La guerre future : hybride, majeure ou mondiale ?
Les sociétés développées, les plus sensibles à la menace nucléaire, rejettent l’option « guerre » depuis les excès du second conflit mondial. Les « crises » doivent donc se régler par l’intervention militaire (court terme), la diplomatie (moyen terme) et la reconstruction de l’État (long terme), avant qu’elles dégénèrent en « guerres ». Cette question a fait l’objet d’un colloque organisé, le 8 décembre 2014 à Paris, par le Club Participation et Progrès et la revue Défense Nationale. Y sont intervenus : le général (2S) Vincent Desportes, professeur de stratégie à l’Institut d’études politiques de Paris et à HEC ; François Géré, président de l’Institut français d’analyse stratégique ; le général (2S) Jean-Paul Perruche, président d’Eurodéfense-France ; Olivier Kempf, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques.
De l’asymétrie à l’hybride. La guerre « hybride », semi-conventionnelle, n’est ni la paix ni la guerre, estime François Géré. Aujourd’hui, la transformation du monde crée de nouvelles formes de guerre. Le dépérissement de la suprématie de l’État nation conduit à des séparatismes en Europe, en Afghanistan et au Moyen-Orient, de façon pacifique, violente ou mixte comme en Ukraine. Les combattants de Daech, en Syrie et Irak, et ceux d’Ukraine mènent une guerre, non pas « asymétrique » mais « hybride ». Celle-ci consiste en un mélange d’actions hétérogènes dans un contexte mouvant. Les forces en présence appliquent une stratégie indirecte avec des opérations militaires variables : engagement de combattants en uniforme ou non ; agressions par entités mal définies, comme les bateaux de pêche ou les navires garde-côtes en Asie du Sud-Est ou en Afrique ; intervention de forces spéciales sans insignes et le visage dissimulé par une cagoule ; moyens militaires classiques. En Crimée, la guerre électronique a paralysé les moyens de transmissions des forces ukrainiennes, coupées de leurs centres de commandement. Le chantage énergétique, financier ou bancaire de la Russie a pesé sur l’économie de l’Ukraine. La manipulation de l’information, consistant à ne pas dire que c’est la guerre, est menée en Ukraine et par Daech. Elle vise à désinformer les populations locales, le monde musulman et les sociétés occidentales. Parallèlement, la Russie tire des missiles pour montrer la modernité de ses capacités nucléaires, fragilisant les traités de régulation. Selon le professeur Géré, la responsabilité de cette évolution générale incombe aux États-Unis, dont les politiques de délocalisation industrielle et de déréglementation ont conduit à l’obsolescence de l’État nation. Les flux sont devenus transnationaux. Les États-Unis ont la capacité d’en tirer bénéfice, grâce à leur puissance technologique, notamment dans le cyberespace où ils investissent massivement dans la recherche et le développement. En outre, les sociétés évoluent dans l’économie numérique. Dans le cyberespace, les États-Unis arrivent en tête, loin devant la Chine et l’Union européenne (UE), qui n’a pas pris le tournant numérique à temps. Après l’échec du « plan calcul » en 1966, l’informatique française est devenue américaine. Par ailleurs, ajoute le professeur, l’UE est incapable d’élaborer une stratégie nucléaire et de devenir la troisième puissance mondiale.
Guerre froide limitée. Le contexte actuel présente des similitudes et des différences avec celui de la guerre froide (1947-1991), estime le général Perruche. La terreur qu’inspire l’arme nucléaire empêche la montée aux extrêmes d’un affrontement militaire. La Russie instrumentalise une minorité dans un pays et l’arme : Corée, Viêt Nam et Afghanistan hier ; Ossétie du Sud, Abkhazie, Géorgie et Crimée aujourd’hui. Toutefois, l’idéologie n’est plus de mise : la Russie rejette les valeurs occidentales qui réduisent sa puissance. La confrontation entre États de puissance équivalente n’est plus concevable : la Russie, dominée par l’Occident, passe après la Chine comme principale rivale des États-Unis. Mais elle se sert de sa présence militaire pour appuyer des populations qui lui sont favorables, en vue de récupérer ressources et territoires, où vivent d’importantes minorités russophones. L’Ukraine a déjà perdu, avec la Crimée, 16 % de sa population et veut conserver l’intégrité de son territoire. En outre, les autres pays voisins de la Russie (Pologne, Estonie, Lettonie et Lituanie) se tiennent sur la défensive, car elle reste présente chez eux par ses minorités. Moscou joue sur le nationalisme et la fierté russes pour faire oublier la faiblesse de l’économie du pays. La popularité du président Vladimir Poutine est au zénith en Russie. Mais celle-ci, perçue à l’étranger comme hostile, se trouve de plus en plus isolée, même parmi les pays émergents. Elle se rapproche donc de la Chine (gazoducs), dont elle fait le jeu en incitant les États-Unis à revenir en Europe renforcer le flanc Est de l’OTAN. En effet, Washington ne peut affaiblir la crédibilité de l’OTAN en ignorant la situation en Europe orientale, mais n’envisage pas une option militaire contre la Russie. Enfin, l’UE, divisée, souhaite une désescalade des sanctions économiques contre la Russie.
Mondialisation de la guerre. La fin de la « guerre » ne signifie pas celle de la violence politique, souligne Olivier Kempf. Selon lui, les guerres révolutionnaires et napoléoniennes (1792-1815) ont été « mondiales », quoiqu’elles se soient déroulées surtout en Europe. La guerre de 1914-1918 entre États, surtout européens, a été mondiale sur le terrain. Celle de 1939-1945 a eu le monde pour théâtre d’opérations. La guerre froide en Centre-Europe a connu des débordements armés en Afrique, Asie et Amérique du Sud. Les guerres de décolonisation ont impliqué les populations civiles dans les combats, en tant que victimes ou combattantes, avec des pratiques atypiques comme la guerre « psychologique » et la guerre « révolutionnaire ». Après la guerre froide, l’affrontement violent entre États disparaissent, faute de pouvoir désigner clairement l’ennemi. Aujourd’hui, il n’y a plus de mêlée générale ni de duel étendu, mais des conflits où sont mis en œuvre drones, cyberattaques, guerres médiatique et économique. Des affrontements multicentriques fragilisent certaines zones et affectent la régulation et les flux mondiaux. Ils se transforment en crises internationales, de plus en plus difficiles à gérer.
Loïc Salmon
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Athéna, déesse grecque de la sagesse, est aussi celle de la guerre et…de la stratégie militaire qui nécessite de réfléchir. Aujourd’hui, il est illusoire de penser pouvoir anticiper la surprise stratégique, estime le général Desportes. S’il est possible de connaître les capacités, il est difficile de comprendre les intentions. La résistance des acteurs aux accidents de l’Histoire de 1914 à 2001 a résulté de leur capacité de « résilience » après un désastre, à savoir « encaisser et réagir » : France, victoire en 1914 mais défaite en 1940 ; Russie, défaite en 1917 mais résistance en 1941 ; États-Unis, résiliences en 1941 et 2001. Réflexion et préparation à la surprise stratégique par divers moyens sont indispensables : renseignement et alerte précoce ; réduction des risques et prévention ; atténuation des effets par la capacité de résilience.