacité financière constante pour soutenir les commandes publiques sur une longue durée. La capacité de recherches indépendantes repose d’abord sur le transfert de technologies en vue de développer une industrie autonome. Déjà, la Chine et la Corée du Sud concurrencent, en qualité, les pays occidentaux dans leurs propres sphères d’influence. En 2021, plusieurs pays émergents développent leur BITD. Celle de l’Afrique du Sud, solide du temps de l’apartheid, met l’accent sur les ressources humaines. Le Brésil maîtrise tous les éléments, mais ne reçoit pas de financements publics suffisants. La Turquie souhaite exporter des matériels de défense et prospecte parmi les pays de la mouvance islamique. Soumis à un embargo sur les armes, l’Iran a construit une industrie de défense avec, notamment, l’aide de la Corée du Nord. L’Inde recherche des capitaux étatiques et des investissements privés. La Corée du Sud progresse considérablement sur le plan technologique et pénètre les marchés de l’Indonésie, de la Turquie et de la Thaïlande. La BITD de l’Indonésie, résultat d’une volonté politique, développe des équipements navals et aériens avec la Turquie, l’Inde et la Corée du Sud. Singapour suit l’exemple d’Israël pour ses besoins terrestres et navals. L’Arabie saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis disposent des moyens financiers, mais manquent de ressources humaines. En 2035, les Etats-Unis, la Russie, la Chine et Israël maintiendront une BITD de pointe, mais l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie affronteront la concurrence des pays émergents. L’Australie devra avoir développé la sienne, face à la menace chinoise.
Loïc Salmon
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