Lieutenants en Afghanistan, retour d’expérience

Partis en Afghanistan pour vivre quelque chose de fort, mais sans illusion sur les buts géopolitiques de cette guerre interminable, deux jeunes officiers témoignent.

Camarades de promotion à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, aujourd’hui capitaines, Charles et Hughes (30 ans), ont raconté leur expérience personnelle de lieutenant au feu, au cours d’une conférence-débat organisée, le 25 avril 2013 à Paris, par l’Association des auditeurs jeunes de l’Institut des hautes études de défense nationale.

Le logisticien. Officier du Train, Charles s’est occupé d’escorter des convois logistiques d’octobre 2009 à avril 2010, destinés à ravitailler les postes avancés de l’armée de Terre de Wardak, Logar, Parwan et dans les vallées de Kapisa et Surobi. Son peloton comptait 32 sous-officiers et soldats et 10 véhicules blindés de l’avant.  En six mois et demi, il a parcouru 20.000 km sans tomber dans une embuscade, mais avec des moments de tension en 2009 consécutifs au sévère accrochage d’Uzbin (10 Français tués et 21 blessés les 18 et 19 août 2008) et… beaucoup de pannes de véhicules. La préparation, compliquée et difficile, d’un convoi, qui va rouler un ou deux jours, demande du temps. Pendant le trajet, il faut faire attention aux engins explosifs improvisés (EEI) et aux intrus qui tentent de s’insérer dans le convoi. Les espaces sont interminables et les routes petites, parfois bitumées, mais souvent poussiéreuses et donc pénibles. Lors de son second mandat d’avril à octobre 2011, Charles devient officier de renseignement du Bataillon logistique. Sa mission consiste à étudier le terrain et compiler des dossiers, en vue d’apporter un conseil pour la prise de décision d’envoyer ou non un convoi. Les combats et attaques à la roquette, fréquents en 2008-2009, ont diminué considérablement en 2011. Les convois s’aventurent moins profondément dans les vallées et restent plus proches des bases. En outre, « la population est de moins en moins contente de nous voir ».

Le sapeur. Officier du Génie dans la 2ème Division blindée et, aujourd’hui, titulaire de la croix de la Valeur militaire, Hughes commande un détachement d’ouverture d’itinéraire d’avril à octobre 2011. Il dispose de 44 sapeurs, 2 véhicules détecteurs de métaux, 2 engins « Buffalo » au bras articulé et équipés d’un grillage de protection contre les roquettes et 6 véhicules blindés hautement protégés (VBHP) conçus pour résister aux explosifs. Tout emplacement d’une masse métallique détectée est marqué par de la peinture au sol. Les véhicules progressent en quinconce, parfois par des températures extérieures de 55-60 ° C. Dans les endroits resserrés, les sapeurs ouvrent l’itinéraire à pied avec leurs détecteurs de métaux portatifs, mais toujours sous la protection des VBHP. La zone française de patrouille s’étend sur 150 km. En six mois et demi d’opérations, le détachement a parcouru 6.000 km et repéré 11 EEI, mais 7 autres ont explosé. Les talibans, très déterminés, veulent causer le maximum de dégâts. Lors d’un accrochage, un taliban blessé a été exfiltré par ses compagnons. L’attaque à la roquette du véhicule de tête a pour but d’inciter les équipages des suivants à sortir de leur abri blindé pour les tuer. Le détachement d’Hughes est tombé dans deux embuscades valorisées par des EEI. Ses pertes humaines se montent à 1 tué, 2 blessés légers et 6 rapatriements psychologiques. Les missions, séparées par un seul jour de repos, durent 5 ou 6 jours sur le terrain. Il faut sans cesse s’adapter, car la mission, méticuleusement préparée pendant une semaine, se déroule rarement comme prévu. Les drones reconnaissent l’axe et renseignent sur toute présence suspecte. Les hélicoptères escortent le convoi sur 3 km en avant et rassurent ainsi les équipages. Certains ont été touchés par des roquettes ou des tirs bien ajustés. La menace des missiles portatifs sol-air « Stinger », fournis par la CIA aux talibans pendant leur guerre contre les troupes soviétiques, quoique latente, ne s’est pas matérialisée.

La solitude du chef. Malgré la différence de leurs missions, Charles et Hughes ont eu à prendre des décisions dans l’urgence et l’incertitude. Ils ont connu un stress permanent et pesant pendant toute la durée de la mission, malgré les six mois de préparation préalable en France. Les renseignements sont souvent « hyperalarmistes ». Dès la sortie de Kaboul, Charles doit assurer la cohésion d’hommes qu’il va commander pendant plusieurs mois et faire en sorte que tous restent attentifs en dépit de la routine. Il estime avoir acquis une expérience humaine et opérationnelle dans un pays… dont la population essaie de rejeter le « greffon étranger » le plus vite possible. Pour Hughes, chaque décision pèse son poids de responsabilité, car le mauvais choix peut provoquer la mort d’hommes. « J’ai vu des morts et des blessés et j’ai connu l’enfer », dit-il en précisant qu’il a perdu 6 kg en six mois et demi. « Psychologiquement, c’est interminable ». Pourtant, « on a le sentiment de contrôler notre vie ». L’annonce d’un blessé dans les rangs français pendant la préparation d’une mission peut entraîner son annulation. Au cours de la mission, le chef doit prendre des initiatives et donner des ordres. Quand des tirs éclatent de tous côtés, il doit conserver sa lucidité malgré sa peur, afin d’éviter la panique parmi sa troupe. Endurant, il doit s’adapter rapidement à des situations hostiles, montrer l’exemple, bien connaître ses personnels et leur inspirer confiance afin d’obtenir leur adhésion en opération, où la discipline formelle ne suffit plus. Certains de ses hommes pourraient en effet refuser de partir en mission et même, dans un cas extrême, lui tirer dans le dos. Sur un plan plus général, Charles et Hughes reconnaissent avoir été équipés de matériels performants. Ils ont aussi constaté un saut qualitatif au niveau du soldat entre leurs deux mandats. « L’armée s’est aguerrie rapidement et les officiers sont meilleurs que leurs prédécesseurs ». Mais l’amertume se manifeste avec le sentiment de ne pas avoir servi la France, mais plutôt d’avoir été les mercenaires des entreprises d’armement américaines qui prospectent le marché mondial, car, sur le terrain, « les Etats-Unis décident de tout ». De retour en France, Charles et Hughes ont été surpris de l’indifférence du public quand ils disaient avoir combattu en Afghanistan. Toutefois, ils s’estiment heureux d’en être revenus indemnes. Finalement, ils ont démissionné de l’armée…comme plusieurs de leurs camarades de promotion.

Loïc Salmon

Hughes (à droite) avec son adjoint. A l’époque, la base de Bagram de la Force internationale d’assistance et de sécurité comptait 38.000 personnels, dont la moitié de civils. A la date de la conférence (avril 2013), les pertes connues au cours des guerres en Afghanistan depuis 1979, accidents compris, étaient les suivantes : URSS, 15.000 morts sur un effectif de 160.000 hommes déployés ; Etats-Unis, 2.201 (90.000) ; Grande-Bretagne, 441 (10.000) ; France, 88 (4.000).