Forces nucléaires : incertitude sur leur maîtrise à terme

Malgré leur retrait du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), Etats-Unis et Russie ont pour intérêt commun de rétablir un dialogue, d’abord militaire puis politique, pour éviter la guerre. Un découplage entre les Etats-Unis et l’Europe laisserait la place à une stratégie de riposte graduée.

Cette question a fait l’objet d’un colloque organisé, le 14 mai 2019 à Paris, par la Fondation pour la recherche stratégique. Y sont notamment intervenus : Dominique David, conseiller du président de l’Institut français des relations internationales ; Emmanuel Puig, conseiller Asie à la Direction générale des relations internationales et de la stratégie au ministère des Armées ; Zacharie Gross, sous-directeur désarmement nucléaire au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

Ordre international en question. Le mode de production de la sécurité internationale évolue avec des stratégies nationales plus affirmées qu’il y a vingt ans, explique Dominique David. La guerre froide (1947-1991) a reposé sur la stabilité et la transparence du danger nucléaire, mais avec une progression de l’armement militaire. Grâce à sa procédure de vérification, le traité FNI de 1988 (voir encadré) a ouvert la voie au désarmement, inauguré par les Etats-Unis pour créer une confiance politique. Mais, une autre logique prévaut depuis les années 2000. La hiérarchie des puissances bascule avec l’émergence des économies asiatiques et des puissances moyennes régionales (Turquie et Arabie saoudite). La Russie réapparaît par sa diplomatie, son influence et son efficacité militaire, limitée mais réelle. La Chine conserve un profil moyen malgré les provocations américaines, en raison de son niveau militaire encore peu préoccupant. Toutefois, elle affirme une grande stratégie économique et une présence élargie au Golfe arabo-persique, à la Méditerranée et à l’Europe. Malgré l’érosion de leur efficacité politico-militaire, les Etats-Unis restent la puissance de référence avec une stratégie simple, à savoir défendre leurs intérêts nationaux, passant de l’affirmation de leur force à la menace, notamment face à la Chine. Ils voudraient la forcer à négocier sur les FNI, qui constituent l’essentiel de son arsenal nucléaire. Devant le raccourcissement du temps d’alerte des missiles intercontinentaux chinois embarqués sur des sous-marins, les Etats-Unis pourraient demander au Japon d’entreposer des armes nucléaires américaines. Le déplacement de FNI à l’Est de l’Oural par la Russie entraînerait un risque d’affrontement avec la Chine. Moscou veut inclure, dans ses négociations avec Washington, la défense antimissile déployée par les Etats-Unis en Roumanie et en Pologne. Quoique directement concernés, les pays européens n’y participent pas, faute d’une position commune sur le sujet par suite de perceptions différentes de la menace russe.

Inquiétude de la Chine. Depuis vingt ans, la Chine recherche un avantage stratégique régional face aux Etats-Unis, et ses alliés (Japon, Corée du Sud et Australie), pour pouvoir agir contre Taïwan et l’Inde, rappelle Emmanuel Puig. Elle dispose d’un grand éventail d’armes conventionnelles en vue d’actions différenciées d’intimidation et de contraintes avec des effets gradués. La Chine possède 10 systèmes balistiques sol/sol, dont 3 emportent des charges nucléaires. En outre, 70 % de ses missiles à charges conventionnelles et nucléaires sont à portées intermédiaires. Elle peut ainsi créer une incertitude sur le seuil d’escalade et de représailles pour affronter les menaces régionales qu’elle perçoit. Cette capacité stratégique diminuera si, après leur retrait du traité FNI, les Etats-Unis déploient des forces nucléaires intermédiaires dans la région, afin de donner des garanties au Japon et à la Corée du Sud et rendre crédibles leur posture vis-à-vis de la Chine et de la Corée du Nord. Dans ce contexte, le développement du programme nucléaire militaire de Pyongyang constitue un avantage pour Pékin. Par ailleurs, les programmes américains sur le vol hypersonique, la pénétration en profondeur et le brouillage des autodirecteurs de missiles vont forcer la Chine à investir à son tour dans ces domaines. D’ici une dizaine d’années, la puissance militaire de la Chine devrait dépasser sa dimension régionale.

Pragmatisme de la France. La maîtrise des armements constitue l’élément essentiel de la sécurité européenne, menacée par la prolifération de missiles balistiques, souligne Zacharie Gross. La Russie en déploie à Kaliningrad, visant l’Allemagne et les Etats baltes. La Chine accroît son armement conventionnel et refuse de participer à des négociations post Traité FNI. Un moratoire des systèmes sol/sol en Europe nécessiterait son acceptation par la Russie. Les intérêts français portent sur l’identification des armes nucléaires préstratégiques russes en développement et la vérification de la réduction des armements stratégiques de la Russie et des Etats-Unis. Cela nécessite une adaptation de la posture française de dissuasion et d’obtenir un accord à l’issue du traité New START.

Loïc Salmon

Un premier traité de réduction des armes nucléaires stratégiques dénommé START I, signé en 1991 entre les Etats-Unis et l’URSS, a été remplacé en 1993 par un second, dénommé START II, entre les Etats-Unis et la Russie. Il prévoyait la réduction des arsenaux stratégiques à 3.500 têtes nucléaires stratégiques pour chaque pays. Mais la Russie s’en est retirée en 2002. D’autres négociations ont abouti en 2010 au traité New START, en vigueur jusqu’en 2021. Il prévoit des limites : 1.550 têtes nucléaires déployées ; 800 lanceurs, dont 700 déployés, à savoir missiles balistiques intercontinentaux, silos de lancement à bord d’un sous-marin lance-engins et bombardiers lourds porteurs d’armes nucléaires. Le Traité sur les forces nucléaires à portées intermédiaires (FNI), ratifié par les Etats-Unis et l’Union soviétique et entré en vigueur en 1988 sans limitation de durée, porte sur l’élimination de tous les missiles de croisière et missiles balistiques des deux pays lancés depuis le sol, d’une portée entre 500 et 5.500 km et emportant des charges nucléaires ou conventionnelles. Washington et Moscou ont décidé de se retirer du traité FNI en février 2019, avec effet en août suivant. En 2002, les Etats-Unis s’étaient déjà retirés du Traité ABM contre les missiles balistiques, signé en 1972 avec l’URSS et complété en 1974 pour une durée illimitée. Ce traité, encore respecté par la Russie, la Grande-Bretagne, la France et la Chine, stipule que les signataires s’engagent à ne pas transférer de systèmes ABM ou leurs composantes à d’autres Etats ni à en déployer hors de leur territoire. Depuis 1968, la ville de Moscou est protégée par un système ABM de 4 bases de lancement et 100 missiles. Le Traité international sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), en vigueur depuis 1970 et dont la Corée du Nord s’est retirée en 2003, favorise les usages pacifiques de l’atome. Toutefois, il établit une discrimination entre les Etats ayant fait exploser un engin nucléaire avant le 1er janvier 1967, et les autres. Les premiers, à savoir les Etats-Unis, l’URSS réduite à la Russie en 1991, la Grande-Bretagne, la France et la Chine, s’engagent à ne pas aider un autre pays à acquérir des armes nucléaires. Les seconds renoncent à en fabriquer et à tenter d’essayer de s’en procurer.

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