Marines : se préparer au combat naval de haute intensité

Agir dans la complexité qui s’impose à nous, trouver chez les autres ce qu’on n’a pas et se battre avec ce qu’on a après une longue réflexion en amont.

Ces conditions de la victoire sur mer ont été exposées par l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine, au cours d’un colloque organisé, le 17 octobre 2022 à Paris, par la Fondation pour la recherche stratégique et la Sogena (Société d’organisation et de gestion d’événements navals dont le salon Euronaval à Paris). Sont également intervenus : le vice-amiral d’escadre Didier Piaton, N°2 du Commandement maritime allié de l’OTAN ; Bryan Clark, directeur de recherche au centre de recherche américain Hudson Institute ; Frédéric Le Lidec, directeur de la recherche, du développement et de l’innovation chez Naval Group.

Retour du combat à la mer. Le concept de l’attaque de la mer vers la terre a vécu, souligne l’amiral Vandier. Il faut à nouveau se préparer à la violence du combat entre unités navales, laquelle est passée de 400 morts à la bataille de Trafalgar (1805) à 1.400 morts pendant un affrontement de la seconde guerre mondiale. En outre, il faut vingt ans pour reconstruire ou construire une Marine de haute mer. Ainsi, celle de la Chine, en développement constant depuis 2015, devrait atteindre, en tonnage, le double de celui de la Marine américaine en 2035. Aujourd’hui, le groupe aéronaval français se trouve au contact d’une flotte russe en Méditerranée avec parfois des pointages radar (comportement hostile). Une frégate russe, chinoise ou turque parvient à naviguer dans les eaux internationales en face de Brest. Dès la sortie du port, il faut se préparer au combat et à tirer pour détruire l’adversaire. A Brest et par tout temps, l’escorte navale et aérienne protège le départ en patrouille de chaque sous-marin nucléaire lanceur d’engins. Après la guerre en Ukraine, le comportement de la Russie sera très différent. Il s’agit de se préparer à combattre en mode dégradé, sans GPS ni communication satellitaire. L’avion de chasse embarqué Rafale, quoique beaucoup plus performant que le Super-Etandard, passe très difficilement en mode dégradé, comme les sous-marins nucléaires d’attaque de nouvelle génération ou les frégates multi-missions (FREMM). Dans ce contexte, l’exercice interarmées, interalliés et inter théâtres « Polaris » de préparation opérationnelle à un engagement de haute intensité a mobilisé 6.000 militaires français et étrangers, dont 4.000 de la Marine nationale, du 18 novembre au 3 décembre 2021. Outre la volonté de se battre jusqu’au bout, il faut de la chance, expression ultime du talent acquis par une longue réflexion préalable, conclut le chef d’état-major de la Marine.

Leçons de la guerre en Ukraine. Le Commandement naval de l’OTAN exerce un effet de dissuasion et une capacité de réaction au profit des États membres, explique l’amiral Piaton. Il assure la fusion des informations recueillies par les Marines de vingt pays et évalue en permanence les rapports de forces en Atlantique. Dès le début de la crise ukrainienne, il a suivi les déplacements de la Marine russe, de la Baltique au Pacifique et en mer Noire, et a établi une corrélation entre les mouvements des forces et les exercices terrestres, dès fin 2021. La frontière entre les forces russes et celles de l’OTAN n’existe pas. En raison de son soutien officiel à l’Ukraine, l’OTAN, qui n’est pas en guerre contre la Russie, a mené une action coordonnée pour renforcer son flanc Est. La gestion opérationnelle de la crise vise à éviter toute escalade et de donner à la Russie un prétexte pour en rendre l’OTAN responsable. Sur le plan naval, il s’agit de se coordonner face aux manifestations brutales, comme la présence de mines dérivantes en mer Noire ou l’attaque de gazoducs au large de la Scandinavie. Le maintien de la supériorité opérationnelle, à raison de trois contre un, repose sur l’expertise de tous les Alliés du flanc Est, de la Norvège à la Turquie, et sur la coordination de 200 bâtiments de combat. Plusieurs enseignements sont tirés de la guerre en Ukraine : création de zones de déni d’accès par l‘allonge des armes et la furtivité des plateformes navales ; détermination de cibles terrestres à partir d’armes navales ; ciblage d’objectifs navals à partir d’armes côtières. L’entrée en combat de haute intensité se ferait de façon soudaine, sans choisir le moment ni le lieu, ou par réaction à une provocation délibérée, comme le tir de la première torpille ou du premier missile. La Marine russe a déjà subi des revers, à savoir les pertes du croiseur Moskva et de l’île aux Serpents en mer Noire. Sa supériorité de fait se trouve limitée par des frappes parties de la terre, interdisant toute intervention amphibie. L’article V de l’Alliance Atlantique sur la défense collective implique le maintien de la supériorité navale par une volonté commune et la rapidité de décision de 30 nations en quelques heures. Il s’agit de durer et bénéficier de la mer pour la logistique de l’Union européenne, alors que les forces russes souffrent des retards de livraisons de munitions et rencontrent des difficultés de coordination. Les forces ukrainiennes reçoivent des technologies de pointe, à savoir armes à longue portée, dispositifs de brouillage et drones. La Marine russe renouvelle sa composante sous-marine, mais celles de l’OTAN modernisent la lutte anti-sous-marine, notamment avec les FREMM françaises et italiennes. La supériorité opérationnelle de l’OTAN s’entretient par des exercices interalliés comme « Polaris » (voir plus haut) et « Orion », qui mobilisera 10.000 soldats en 2023.

Stratégie navale américaine. La guerre russo-ukrainienne a modifié la stratégie américaine, estime Bryan Clark. La coopération militaire apportée à l’Ukraine par les pays européens, dont la France, facilite une action contre la Russie, sans engagement militaire des États-Unis qui interviennent par leur intermédiaire. La neutralisation du croiseur russe Moskva démontre l’efficacité des armes de précision peu onéreuses et des réseaux de surveillance commerciaux. Elle s’est déroulée en plusieurs phases. D’abord, deux missiles ukrainiens, tirés depuis la terre, provoquent une explosion. Ensuite des drones ukrainiens leurrent la défense anti-aérienne du croiseur. Puis, des missiles de croisière antinavires Neptune, lancés depuis la côte, le frappent. Enfin, le Moskva coule au cours d’une tempête lors de son remorquage vers le port de Sébastopol (Crimée). En conséquence, la Marine américaine va recourir davantage aux unités navales et aériennes sans équipage. Il ne s’agit plus d’empêcher une agression mais d’être efficace, notamment face à la Chine dont la Marine a atteint un niveau équivalent à celles des États-Unis et des pays de l’Union européenne. La Chine, indique Bryan Clark, évolue dans une « zone grise », à savoir montrer sa force mais ne pas l’utiliser dans les scénarios d’invasion de Taïwan. A une dissuasion par déni d’accès, les États-Unis préfèrent la création d’un sentiment d’incertitude quant à une victoire chinoise, afin de saper la détermination de la Chine comme au temps de la guerre froide de l’OTAN contre l’URSS (1947-1991).

Loïc Salmon

Selon Frédéric Le Lidec, les études portent sur des drones océaniques, catamarans ou non, (30-40 m de long) et sous-marins (10-15 m). Il s’agit d’accroître l’endurance du navire en réduisant son exposition en zone hostile et aussi de projeter des drones en toute sécurité, quel que soit l’état de la mer. En 2020, Naval Group a procédé à des expérimentations sous l’eau et dans les airs pour protéger la plongée d’un sous-marin. Grâce à l’intelligence artificielle, le drone doit pouvoir traiter et transmettre des données au commandement, en vue de la décision la plus appropriée à la situation tactique. Malgré l’autonomie du drone, le marin doit pouvoir reprendre la main sous faible préavis, grâce à des règles simples et compréhensibles. Le déploiement de petits drones en essaims représente une menace, dont il faut se prémunir, mais aussi des opportunités tactiques, s’ils sont concentrés ou dispersés. Leur mise en œuvre doit toujours relever du commandement.

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