Géopolitique : frontières ignorées et affrontements futurs

La mondialisation, à savoir échanges des services et des biens et circulation des personnes, devait conduire à une uniformisation culturelle de la communauté internationale. Pourtant, la diffusion universelle des technologies d’information et de la communication semble aboutir au résultat inverse.

Ce thème a été abordé lors d’un colloque organisé, le 15 décembre 2016 à Paris, par le Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques. Y ont notamment participé : Renaud Girard, correspondant de guerre et grand reporter pour le quotidien Le Figaro ; Bernard Bajolet, directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE) ; Mireille Delmas-Marty, professeur honoraire au Collège de France.

Explosion des frontières. Les bouleversements politiques survenus depuis 1991 (fin de la guerre froide) ont provoqué la dissolution non maîtrisée de divers types de frontières, estime Renaud Girard. Les frontières territoriales présentent le plus de fragilité. Ainsi, l’Ukraine, qui signifie littéralement « sur la frontière », séparait les Empires austro-hongrois et ottoman. Issue de la disparition de l’URSS, elle se voit reconnue en 1994 par les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et la Russie, en échange des armes nucléaires qui y sont entreposées et qui seront détruites par les États-Unis. L’annexion de la Crimée en 2014 par l’armée russe, sans effusion de sang, sera approuvée par un référendum populaire, mais non reconnu par la communauté internationale car refusé par le régime ukrainien. Lors de la désintégration de la Yougoslavie en 1999, l’OTAN, dont aucun État membre n’était menacé, avait arraché par la force la province du Kosovo à la Serbie en vue de son indépendance, mais sans l’approbation de l’ONU ni du Parlement serbe. A l’époque, la Russie avait averti les pays occidentaux « qu’ils jouaient avec le feu sur les frontières ». La question des frontières maritimes se pose en mer de Chine méridionale. Le gouvernement chinois n’accepte pas celles définies par le droit de la mer (1982). En juillet 2016, il refuse le verdict de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye (saisie en 2013) en faveur des Philippines, mais réussit à mettre de son côté le nouveau président philippin Rodrigo Duerte (élu le 30 juin). En outre, il s’arroge toute la mer de Chine méridionale jusqu’au Viêt Nam, à la Malaisie et aux Philippines (l’équivalent de 4 fois la surface de la Méditerranée), afin de contrôler une route maritime alternative au détroit de Malacca. Ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins peuvent ainsi passer librement dans les eaux profondes du Pacifique, afin d’acquérir une parité stratégique de discussion avec les États-Unis. La Chine a également construit des bases militaires sur les îles Spratley, considérées comme (n’appartenant à personne). Les “frontières des personnes” ont été franchies sans procédures (passeport et visas) par des migrants civils issus de sociétés faillies par la guerre (Afghanistan, Syrie et Irak), le régime politique (Érythrée) ou le réchauffement climatique (Sahel). Il leur suffit de connaître le numéro du téléphone portable d’un passeur, qui demande jusqu’à 3.000 $. Ces migrations massives entraînent des difficultés économiques (logements et emplois à pourvoir) et culturelles (intégration) dans les pays d’accueil.

Réflexions sur le long terme. Les ministères des Affaires étrangères et de l’Intérieur mettent en œuvre des cellules de crise et de soutien efficaces, mais au détriment des réflexions de fond, estime Bernard Bajolet. Selon lui, les services de renseignement (SR) disposent en interne des capacités techniques, humaines et opérationnelles, de plus en plus nécessaires pour traiter l’ensemble d’un problème. Les données démographiques et la relative marginalisation de l’Occident sont à prendre en compte. La maîtrise du changement climatique avec l’objectif d’une réduction de 2 ° C en 2050 ne préserve pas des migrations futures. Les technologies de l’information et de la communication, sciences cognitives, nanotechnologies, biotechnologies et nouveaux matériaux induisent une révolution dans la robotique et l’internet des objets (impression 3D). Mais, cela ne permet pas d’anticiper les percées technologiques des dix prochaines années. Les menaces terroristes et asymétriques perdureront sous d’autres formes. Outre les réponses sécuritaires, les conséquences sur les sociétés occidentales et les incidences diplomatiques entrent en jeu. Les phénomènes de fond de la Syrie et de l’Irak, connus depuis 2003, n’ont pas été traités de façon adéquate. Il en est de même pour la Libye, la bande sahélo-saharienne et l’Afrique centrale. Les SR ne séparent pas le traitement du terrorisme de la géographie des pays concernés. La criminalité organisée agit, à côté de l’État, dans les échanges économiques et les relations internationales. La prolifération des armes de destruction massive (ADM), la vulgarisation des technologies et la miniaturisation des armes mises à la portée de petits États engendrent une hybridation entre ADM et terrorisme. Ainsi, Daech a utilisé des armes chimiques en Syrie et en Irak. États et groupes terroristes ou mafieux acquièrent des capacités de cyberattaques. Les affrontements futurs entre États seront toujours accompagnés d’une composante cyber. Russie, Turquie et Iran, puissances anciennes, ressurgissent. Les entreprises multinationales collectent des milliers de données personnelles à des fins commerciales et disposent de réserves financières supérieures à celles de nombreux États. La guerre hybride, entre paix et conflit armé, efface la différence entre combattants et non-combattants. Certaines milices, aux moyens considérables (avions et navires), jouent un rôle plus important que certains États. Propagande et cyberattaques permettent d’éviter de déclarer la guerre ou de revendiquer des actions belliqueuses. Au niveau mondial, l’ONU ne contrôle plus l’évolution des rapports de forces. En Europe, le retour aux égoïsmes nationaux s’affirme (« Brexit » britannique). Selon Bernard Bajolet, la France doit disposer de toute la panoplie militaire conventionnelle et de la dissuasion nucléaire, en cas d’affrontement entre États, et d’autres moyens contre les menaces terroristes, criminelles ou économiques.

Loïc Salmon

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Selon Mireille Delmas-Marty, les sociétés  sont déstabilisées par les changements incessants, dus à la mondialisation, et cherchent des repères dans une « rose des vents », où « vent », en grec, signifie « souffle » et « esprit » . Cette rose présente des couples de principes qui régissent tout collectif humain, mais dont aucun n’est absolu en soi : compétition/coopération ; innovation/conservation ; liberté/sécurité ; intégration/exclusion. Dans cette rose s’intercale celle des principes régulateurs : précaution ; anticipation ; pluralisme ordonné ; dignité humaine ; solidarité planétaire. Ces tensions créent une « ronde des vents ». Les acteurs politiques y entrent à la recherche de l’équilibre et passent d’un principe à l’autre, en remplaçant le « ou » qui oppose par le « et » qui unit. Tout dépend du contexte politique, géographique, culturel ou anthropologique. Le droit est un outil nécessaire mais pas suffisant.